A quoi servent les poèmes Cest le titre du texte
admirable de Pierre Michon, publié par le Temps du samedi 4
mai, que remue.net a diffusé, pour nous rappeler à quelques
évidences et faire renaître notre joie. pour remue.net, Jean-Marie Barnaud |
On a bien le droit de se demander pour finir quelle sera la place dun tel poète dans ce temps où le réel est chaque jour mieux dissimulé par un vacarme dépourvu de sens, sinon defficacité. Quelques-uns pensent quaux moments de crise extrême, seule laction pure se justifie : il nest pas impossible que cela soit vrai et quun homme soucieux de justice en soit conduit un jour ou lautre au maniement du revolver ; il est possible aussi que, par quelques-uns, la poésie doive à juste titre être utilisée comme une arme, et se justifier par son efficacité : jenvie ceux qui peuvent répondre avec assurance à de telles questions, et serais plutôt enclin à penser que la recherche passe par toutes sortes de chemins, et quil serait contraire à son esprit de la vouloir forcer dans un seul. Pour moi, il me semble quun poète ne peut donner ni commandements, ni solutions, ni réponses ; que son inutilité même est ce qui le rend parfois si cher à quelques-uns. Quil laisse donc simplement après lui quelques images. Et cest par une image du poète, tel quune ambition secrète et sans doute excessive peut le figurer à lui-même, quil me plairait deffacer les tortueux propos qui nous ont conduits à ce point. Il se verrait plutôt, ce poète, dans une cave que sur les tours ; sans ornements royaux, mais vêtu comme nimporte quel homme soucieux ; chaque année plus oublié, plus enseveli par lobscurité grandissante ; ne parvenant quà grand-peine à préserver la flamme dune bougie de quelque tempête soufflant jusque dans son souterrain avec rage et sans relâche. Certes, ce nest plus le Soleil quil fut peut-être au commencement ; ni un fils du Soleil ni même un Porte-flambeau ou un Phare ; tout juste une espèce de vieux Chinois anonyme, peignant dans une cave à la lumière dune bougie, appliqué à figurer sur sa page peut-être une montagne, une cascade, ou un visage de femme et il rêve cette montagne, ces eaux, ces yeux si merveilleusement, si parfaitement peints, avec une si fine, si pure et si modeste perfection que, sil tendait cette page à un voisin en difficulté, sur le point de mourir en se débattant, cet homme, examinant la page terminée, sourirait dun air dintelligence et, la page dans la main comme un débris dun nouveau Livre des Morts, passerait sans peur ni regrets le seuil du très sombre espace qui lattend pour lengloutir ou le changer. Philippe Jaccottet, Remerciement pour le Prix Rambert, Domaine suisse, Lausanne, n° 3, octobre-novembre 1956, reproduit dans "Une transaction secrète" in Transaction secrète" pp 287-296 - Gallimard 1987 |