Sans doute ne cesserons-nous jamais de souffrir de ce qui a fait
de notre vie cette chose “ retournée ”,
vouant “ l’hiver de l’enfance à
la prose ” : constat qui est déjà
celui de la huitième Elégie. Et voilà pourquoi
aussi nous sommes condamnés à “ aller ”
toujours “ comme Loth avançait ”,
sans jeter un regard en arrière, sauf à en mourir,
et lancés dans une marche forcée à travers,
ou vers un lieu qui sauverait de cet exil, une ville, par exemple,
avec des “ places ou des arches où l’on
peut se nicher ” ; une ville ou, mieux, puisque
notre destin est de nomadiser, une Décapole, c’est-à –dire
cet espace biblique qui réunit dix villes dont chacune peut
être, ou le lieu de notre perdition, ou celui de notre salut.
Hommes de l’exode, c’est bien ce que nous sommes, exsules
filii Evae, ayant toujours à vaincre un désert dont
nos “ pas sont la mémoire ”.
Cette circulation, dans le poème de Ughes, d’un lexique
théologique, ne résonne pas comme référence
ou allégeance “ culturelles ” ;
elle est le signe d’une fidélité inquiète
à ce qui vous nourrit ou qui, littéralement, vous
inspire : il y a par exemple l’enthousiasme devant l’exubérance,
le foisonnement parfois obscènes des villes aux “ cuisses
déchirées ”, ou encore l’apaisement,
la réconciliation face à tel paysage urbain, qui sont
vécus comme “ pardon ” ; il y
a la beauté, ou le trop-plein du monde, et tel paysage de
cité méditerranéenne, qui sont comme une rédemption
“ de nature à [nous faire] accepter nos péchés
à les laver ” ; le poème de la marche
lui-même est dit “ psaume ” ; tout
ce que le monde peut donner de joie sensuelle est reçu comme
une “ grâce ”. Et, du reste, vivre ne
serait-il pas la seule grâce qui compte ?
Car est-ce bien condamnés à nomadiser qu’il
faut dire ? Vivre, une expiation ? Et de quelle faute ?
Il n’y a pas de raison de se plaindre : c’est la
vie qui est une chance. Oui, vivre est la première et la
plus évidente des grâces. Voilà ce que, toute
errance, toute douleur assumées, proclame ce poème :
tels sont, il me semble, le débat, ou plutôt l’expérience
vécue qui travaillent la parole du poète, sensibles
dans le mouvement, l’allant, le rythme qui animent cette longue
suite fiévreuse qu’est Décapole.
Expérience, oui, car vivre, c’est avoir un corps ;
et aller vers les autres, vers les villes, bref, aller au monde,
c’est aussi aller vers d’autres corps. Vivre est un
corps à corps. La ville, on l’a vu, est un être
de chair, “ dans l’abandon de leurs cuisses les
ports deviennent terres de fécondation ”, “ les
magasins sentent donnant sur des rues aux vertèbres bloquées ” ;
tout un monde méditerranéen de sensations, de désirs,
d’offrande violents, lève dans la phrase un luxe d’images
sensuelles, car la ville est sexuée, être haïssable
et désirable, fille de joie, amante, épouse.
Mais, de la même façon, écrire est-il autre
chose qu’un corps à corps ? On voit bien comme
le verset ici, par lequel on est entré dans “ la
discipline des mots ”, s’accorde au rythme de la
marche, à son impatience, à ses trébuchements ;
la virgule, par exemple, le point-virgule qui d’ordinaire
assagissent la phrase, la régissent et la soumettent à
la logique du discours, sont totalement absents ; il arrive
qu’on reprenne la lecture, comme on fait un faux-pas :
le rythme est de syncope ; et du reste il est souvent question
de “ souffle ”, d’essoufflement, du
travail souterrain des “ bronches ” dans l’effort.
S’il est vrai que l’on “ mange pour ne pas
suffoquer ” et que sa “ langue est une plaie
ouverte ”, ne voit on pas clairement aussi que c’est
pour les mêmes raisons qu’on écrit : pour
ne pas suffoquer, oui. Et la langue comme une blessure qui saigne.
Il y a une avancée, une progression tout au long du poème.
Je remarque du reste ce signe d’un accomplissement en marche
qu’on y passe d’un “ tu ” à
un “ je ” ; que le verbe “ accepter ”
revient souvent vers la fin, comme si le narrateur, ayant fait le
tour de “ ses friches mentales ”, comprenait,
le voulant bien, ceci : non, il ne faut pas que “ la
chair se taise pendant la prière ”. Non, décidément,
cela ne se peut. Ou alors c’est la prière elle-même
qui est mensonge.
La chair, n’est-ce pas, ne se taira jamais. Se résigner
à “ la congestion des heures ”, voilà
plutôt la faute. Le corps à corps est la seule donne.
Le reste appartient à la mort. Et c’est la vie qui
compte. Ce que proclame le poème de Ughes, dans la tension
et la fidélité à soi de son chant de nomade
des villes.
Pour notre joie commune.
Yves Ughes / Décapole
(L’Amourier éditions, 2002, collection D’Aventures. 9,20 euros)
par Jean-Marie Barnaud
un extrait de Décapole
Sans doute ne cesserons-nous jamais de souffrir de ce qui a fait de notre vie cette chose “ retournée ”, vouant “ l’hiver de l’enfance à la prose ” : constat qui est déjà celui de la huitième Elégie. Et voilà pourquoi aussi nous sommes condamnés à “ aller ” toujours “ comme Loth avançait ”, sans jeter un regard en arrière, sauf à en mourir, et lancés dans une marche forcée à travers, ou vers un lieu qui sauverait de cet exil, une ville, par exemple, avec des “ places ou des arches où l’on peut se nicher ” ; une ville ou, mieux, puisque notre destin est de nomadiser, une Décapole, c’est-à –dire cet espace biblique qui réunit dix villes dont chacune peut être, ou le lieu de notre perdition, ou celui de notre salut. Hommes de l’exode, c’est bien ce que nous sommes, exsules filii Evae, ayant toujours à vaincre un désert dont nos “ pas sont la mémoire ”.
Cette circulation, dans le poème de Ughes, d’un lexique théologique, ne résonne pas comme référence ou allégeance “ culturelles ” ; elle est le signe d’une fidélité inquiète à ce qui vous nourrit ou qui, littéralement, vous inspire : il y a par exemple l’enthousiasme devant l’exubérance, le foisonnement parfois obscènes des villes aux “ cuisses déchirées ”, ou encore l’apaisement, la réconciliation face à tel paysage urbain, qui sont vécus comme “ pardon ” ; il y a la beauté, ou le trop-plein du monde, et tel paysage de cité méditerranéenne, qui sont comme une rédemption “ de nature à [nous faire] accepter nos péchés à les laver ” ; le poème de la marche lui-même est dit “ psaume ” ; tout ce que le monde peut donner de joie sensuelle est reçu comme une “ grâce ”. Et, du reste, vivre ne serait-il pas la seule grâce qui compte ?
Car est-ce bien condamnés à nomadiser qu’il faut dire ? Vivre, une expiation ? Et de quelle faute ? Il n’y a pas de raison de se plaindre : c’est la vie qui est une chance. Oui, vivre est la première et la plus évidente des grâces. Voilà ce que, toute errance, toute douleur assumées, proclame ce poème : tels sont, il me semble, le débat, ou plutôt l’expérience vécue qui travaillent la parole du poète, sensibles dans le mouvement, l’allant, le rythme qui animent cette longue suite fiévreuse qu’est Décapole.
Expérience, oui, car vivre, c’est avoir un corps ; et aller vers les autres, vers les villes, bref, aller au monde, c’est aussi aller vers d’autres corps. Vivre est un corps à corps. La ville, on l’a vu, est un être de chair, “ dans l’abandon de leurs cuisses les ports deviennent terres de fécondation ”, “ les magasins sentent donnant sur des rues aux vertèbres bloquées ” ; tout un monde méditerranéen de sensations, de désirs, d’offrande violents, lève dans la phrase un luxe d’images sensuelles, car la ville est sexuée, être haïssable et désirable, fille de joie, amante, épouse.
Mais, de la même façon, écrire est-il autre chose qu’un corps à corps ? On voit bien comme le verset ici, par lequel on est entré dans “ la discipline des mots ”, s’accorde au rythme de la marche, à son impatience, à ses trébuchements ; la virgule, par exemple, le point-virgule qui d’ordinaire assagissent la phrase, la régissent et la soumettent à la logique du discours, sont totalement absents ; il arrive qu’on reprenne la lecture, comme on fait un faux-pas : le rythme est de syncope ; et du reste il est souvent question de “ souffle ”, d’essoufflement, du travail souterrain des “ bronches ” dans l’effort. S’il est vrai que l’on “ mange pour ne pas suffoquer ” et que sa “ langue est une plaie ouverte ”, ne voit on pas clairement aussi que c’est pour les mêmes raisons qu’on écrit : pour ne pas suffoquer, oui. Et la langue comme une blessure qui saigne.
Il y a une avancée, une progression tout au long du poème. Je remarque du reste ce signe d’un accomplissement en marche qu’on y passe d’un “ tu ” à un “ je ” ; que le verbe “ accepter ” revient souvent vers la fin, comme si le narrateur, ayant fait le tour de “ ses friches mentales ”, comprenait, le voulant bien, ceci : non, il ne faut pas que “ la chair se taise pendant la prière ”. Non, décidément, cela ne se peut. Ou alors c’est la prière elle-même qui est mensonge.
La chair, n’est-ce pas, ne se taira jamais. Se résigner à “ la congestion des heures ”, voilà plutôt la faute. Le corps à corps est la seule donne. Le reste appartient à la mort. Et c’est la vie qui compte. Ce que proclame le poème de Ughes, dans la tension et la fidélité à soi de son chant de nomade des villes.
Pour notre joie commune.
© Jean-Marie Barnaud
sur les éditions de l'Amourier