Mais surtout, il y a les fantômes

Nos morts nous sont familiers. Leur présence est sensible, elle est active dans le présent, elle nous intime de songer, passé et présent juxtaposés, jouant l’un sur l’autre.
Quant nous entrons la scène est occupée par les sept acteurs, habillés identiques, sombres, que la lumière n’accroche pas et qui se confondent avec le fond de scène ; ils marchent vite et ils s’arrêtent brusquement aux interruptions de la musique ; leurs bras repoussent, dans le même rythme, quelque chose devant eux, un obstacle, une objection, une porte, et ouvrent, et mettent sur le côté cet obstacle, cette peine. À une exclamation grinçante de la musique ils frémissent, s’arrêtent, repartent. Nous le découvrirons dans les scènes suivantes, ce sont les présences, ce sont les fantômes.
Noir. Aménagement de la scène dans le noir. Aux lumières, lit étroit et table mobiles signifient une chambre d’hôtel bon marché, un endroit pour étudiants et exilés sans le sou. Dans l’ombre, c’est peut-être le lit d’une cellule de prison.
Mais la logeuse, nous venons d’être témoins d’une scène de racisme ordinaire et mielleux, elle vient de refuser la chambre à un visiblement étranger, accepte une étudiante, et, dépitée, elle la dénoncerait pour n’importe quoi à la première occasion, se rend compte trop tard que l’apprentie astrophysicienne, Mira B., habitée par l’immensité du ciel et de nos tâches, vient d’un pays, l’Abyssinie, province de l’Empire éthiopien, oui, d’Afrique.
Pour sa pièce, Territoires exilés Tara-B, Kazem Shahryari s’est inspiré d’une suite de poèmes de Nâzim Hikmet, Lettres à Taranta Babu [1], écrite en 1935, publiée dans le numéro de mars 1936 de la revue Commune, organe de l’AER, l’association des écrivains et artistes révolutionnaires. Ces poèmes, ces lettres, ont été inspirés au poète turc par la lettre d’un ami italien qui lui annonçait la mort d’un camarade abyssin, à Rome. Nâzim Hikmet écrit à Taranta Babu, la femme du résistant assassiné, restée en Abyssinie avec leurs enfants. Ces poèmes forment une « élégie anti-impérialiste » qui « opère un raccourci entre les époques, les races, les tyrannies, et inscrit d’emblée Nâzim Hikmet dans l’universalité : …˜’Écoute et regarde / Spartacus brisant ses chaînes dans les faubourgs de Rome !...’’ » [2]
Dans sa pièce, Kazem Shahryari reprend, modifie et amplifie ces données. Tara B. est l’épouse aimée et éloignée, mais la force de la pensée la fait apparaître sur scène dans une scène au rythme angoissé, elle prévient Mara Z. que son frère vient d’être arrêté, qu’il doit quitter le pays, rejoindre l’Italie. Mara Z. est le peintre qui passe ses nuits à lire des livres interdits, ou des livres autorisés qui lui inspirent des idées d’émancipation – nous sommes seuls dans l’univers, tout change, même les régimes oppresseurs tomberont.
Mara Z. sera arrêté devant nous au bout d’une année de solitude dans la chambre d’hôtel bon marché, après un entretien avec un camarade italien qui lui dit « nous ne nous verrons plus, pour échapper à la répression et continuer le combat je dois rejoindre le maquis, mais pour toi nous n’avons pas trouvé de solution » - et en effet Mara Z., épuisé, est cueilli dans cette chambre d’hôtel qui est, sous nos yeux, le carrefour des passés et du présent, il est emmené par des ombres. Mais on ne saura jamais ce qu’il est devenu – disparu, simplement, deuil impossible, toutes sortes d’histoires possibles.
C’est le thème de la pièce : les vivants cherchent les morts, les disparus. Et la chambre qu’occupait Mara Z., est la chambre dans laquelle s’installe la jeune étudiante, Mira B., elle est à la recherche de son grand-père – tous deux ont en commun l’émotion du ciel la nuit. Dans une autre scène, Nello, jeune homme antifasciste, arrive dans cette même chambre, il y trouve, dans de vieux journaux laissés par Mara Z., des traces de son histoire.
La pièce est construite sur les présences simultanées. Quand Mira parle au téléphone avec son amoureux resté à Paris, aujourd’hui, le peintre Mara Z. est au travail, sur sa toile, pas loin d’elle, leurs mouvements rêvés et précis ne les font pas se heurter. Mara Z. encore, en même temps que Nello qui le cherche, qui l’évoque, cette pensée est incarnée, nous voyons Mara Z. peindre, Nello ne voit rien, il est trop concentré sur sa tâche et cette présence mentale reste à l’écart, ne l’effleure pas. Nous, nous voyons.
Mais surtout, il y a les fantômes.
Et quand Nello quitte la chambre, poussé dehors par ceux qui l’emmènent vers sa mort, ce sont encore ces êtres gris et silencieux, que nous avons vu en entrée, qui le saisissent - vrais bourreaux, vrais fantômes ; ils sont la force anonyme des obéissants.
Les mêmes, qui emmènent Mara Z. vers son destin inconnu.
Dans Territoires exilés Tara-B, aucun solitaire n’est seul, il y a toujours cette présence de foules, de témoins, de passé toujours présent. L’émotion, la compréhension qui en résultent sont sans dimension.
Il faut vite voir cette pièce, ses représentations s’achèvent ce premier juin.
Laurent Grisel

Territoires exilés Tara-B est joué du 27 mai au 1er juin 2019 au Théâtre-Studio d’Alfortville https://www.theatre-studio.com/saison/territoires-exiles-tara-b

Texte de Kazem Shahryari, dérivé de Lettres à Taranta-Babu de Nazim Hikmet
Musique et mise en scène : Kazem Shahryari
Assistant à la mise en scène : Didier Woldemard
Assistante chorégraphie : Laure Fauser
Lumières : Serge Derouault
Régie : Réjean Mourlevat
Production : Art Studio Théâtre
Avec Hélène Hazaël, Diana Kelly, Melicio, Julie Lacombe, Marie-JeanneOwona, Armane Shahryari et Vincent Vespérant.

Sur cette pièce, lire
 un entretien de l’auteur metteur en scène dans la revue en ligne L’Insatiable : https://linsatiable.org/Kazem-Shahryari-en-Territoires-1797
 l’article de Pierre Barbancey dans L’Humanité :
https://www.humanite.fr/theatre-kazem-shahryari-revisite-avec-force-les-lettres-tanta-babu-de-nazim-hikmet-664116
 de Nicole Barrière, « La grande humanité de Kazem Shahryari »

29 mai 2019
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[1Cet ensemble attend encore son édition complète en français. Seuls quatre extraits (les lettres 2, 5, 7 et 12) ont été repris dans le volume de la collection Poésie /Gallimard (éditeurs), Il neige dans la nuit et autres poèmes, préface de Claude Roy, choix et traduction du turc par Minevver Andac et Guzine Dino, postface de Guzine Dino et évocation par Abidine, 1999. De même, de nouveau des extraits, les lettres 2, 5, 10 et 12 dans le fort volume Nazim Hikmet, biographie et poèmes, Turquoise éd., 2002.

[2Timour Muhidine, revue Europe, n°878-879, juin-juillet 2002.