L’association Cinéam, interview de Laurence Bazin

Un jour du mois d’août où le goudron fond sous la canicule, je traverse les grands ensembles d’Evry pour rencontrer Laurence Bazin, la responsable de l’association Cinéam.
Son travail est très proche de la recherche de témoignages que je mène sur le quartier des Hautes Garennes pour nourrir mon roman.
Leur association collecte les films de famille ou de cinéastes amateurs de l’Essonne (principalement des films en pellicule, du format 9,5 mm au super 8) et les numérise.
« Guinguettes des années 30, moissons, fêtes de famille et de village dans les années 40, pavillons en meulière, baignades dans la Seine, grands ensembles en chantier dans les années 60 : ces films déroulent avec spontanéité l’évolution de nos modes de vie, les transformations du monde rural et des paysages, l’histoire de l’architecture et du logement. » [1] 
Curieusement, les Hautes Garennes demeurent un point aveugle dans la mémoire filmique que recueille patiemment Cinéam, et aucun film (pour l’instant) ne montre l’évolution de ce coin de terre, depuis les vergers de cerisiers et les champs de fraises aux petits ensembles bordés par l’autoroute. Mais d’autres films font écho à cette transformation :
dans les archives de Cinéam, on peut voir la construction de l’autoroute à Fontainebleau, les gens y allaient en balade dominicale,
la manif organisée aux Ulis contre l’autoroute A 10 dans les années 70,
et la vie à la ferme dans les années 50, sur le plateau de Saclay près de Palaiseau, quand les maraîchers travaillaient et se déplaçaient encore avec des chevaux,
ou Evry en construction sur des champs dans les années 70.

Pour compléter ces films muets, une fois les bobines numérisées, Laurence Bazin retourne voir la personne qui les a données, pour les visionner avec elle et recueillir son témoignage. Puis elle monte voix et images pour aboutir un court métrage d’une dizaine de minutes, disponible sur leur site : https://www.cineam.asso.fr/
Cette démarche est propre à Cinéam : la plupart des cinémathèques régionales qui archivent et indexent les films amateurs ne le font que très rarement.

Laurence Bazin :

J’ai travaillé une quinzaine d’années comme monteuse de documentaires, à l’époque où plein de petites chaînes locales existaient grâce au câble. L’esprit ressemblait beaucoup aux radios libres : on travaillait avec une grande liberté, beaucoup de prises de risque et d’audace, quelques ratés, mais jamais rien d’attendu ou de tiède… J’ai beaucoup aimé ce travail.
Puis j’ai fait un premier film avec Marie-Catherine Delacroix, Ils ont filmé les grands ensembles, et c’est comme ça que je me suis retrouvée engagée dans Cinéam, jusqu’à reprendre en main l’association quand Marie-Catherine a décidé de partir.

Marie-Catherine a un rapport génial aux gens, et les gens l’adoraient. C’est comme ça qu’elle a collecté plein de films. Les gens lui faisaient confiance, elle leur expliquait sa démarche et ils lui apportaient des films. En revanche, tout ça n’était pas du tout répertorié, tout reposait sur sa mémoire. Elle faisait ça comme ça, avec beaucoup de plaisir.
Professionnellement, elle n’était pas du tout dans l’audiovisuel. Sa mère était antiquaire. C’est en l’accompagnant depuis toute petite qu’elle a eu cette idée que les gens recèlent des trésors de mémoire dans les vieilles bobines de films dont ils ne savent plus quoi faire.
Elle s’est arrêtée à la fois parce qu’elle était presque à l’âge de la retraite, mais aussi parce qu’elle sentait qu’il fallait que l’association se professionnalise, le fonds était devenu trop important. Il y avait des centaines d’heures de films. Et tout dans sa tête, donc rien d’archivé d’indexer.
Aujourd’hui, je rentre tout dans une base de données numérique : Diaz. Cette base a été inventée par la cinémathèque de Bretagne spécifiquement pour les films amateurs, aujourd’hui nous sommes 18 cinémathèques ou centres d’archives à l’utiliser.

Au début, elle faisait elle-même la numérisation à l’ancienne : elle projetait la bobine et filmait avec sa petite caméra dans son garage. Après, elle a fait faire en partie la numérisation.
Cinéam fonctionnait avec des cassettes DV avec les numérisations des films et des notes papier qu’elle prenait quand elle rencontrait les gens.
Quand j’ai repris Cinéam, je l’appelais tous les jours : « Bon alors monsieur Descloux c’est qui, raconte-moi tout… » Petit à petit, j’ai pris connaissance du fonds d’archives. Là, on est autour de plus de 600 heures d’archives vidéo, sans compter les entretiens audio. A l’époque, il y avait dans les 300 heures.
Marie-Catherine s’était renseignée, et l’association Cinéam était inscrite dans un réseau qui s’appelle Inédit [2], qui concerne les films qui n’ont pas été produits pour être vus pour la télé, en salle, etc. Ça peut être des films pédagogiques, du cinéma expérimental, des films militants, scientifiques, des films tournés par des peintres ou des artistes, des films de mariage, de famille…
Inédit est un réseau européen dans lequel il y a beaucoup de cinémathèques régionales françaises et quelques cinémathèques étrangères, notamment italiennes, et qui organise des rencontres une fois par an.
Les cinémathèques régionales de films de famille, c’est quand même majoritairement en France, car au niveau patrimonial, on a une démarche vraiment très avancée par rapport à la conservation de ces archives. Presque toutes les régions travaillent sur ce sujet maintenant.
Les Italiens ont une démarche très proche de la nôtre, tandis que la cinémathèque de République tchèque est nationale, ils ont peu de films de famille, et plus de films amateurs.
La région Île-de-France est la seule qui n’a pas de cinémathèque régionale, à cause de la prépondérance de la Cinémathèque française, de l’INA… Il y a des archives départementales dans le 93 et le 94 qui recueillent ces films, mais ça ne fait pas toute l’ Île-de-France, et ils ne peuvent pas faire le même travail de partage et de valorisation de ces images. Avec d’autres associations, on est en train de monter une structure, « La Mémoire filmique d’Ile-de-France ».

On travaille avec Ciné Archives (la mémoire du Parti communiste français et du mouvement ouvrier), le Musée de Seine-et-Marne, le Forum des Images, où a travaillé Alain Esmery qui était un fou de films amateurs. Le Forum des Images conserve un fonds de films amateurs incroyable, et ces archives ne sont plus du tout au cœur des activités du Forum qui a été réorienté vers d’autres missions, du coup pour que ces films continuent à vivre, on a monté un projet avec la BNF qui prendrait en charge la conservation des cassettes et Mémoire filmique d’Ile-de-France s’occuperait de la valorisation du fonds.
Pour les Bretons, on voit très bien comment l’identité bretonne passe par les films de famille. En région parisienne, c’est aussi vrai à mon sens, c’est exactement la même chose. Les gens en banlieue sont attachés à leur lieu de vie, comme les Bretons en Bretagne. Mais pour les élus ou les responsables d’institutions, il n’y a pas du tout ce même rapport à l’identité, à un territoire ou l’histoire d’un territoire. Pourtant, elle passe par cette mémoire des gens, des films, des archives privées.
Alors on nous contacte via les réseaux, par exemple, on m’appelle en me disant : « Il y a un monsieur parisien qui veut déposer des films, nous on ne fait plus de collectes, est-ce que je te l’envoie ? »
Je réponds oui, et c’est une collection juste magnifique. C’était un photographe qui a filmé la Libération de Paris au tout début de sa fenêtre. Des images historiques incroyables. Il filme merveilleusement bien. Tout est beau. Pourtant je ne peux pas numériser son fonds avec l’argent dédié à l’Essonne… Heureusement la DRAC nous soutient depuis le début.

98 % de notre fonds d’archives, ce sont des films muets. Pour les archives de ce monsieur parisien, c’est son fils qui avait déposé les bobines, je suis retournée le voir, et il commente admirablement les films.
Il y avait une bobine qui était marquée « Ma bicoque, Massy », alors qu’il était parisien. En 47, le grand-père avait acheté une bicoque, une petite maison, un petit pavillon pour faire ses légumes. On voit toute la famille, le monsieur qui raconte a alors une dizaine d’années, on le voit gamin sur les films. Lui, c’est ses souvenirs d’enfance, et il raconte ça merveilleusement bien. L’avenue des Tilleuls n’est pas goudronnée, ils traversent la voie ferrée à pied pour aller prendre le train à la gare de Massy.

Matériellement, on passe un après-midi ensemble, on ne regarde pas plus de 2h de film en général, et je ressors avec 2h-3h d’entretien, dont on fait un montage de 7 minutes. C’est variable, mais toutes nos projections, c’est des petits courts métrages comme ça, qui forment une collection, une histoire de vie. Et ça dure à peu près entre sept à dix minutes. C’est un énorme travail. Et encore, c’est quand même plus facile à monter que du documentaire parce que c’est des entretiens en off, on peut couper facilement.

On a fait 37 petits films de sept minutes, de courts métrages comme ça, ils sont tous sur notre site. Il y a cinq courts métrages sur l’agriculture, cinq sur la seconde guerre mondiale, sur les transports, sur les commerces, sur le pavillonnaire, et bien sûr sur les grands ensembles.

Pour en revenir à nos banlieues, le film Ils ont filmé les grands ensembles est parti d’un projet avec la Maison de Banlieue et de l’Architecture, qui est notre partenaire depuis le début, depuis 20 ans. C’est François Petit qui a créé cette association, pour sensibiliser au patrimoine des villes de banlieue : « villes d’art Modeste et d’histoires Simples ». Cette association fonctionne comme un centre d’interprétation du territoire, elle organise des expos sur des thématiques transversales du quotidien, comme la baignade, les transports, les bâtiments des mairies… Chaque exposition s’accompagne de la publication d’un cahier.
Ils ont souhaité travailler sur les grands ensembles et Marie-Catherine a beaucoup collecté de films à ce moment-là sur les grands ensembles. Ces archives sont la matière principale du film que nous avons réalisé ensuite ensemble en 2011.
Pour ce film, on avait fait des essais avec une historienne des grands ensembles, très pertinente, qui avait en plus elle-même habité un grand ensemble. Mais son point de vue d’historienne, distancé, ne marchait pas du tout avec ces images-là, car c’est des images très fragiles, très intimes. Ce qui valorise le mieux ces images, c’est la parole du cinéaste, de son fils, de ses enfants, de ses proches si la personne est décédée, parce que c’est une parole qui a la même fragilité, la même spontanéité que le film de famille que les gens font à l’instinct. Pour faire les interviews, j’arrive et hop, « Vous ne les avez pas vus les films ? On les regarde ensemble, ça vous va si je vous enregistre ? » Et là ça remonte, ça remonte…
Pour ce film, on avait les paroles de différentes familles qui témoignaient de l’arrivée dans les grands ensembles pendant les Trente Glorieuses : c’était beau, c’était Versailles, c’était magnifique, ils étaient super contents d’arriver là. Ils venaient en grande majorité de Paris, où ils étaient mal logés, ou de Province. Là, tout était neuf, il y avait l’eau courante, une salle de bains, ils se sentaient comme des pionniers.
Au niveau du montage, j’essayais de garder au maximum leurs réflexions générales sur les grands ensembles, mais dès qu’on s’éloignait trop de l’image, ça ne marchait plus, et je remettais de l’anecdote. C’est ça qui a été compliqué en montage. Il fallait revenir à la vie, ce sont des films très proches de la vie quotidienne.
La première famille qu’on a, ce sont les Blondiaux, ils s’installent à Saint-Michel-sur-Orge en 1966, ils viennent de Vendée pour des raisons professionnelles. Ils visitent d’abord un logement en première couronne et ils trouvent ça hyper serré, et à Saint-Michel-sur-Orge, il y a des arbres, il y a de l’espace… C’est comme ça qu’ils choisissent cet endroit.
Il y a beaucoup de gens un peu comme eux, issus des classes moyennes et populaires, et pas mal cathos de gauche. Ils s’occupent du catéchisme dans le quartier, ils créent des églises, on râle maintenant lorsque les gens demandent des mosquées, mais à l’époque c’était exactement la même chose. Ils se regroupaient, il n’y avait pas d’églises dans les nouveaux quartiers, pas non plus à Saint-Michel-sur-Orge.
On nous a reproché de ne pas expliquer l’évolution des grands ensembles, mais le film s’arrête à la fin des années 70, car les archives et les témoignages qu’on avait correspondent aux années 60-70. Heureusement, on a un monsieur d’origine algérienne qui est arrivé à Vigneux et qui a filmé. Dans les grands ensembles des années 60, il n’y a pas d’immigrés, beaucoup sont arrivés plus tard, avec le rapprochement familial en 75. Et en plus, quand il y en a, ils n’avaient pas forcément de caméra super 8. Donc on a finalement peu d’archives de gens du Maghreb, et un petit peu plus de Portugais, d’Italiens. Il y avait un accès quand même un peu plus facile à la caméra, ou au moins la photo.

Le sud de l’Essonne est encore très rural et on trouve énormément de films sur la vie à la ferme, quasiment plus que sur la banlieue. Étonnamment, on a énormément de fonds tournés par des agriculteurs dans les années 60-70. On a les moissons avec les chevaux dans les années 40, l’arrivée des premiers tracteurs, les fêtes patronales...
A Nozay, on a découvert les films d’un agriculteur qui a beaucoup filmé les activités de maraîchage, il est décédé, mais on a retrouvé une dame qui habite toujours à Nozay, qui avait une vingtaine d’années dans dans les films, qui était une ouvrière agricole de l’Assistance publique, qui était placée dans les fermes. Et elle raconte tout ça. Son récit est très étonnant. Elle a 85 ou 90 ans, ce maraîcher, sa femme, c’était comme sa famille, elle en parle avec une admiration totale. Alors que le maraîcher, il l’a renvoyée parce qu’elle avait un gamin et qu’il fallait pas de gamins dans les champs. Et pourtant, elle l’aime bien.
C’était un centre d’accueil, en fait, un peu, ce monsieur Naudin. Ils étaient une dizaine de jeunes de l’Assistance publique qui venaient bosser là. Le travail était très dur, mais les films sont joyeux.
Sur ce sujet, on a un jeune réalisateur, qui a suivi un atelier de cinéma expérimental à partir d’archives à la fac d’Evry : il a adoré les images. Il est en train de réaliser un film documentaire sur ces paysans-cinéastes.

Notre public, ce sont les personnes âgées. On fait des ateliers pour le jeune public pour essayer d’aller les chercher. Là où on gagne tous en émotion, c’est quand l’agriculteur vient avec ses petits-enfants à la projection. La boucle est bouclée. On le voit, il raconte son enfance avec les films qu’il a tournés, lui, à douze treize ans. Sa mère avait vu un film comme ça à la communion d’une cousine, et la famille lui a acheté une caméra. Alors ce jeune fils d’agriculteurs prend sa caméra et filme tout. Et il raconte. Quand il y avait encore des chevaux dans la ferme de l’Humery...
Parfois on a les nouveaux habitants qui ont envie de connaître un peu l’histoire du coin.
Il y a des gens qui ne sortent de chez eux que pour la projection Cinéam. Ils ont 90 ans, c’est compliqué. Mais comme ils y tiennent, le petit-fils amène sa grand-mère à la projection. La dernière fois, à Ormoy-la-Rivière, une dame nonagénaire est venue toute seule en voiture du village voisin…

Certains cinéastes ont vraiment un œil, comme dans cette collection des années 60, c’est la Nouvelle Vague... Il filme des visages de jeunes à Corbeil, assis sur l’herbe avec la guitare. C’est fantastique. C’est vraiment une très belle image.
De toute façon, même la caméra tremblée du père de famille qui ne sait pas ce qu’il filme, j’aime bien parce que je trouve qu’il y a quand même quelque chose.

Ce qu’il y a de merveilleux avec ces films de famille, c’est que ce sont toujours des moments de bonheur. Et au bout de dizaines d’heures de visionnage de films de mariage, je peux tout de suite vous dire quelles sont les familles où on rigole…

Une partie des films de Cinéam sont visibles sur leur site, et l’association est toujours à la recherche de nouvelles collections. Le visionnage de ces petits films donne l’impression d’une mémoire tremblée, à fleur de peau, de moments disparus et pourtant tout proches, presque au bout des doigts. D’échos en échos, elle réveille d’autres images, films, souvenirs, récits de souvenirs, sensations… Chaque image est une pépite, l’éclat d’un instant ; et ces fragments en s’accumulant forment des strates, une mémoire collective et floue, qui nous échappe sans cesse.

Parmi les pépites à voir :

Jean Dewolf, cinéaste amateur dans les années 40 : 

6 janvier 2023
T T+

[1Citation tirée de leur texte de présentation sur leur site.

[2Association Inédits Films amateurs Mémoire d’Europe http://www.inedits-europe.org/