phrases du jour - 2004
adverbe
oh petit cadeau
Examinons enfin, de la même manière, un mot très usuel, merci, que l’Académie définit par miséricorde. Il est certain que merci vient du latin mercedem, signifiant proprement salaire, puis faveur, grâce. Si l’on passe en revue les anciens textes, on voit qu’il n’en est pas un à l’interprétation duquel grâce, faveur ne suffise ; ainsi la dérivation de la signification latine est expliquée. La dérivation de la signification française s’explique en remarquant que le sens de faveur, de grâce, s’est particularisé en cette faveur, cette grâce qui épargne ; d’où l’on voit tout de suite en quoi merci diffère de miséricorde, qui renferme l’idée de misère. On disait jadis la Dieu merci, la vostre merci, et cela signifiait par la grâce de Dieu, par votre grâce ; de là le sens de remerciement qu’a reçu merci. Mais comment, dans ce passage, est-il devenu masculin contre l’usage et l’étymologie ? Il y avait la locution très usuelle grand merci, dans laquelle, suivant l’ancienne règle des adjectifs, grand était au féminin ; le seizième siècle se méprit, il regarda grand comme masculin, ce qui fit croire que merci l’était aussi.
Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à s’élever à la hauteur de l’art doit justifier son existence à chaque ligne. Et l’art lui-même peut se définir comme la tentative d’un esprit individuel pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible...
Dans un monde qui, depuis quelques millénaires, a fait de la parole son bruit de fond et sa monnaie d’échange, les poèmes prennent acte de ce bruissement, l’écoutent, le travaillent et le recyclent en un silence particulier. Si bien que comprendre aujourd’hui ces lambeaux détachés vifs du corps omniprésent de la langue, ces bribes de parole pleine, c’est d’abord être disposé à écouter le travail du silence dans nos échanges qu’il effraie, et que souvent il ruine.
Nous songeons à nous. C’est la première condition. Ensuite, c’est l’obstacle. Nous construisons présentement le phare pour éclairer les morts, les nouveaux et aussi les tout à fait anciens, qui perdirent contact. Grandes difficultés.
La leçon de Fondane c’est qu’il n’y a pas de conclusion, c’est qu’il n’y a pas moyen de dire un jour : Voilà, le monde est en ordre. C’est que l’arrêt, l’immobilité, n’a rien à voir avec l’éternité, c’est que Faust est un fameux farceur de croire qu’il pourra dire un seul instant : arrête-toi, c’est que la poésie ne touche pas à l’éternité, mais qu’elle fixe le bondissement, c’est qu’il n’y a pas de recours en dehors du bond, du bondissement interminablement recommencé.
cité par Claude Vigée dans son entretien avec Monique Jutrin, pour le Cahier Benjamin Fondane de la Revue Europe n° 827 (mars 1998) - à visiter aussi Benjamin Fondane
Le déroulement de l’inévitable a pour théâtre, simultanément le coeur de l’homme et le Cosmos. A l’éternelle cécité de l’histoire s’oppose la lucidité créatrice du poète désignant aux générations futures des héros plus divins que les dieux, plus hommes que les humains.
Parfois
tu brûles un livre car
il fait froid
et il faut du feu
pour te réchauffer
et
parfois
tu lis un
livre pour la même raison.
Il faut préciser une phrase citable et risquée : " Si je ne lisais pas, la vie serait laissée à elle-même, c’est-à-dire à rien du tout. " Il va mieux en le disant que la vie n’est pas rien aux yeux de tout le monde. Donc, à mes yeux aussi. Aucun mépris de la vie dans l’hypothèse provocante et succincte. Il s’agissait de dire que " la vie elle-même " est une chimère. La chimère même est un être composite, un mixte inaperçu d’écureuil et de kangourou, par exemple. Cela n’existe pas. La vie nue, muette et suffisante, est une abstraction, comme le rocher qui tiendrait sa forme de l’air et non des mouvements de l’eau. L’existence est un roc qui prend forme par fragilité. Son principe de fragilité est principe d’insuffisance. La vie même ne suffit pas à ce qui s’appelle un humain. En chacun, le langage, qui détruit de vraies promesses tenues par le silence effrayant, vient aggraver la dépendance et l’insuffisance pour leur donner un sens historique : la vie est drame, action par élaboration progressive de la pensée. Vie mérite le nom d’existence si elle accepte la loi qui dit à chacun d’être un homme d’action. Un homme d’action de la pensée. Non pas un homme d’action théorique, velléitaire. Un homme qui avance par la pensée. L’existence est l’exposition aux mouvements de l’eau. A l’humidité qui façonne sur terre. Car la terre est aérée, en feu, mouillée et l’eau va avec elle, et le feu. Les éléments donnent à penser, eux qui sont la matière diverse de la vie, jusque dans l’éclat de son abandon historique. Hédonistes abstraits (bourreaux esclaves) font des phrases. Réfugiés, esseulés, emprisonnés (victimes en action) savent des phrases de détresse, la suite mémorable de leur effort même intérieur. La vie nue leur est indéfiniment étrangère, dans l’épreuve du dénuement : il y a les phrases à eux, qui est leur action, leur instance et résistance. Rudolf Vrba est un cas de phrases qui libèrent dans la réalité.
Les romans sont la trace, émergeant ici ou là, de ce qui a eu lieu et que tout le monde a oublié, et qui reste enfoui tant qu’un auteur ne s’avise pas de l’inventer.
... J’accepte cet archipel des Amériques. Je dis à l’ancêtre qui m’a vendu et à l’ancêtre qui m’a acheté : Je n’ai pas de père, je ne veux pas d’un tel père, bien que je puisse vous comprendre, fantôme noir, fantôme blanc, quand l’un et l’autre vous murmurez : "histoire"... A vous, grands-pères à qui intérieurement j’ai pardonné, je vous adresse, comme les plus honnêtes de ma race, un étrange merci. Je vous adresse un étrange, amer et pourtant exaltant merci pour cette immense friction et soudure de deux grands mondes, pareils aux moitiés d’un fruit jointes par son propre jus amer, je vous remercie de m’avoir placé, exilés de vos propres Edens, dans la merveille et le prodige d’un autre.
La poésie n’a besoin que de mots. Elle peut exister sans les mots. Elle peut se passer de table, de papier, de tremplin. Elle n’a aucun besoin d’être vendable, d’être lisible. Elle se contente de peu, et de moins encore. Elle vit de rien. Ou de l’air du temps. Du désir, et de la mort. Et du vide qui la soulève ... Pourtant elle s’adresse à quelqu’un. À un lecteur inconnu. À l’inconnu de tout lecteur. Elle ne s’accomplit pas sans un partenaire inavouable. Elle ne respire, elle ne se détend, que tendue par le désir de l’autre. L’autre étant l’inconnu, elle étant l’absence toujours.
Une érotique de l’intelligence serait-elle concevable ? Elle serait moins l’étalage complaisant de capacités ou de performances que l’exercice à la fois difficile et joyeux d’une inventivité invisible à l’oeil nu : saisir, analyser, mettre en relation, bâtir des hypothèses, ouvrir des perspectives, les opposer, les soumettre à la contradiction, aux résistances de l’expérience. Intelligence scientifique ? artistique ? esprit de précision, de synthèse ? inspiration poétique unique et singulière ? Qui embrassera dans l’ampleur de ses champs différents et infinis la vie de l’esprit ?
à force de pousser hors l’écrit
_ avec l’écrit
j’ai fini par accrocher dans le langage une porte, par décrocher un mur, par remuer une paroi
Alors faire littérature avec le vivant, se copier soi-même, c’est tout une affaire - c’est une affaire justement à la fois de risque, de rapport à la souffrance, de possibilité de se mesurer à la souffrance, sans laquelle il n’y a pas d’écriture. C’est aussi un problème de responsabilité qui chez moi, je dois dire, est extrêmement aigu, imprégnée qu’elle est d’une crainte d’être coupable. J’ai constamment souci ou problème avec mes sources, qu’elles soient depuis longtemps poussières, par exemple le corps de mon père, ou pas, je me pose constamment la question de la violence qu’il y a lorsqu’on fait de la littérature ave du vivant, ce que nous faisons. C’est d’une violence extrême. Cette violence est l’un des thèmes de mon écriture. Et si je le dis, c’est que je pense que tous les auteurs ne se posent pas cette question ou ne sont pas hantés par la question de : qu’est-ce qu’on fait quand on fait de la littérature ? Or c’est furieusement violent. On fait plaisir à beaucoup de gens, on se fait plaisir à soi-même, ça c’est certain, et on fait mal à beaucoup d’autres, et surtout les proches. C’est une question immense que j’indique là. A la limite, si on pensait analytiquement la question du geste de l’écriture, on aurait une hécatombe, c’est-à-dire qu’autour de la personne qui écrit il y a une hécatombe. Chaque fois qu’on écrit, encore une fois on libère de la jouissance, mais aussi de la souffrance. Et on ne peut pas ne pas le savoir, le prendre en compte et essayer de se débrouiller avec ça.
... elle inventait un récit qui ne laissait pas de place au doute, car on voyait alors la chose - pourtant imaginée - qu’elle disait, en se servant comme vue de sa parole : c’était ma vraie perception.
Je voulais écrire un poème
que tu puisses comprendre.
Parce que ça m’avance à quoi
si tu ne le comprends pas ?
Mais il te faut faire un effort
Je voulais écrire un poème (autobiographie sous forme d’interview) traduction de Valérie Rouzeau, éditions Unes, 2000
tout comme y incitait Yves di Manno, "d’y aller voir, d’un peu plus près " : Printemps tardif
Le passage qui se fait d’un livre à l’autre est toute l’impureté de la littérature dont l’écrivain n’a pas eu le temps de se défaire.
(livre dédié à Jean-Pierre Sintive, éditions Unes
Désir de porter l’écriture jusqu’au point où s’efface le souci du style, cédant la place, toute la place, à ce que pourait être la sensation d’un toucher juste, lequel est différent de la recherche du mot juste, ou plutôt implique un doute quant à sa possibilité, cherchant plutôt un singulier contact avec la langue, et voulant approcher le papier comme une peau, imaginaire et irréelle sans doute, mais telle que la plume d’or y glisse, trouvant son rythme, traçant son léger chemin, allant encore et malgré tout, tantôt ralentie, tantôt se précipitant, ne sachant guère qui la mène ni vers où, mais désireuse de poursuivre et de poursuivre encore, là, cette espèce de fil qui se dévide et craint d’être coupé : fil de la vie, filet de voix, ce n’est pourtant ni l’un ni l’autre, juste un fil d’encre sombre qui fait sur le papier des noeuds où s’accroche désespérément celui que le temps emporte et qui sait devoir s’interrompre...
Quel est le pays dépaysant ? La langue écrite.
La langue écrite est le seul monde dense que connaisse la terre.
voir Désormais le masque ne fera pas le poids
Quelle vie ! Un loyer (300 livres) qui me cause une fièvre continuelle, et me fait courir ça et là, et engager d’avance mes revenus. Debout chaque nuit jusqu’à trois heures ou plus, pour écrire. Circé est fini depuis longtemps ainsi qu’Eumée ; je rédige Ithaque. J’ai eu de terribles ennuis de dactylos. Quatre ont refusé de taper Circé ; enfin une admiratrice s’est proposée volontairement pour le faire. Elle a commencé, mais après 100 pages son père a eu une attaque dans la rue (épisode circéen) et mon manuscrit est maintenant calligraphié par quelqu’un qui le passe à quelqu’un d’autre qui le fait taper. J’ai envoyé Eumée à une troisième dactylo. Reçu une lettre hystérique de la traductrice du Portrait. Pas un mot ou une syllabe de Pound. J’ai eu une lettre de Monsieur Valery Larbaud (traducteur français de Butler et romancier) disant qu’il a lu Ulysse et en est fou à lier, que Bloom est aussi immortel que Falstaff (sauf qu’il a quelques années de plus à vivre, signé : l’Editeur) eu que le livre est aussi grand que Rabelais (Merde de bon Dieu et foutre de nom de nom - commentaire de Monsieur François). Je vous enverrai les deux chapitres aussitôt que possible...
Je rédige Ithaque sous forme de catéchisme mathématique. Tous les événements sont transformés en leurs équivalents cosmiques, physiques, psychiques (par exemple Bloom dégringolant l’escalier, tirant de l’eau au robinet, la miction dans le jardin, le cône d’encens, le cierge allumé et la statue) pour que le lecteur sache tout, et de la façon la plus nue et la plus froide, si bien qu’ainsi Bloom et Stephen deviennent des corps célestes ; vagabonds comme les étoiles qu’ils contemplent. Le dernier mot (humain, bien trop humain) est laissé à Pénélope. C’est l’indispensable visa du passeport de Bloom pour l’éternité. Je veux dire le dernier épisode, Pénélope. »
Oui, j’accepte la loi fondamentale de mon ami José Angel Valente : "La lumière n’est pas dans la lumière mais dans les choses qui brûlent d’une lumière tenace..."
La littérature accompagne l’aventure humaine depuis cinq mille ans. Elle n’en fut d’abord que l’intermittent écho, avec de longs et lourds silences. En France, et nulle part ailleurs dans le monde, elle éclaire depuis plus de cinq siècles, et sans discontinuer, notre histoire. De toutes les formes de pensée, elle est sans doute la plus approchée, la plus suggestive, quelque part entre la prose quotidienne qui court au ras des choses et qu’on oublie, et les plaines de la longue durée, le ciel des idées qu’explorent l’histoire et la philosophie. Je la regarde comme le seul moyen de mettre un peu d’ordre dans la confusion ténébreuse où nous sommes jetés, comme un accès majeur à plus de lumière et de liberté, d’authenticité.
répondant à Thierry Bouchard, dans l’entretien donné à Théodore Balmoral, n° 45, hiver 2003-2004 : « Compagnies de Pierre Bergounioux »
VISAGE DU VISAGE, il est tout pour l’enfant. Ce visage est l’occasion de prendre connaissance de soi car c’est du dehors que je prends contact avec mon intériorité. Le premier autre me donne mon dedans par son visage ouvert. La première figure qui sort de ce vide pour le nouveau-né est donc le visage d’une mère, visage-regard respirant et qui donne à l’enfant la certitude d’exister. Dans ce regard, l’enfant trouve son propre visage et le façonne alors pour le dresser ensuite vers le monde. Il peut être la face du monde car il a trouvé un moule dans le maternel pour se tenir devant, la face haute. Le visage de la mère est un mirador sur la surface de la terre : il est pour l’enfant le premier regard posé sur le monde.
JE NE ME VOIS PAS et c’est comme si j’avais gardé de moi le visage de l’enfant que j’ai été. Je ne me vois pas pour pouvoir tenir devant moi les yeux ouverts sans jamais changer mon visage. Je ne me vois pas pour toujours porter le visage de la première fois. Je ne me vois pas pour rester vivant.
Jean-Luc Parant, imprimeur de sa propre matière et de sa propre pensée
La vie vaut la peine d’être visage, essai sur le visage, encre marine
pour accompagner Les yeux sont deux comme la terre et le soleil
Qui sommes-nous ? Nous voyons en nous quelque chose de compact avec des qualités et des défauts, des traits de caractère qui forment une personnalité, et que nous regardons du dehors, que nous trouvons généralement assez aimable et agréable. Tandis que si nous nous plaçons au niveau où je me place, des groupes véritables s’agitent, nous sommes une telle immensité, il se passe en nous une telle quantité de choses que, vu de l’intérieur, il n’y a pas d’identité.
Ecrire ? Il faut au départ un grand oui, un grand allant. Sans lui rien ne se ferait, quelque chose de physique est attaché à ce pas, une force, une force qui traverse une ombre.
Mais jusqu’au jour de leur venue,
Le sommeil souvent me paraît moins lourd que cette veille
Sans compagnon, cette fiévreuse attente... Ah ! Que dire encore ? Que faire ?
Je ne sais plus - et pourquoi, en ce temps d’ombre misérable, des poètes ?
pour saluer la parution de Hölderlin, actuel/inactuel N° 100 de Poésie 2004, rédacteur invité, Jean-Yves Masson
Mais jusqu’au jour de leur venue,
Le sommeil souvent me paraît moins lourd que cette veille
Sans compagnon, cette fiévreuse attente... Ah ! Que dire encore ? Que faire ?
Je ne sais plus - et pourquoi, en ce temps d’ombre misérable, des poètes ?
(Hölderlin, élégie Pain et Vin, traduction Gustave Roud)
pour saluer la parution de Hölderlin, actuel/inactuel N° 100 de Poésie 2004, rédacteur invité, Jean-Yves Masson
je dit ardent énergie le cri comme brûle jamais dit
Ainsi plus tard l’envahit le récit de l’impossibilité de la poésie, comme l’impersonnalisation qui prend possession de la chair et la laisse battre par l’inlassable ressac des mots, dans l’intervalle étroit entre séparation et mort, dans l’entre-deux du corps qui porte ou non la lettre muette, dans le récit quasi mutique, et l’autisme dangereux dont tout langage porte le secret et que soudain il délivre, d’une musicalité cette fois wébernienne, comme un courrier imprévu.
je parole s’ouvrir bouche ouverte dire je vis à qui
L’ardeur d’amour errante qui est décrite par une crudité splendide dans la plus extrême retenue, la mettant au bord et la poussant au gouffre, hors toute raison, la voici ajoutant la page tout à fait ultime, hors oeuvre, mais qui accomplit un oeuvre et le signe, et en fait la monstre comme écrite d’une seule ligne par un seul trait de Dire à Survie...
en contrepoint de deux phrases extraites de la préface de Jean-Pierre Faye
Au fond, être poète, cette découverte ne devrait pas être un obstacle dans le domaine plastique", écrivait au début de sa carrière le peintre qui, sans nul doute, possédait la plus prodigieuse imagination poétique de notre temps : Paul Klee. Loin d’être un obstacle, on peut affirmer que le don de poésie est aussi nécessaire au peintre que la connaissance de son art et que les seules oeuvres ayant quelque chance de survivre à l’épreuve du temps ne sont pas celles où s’expriment seulement de vains soucis esthétiques ou plastiques - donc transitoires - mais celles où brille l’étincelle poétique, où peuvent s’entendre le "chant profond", la résonance intérieure sans lesquels il n’est pas d’oeuvre d’art véritable. L’oeuvre d’Henri Michaux, peintre, répond, cela va sans dire, à cette exigence. Elle exprime le même monde intérieur que ses poèmes, mais loin d’être une simple illustration de ceux-ci elle en est bien plutôt le prolongement, l’équivalent plastique, et atteint par sa variété et sa qualité à l’importance de son oeuvre écrite.
Voir aussi la lecture de Georges Henein, et le sur le site de Jean-Michel Maulpoix Mouvements de Plume
Une lettre de vous, sur la table. Une lettre de votre main. Une lettre bénie :
Dès l’enfance, un orage nous traverse, un orage nous ferme les yeux, attisant une faible lueur dans notre coeur, attisant le feu de lire, des lectures. On se perd alors dans les livres mystérieux de l’enfance On s’égare pour toujours. C’est le temps des premières lectures, des tâtonnements, des franches découvertes. Notre manière radicale de nous en aller ; de partir en voyage. On découvre d’autres phrases sur le dos des rivières, sur la peau des serpents, tout alimente ce fou bonheur de lire. Aux beaux jours, on s’en va marcher entre les genêts en fleurs. Quel âge a-t-on ? Est-on devenu fou ? On se sent soudainement très vieux, avec deux ou trois siècles dans le sang, on sait tout ce qu’il faut savoir ; on va ainsi dans le monde, portant notre vie dans nos bras. Elle est légère, aérienne, elle se cherche des frères, des amours, des amants. Rien n’entamera jamais cette pure conviction : il nous faudra tout perdre pour espérer gagner quoi que ce soit, pour toucher à cet ange de la folie, à cet ange de l’amour.
Vous êtes la matière du poème, alors que pour la première fois les signes qui vous composent apparaissent dans cet ordre, dans cette forme. Si l’on multiplie ces lignes à l’identique, la matière du poème demeurera intacte, l’original sera déjà brûlé par mes soins, souche corrigée d’appréciations formelles, nouvelles après relecture, vous n’en demeurerez pas moins la matière du poème, la nature du livre. L’expression existe désormais, impulsion écrite exposée par l’acte de transcription, même si ces mots sont non reproduits, cette page brûlée.
A la grande question de savoir si Monsieur Songe est Robert Pinget, Monsieur Songe et Robert Pinget répondent non comme un seul homme.
Une sorte de vague sentiment des choses qui va s’intensifiant, une présence fuyante à soi-même qui fait qu’on s’y retrouve, une sorte de vide de la conscience où tout apparaîtrait distinctement, une perte apaisée à soi-même, à ses repères et ses cadres, un décentrement progressif qui donnerait consistance plus grande, qui ferait comme une sensualité intime des choses et de soi, comme une intimité dans l’étrangeté d’un sentiment.
L’histoire, la voilà. Un jour, quelqu’un se lève, un autre le suit. Ils ne savent pas où ils vont. Mais ils marchent épaule contre épaule. Une chose qui n’a encore aucune présence sur terre peut naître de leur accord. Ensemble, ils donnent réalité à une chose qu’ils ne font que pressentir. Bientôt un troisième. Ils avancent sans questions inutiles. Il y a cette conviction qui n’est qu’entre eux et qui est la scansion de leurs pas.
Le suppliant ne dit rien, certes, mais il est si passionnément désireux de passer dans la langue, d’être accueilli dans l’écriture, qu’il fait vibrer le langage en sourdine. Son corps immatériel est tissé de mots en vrac, ourlés de nuit et cousus de silence. Alors le langage se met à remuer étrangement dans la pensée encore indécise du romancier sollicité. Il remue, il remue, comme une eau inquiète, une lave en tourment, balbutiante.
Puis un jour, harassé de soucis, passablement égaré, l’on ne trouve plus la porte verte du jardin, la clef des songes. On sait l’enfant parti très loin, on sait l’enfance introuvable. Alors, on écrit. C’est idiot. C’est ridicule. Il y a des pages entre les os de notre vie, il y a de l’encre sous notre peau, de la pluie, du soleil sur les pages et sous les pages, sans doute beaucoup de drames, beaucoup d’oubli. Et quelque fois, venant d’on ne sait où, l’ombre blanche d’un poème. Il vient ici jeter un peu de clarté,un peu de justice dans notre vie. Son chemin, il le signe en nous traversant.
C’est le désastre obscur qui porte la lumière.
Blanchot écrit : « Danger que le désastre prenne sens au lieu de prendre corps. » [...] Si la passivité est curieusement une tâche - celle qui consiste à écrire L’Écriture du désastre - nous comprenons que la passivité non seulement exclut le repos, mais nous entraîne vers la zone du plus grand danger, vers « la folie, par excès de douceur, la folie douce. Penser, s’effacer, le désastre de la douceur » (p. 16). Nous avons longuement parlé de la chute, trait majeur du désastre, mais cette chute, pourtant vers l’abîme, est sans violence : « Dans la nuit sans ténèbres privée de ciel, la pensée veille comme si la veille doucement passive nous laissait descendre l’escalier perpétuel » (p. 87). Le désastre semble lié à la pensée du malheur, mais c’est en toute logique que Blanchot finit par écrire : « Générosité du désastre : la mort, la vie y sont toujours déjà dépassées » (p. 54).
Le voyageur Dante indique à Virgile celui qui, dans le groupe des assis, se montre plus négligent que si Paresse était sa sœur. Sans relever la tête, faisant glisser son regard le long de sa cuisse, celui-ci lui lance alors une autre phrase ironique : Or va tu sù, che se’ valente ! Va donc là-haut, toi qui es si vaillant ! Dante le reconnaît, s’approche, et l’autre lui demande s’il a bien compris les explications qui lui ont été données tout à l’heure, arrachant à Dante son premier sourire (note Beckett) : Belacqua, pourquoi es-tu ici ? demande-t-il aussitôt, poursuivant sans relâche son enquête sur l’au-delà. Et l’autre : Ô frère, aller là-haut, qu’importe ?
27 mai 1992
"Pourquoi, au long d’une vie, cet acharnement à écrire ?
Parce qu’écrire, c’est se tenir au plus près de la source. C’est triturer et pétrir la pulpe - cette pulpe de l’être qu’il convient de travailler pour la maintenir vivante..."
29 mai 1992
"Ce que j’écris me paraît toujours anecdotique quand je le confronte à ce besoin que j’ai de vivre l’immense. Trouver un juste équilibre entre la chair à donner aux mots, tirée du quotidien, du sensible, et ce que distille l’alambic intérieur à partir de ce même quotidien."