Philippe Claudel / Le bruit des trousseaux

Philippe Claudel a longtemps enseigné à la maison d'arrêt de Nancy.

Il est l'auteur de quatre récits, dont le dernier "J'abandonne", vient d'obtenir le prix France Télévision. Mention spéciale, aussi, par affection particulière à "Le café de l'Excelsior", aux éditions La Dragonne, Nancy, 1999.

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Sur le trottoir, la première fois où je suis sorti de la prison, je n'ai pas pu marcher immédiatement. Je suis resté là, quelques minutes, immobile. Je me disais que si je le voulais, je pouvais aller à gauche, ou bien à droite, ou encore tout droit, et que personne n'y trouverait rien à redire. Je me disais aussi que si je le voulais, je pouvais aller boire une bière, ou un Ricard, ou encore un cappuccino dans n'importe quel bistro, rentrer chez moi et prendre une douche, deux douches, trois douches, autant de douches qu'il me plairait. J'ai compris à ce moment que j'avais vécu jusqu'alors dans la jouissance d'une liberté dont j'ignorais l'étendue et les plus communes applications, voire même l'exacte et quotidienne dimension.

Le Surveillant-chef décidait des livres que les détenus pouvaient commander. Le Festin de chair n'est jamais entré dans l'enceinte de la Maison d'arrêt : le titre lui avait fait suspecter un livre subversif. Un jour, il m'avoua ne jamais lire. Il préférait la pêche et la " Grande musique ", Strauss notamment.

Dès qu'il me vit, Nicolas D. me dit qu'un jour il me retrouverait et me trancherait ma " belle petite gorge ". Puis il rit longtemps. Ensuite, nous nous apprivoisâmes, durant deux ans. Il avait tué trois femmes dans des conditions que la presse locale avait qualifiées de " particulièrement atroces ", ce qui, à n'en pas douter, était vrai. Il me demandait sans cesse de l'aider à obtenir un chantier extérieur : " Je viendrais chez vous, je m'occuperais de tout, je sais tout faire... ". Ce " tout " m'amusait ou me faisait peur, selon les moments.

La prison avait une odeur, faite de sueurs mijotées, d'haleines de centaines d'hommes, serrés les uns contre les autres, qui n'avaient le droit de se doucher qu'une ou deux fois par semaine. Relents de cuisine aussi, où l'ail et le chou dominaient. Cuisine froide qui venait jusqu'aux cellules sur des chariots d'aluminium poussés par des détenus qu'on surnommait les gamelles.

On ne devrait pas dire " gardien de prison " : les prisons ne sont pas à garder, ce ne sont pas elles que l'on garde. On devrait plutôt dire " gardien d'hommes ", ce qui serait plus proche de la réalité. Gardien d'hommes, un drôle de métier.

Un jour, j'ai croisé un ancien détenu dans la rue. Nous avons eu de la gêne à nous parler, alors que là-bas, nous le faisions naturellement. Et puis à la fin, tandis que je lui disais au revoir, il a murmuré : " La prochaine fois, j'aimerais mieux que vous ne m'adressiez plus la parole, que vous fassiez mine de ne plus me voir. S'il vous plaît. Je ne veux plus y penser. "

La lettre qu'un détenu attend. La fin de peine qu'un détenu attend. Le colis qu'un détenu attend. Le parloir qu'un détenu attend. L'avocat qu'un détenu attend. La convocation du juge qu'un détenu attend. La date du procès qu'un détenu attend. La nuit qu'un détenu attend. Le pas du gardien qu'un détenu attend. Le mari assassiné que l'épouse attend. L'attente. Les heures et les jours de l'attente.

" En un an, nous allons vous préparer à passer l'examen et à le réussir : il pourra vous être très utile par la suite. ". En début d'année, le professeur annonçait cela aux détenus, qui le regardaient. Ils avaient cinquante ans, vingt ans, treize ans. Ils se poussaient du coude, se roulaient une cigarette. Le professeur essayait de croire en ce qu'il disait. Il faisait très chaud dans la petite salle. " On ne peut pas régler le chauffage ! ", disait continuellement le gardien du centre scolaire, qui passait son temps à jouer au poker électronique sur son ordinateur.

Le prétoire : lieu inconnu, comme le mitard &endash; qui est une sorte de fantasme obscur, sans visage et sans lumière. Le prétoire fonctionne en secret. Il juge en l'absence de tout défenseur. Une sorte d'Inquisition interne, mesurée et sans appel. Les détenus en parlaient beaucoup, comme ils parlaient beaucoup de tabac, de remises de peine, de programmes de télévision, de femmes.

Le pantalon et la veste de jogging : nouvel uniforme du prisonnier.

C'était une après-midi, vers 15 heures. Je descendais un escalier du quartier central avec quelques détenus. Nous croisâmes un autre groupe qui revenait de la promenade. Tout alla très vite. Un homme sortit un stylo Bic, s'en servit comme une arme, et creva un oeil qui se mit à couler comme du jaune d'oeuf.

Le bruit des trousseaux de clés, des clés longues et polies par les usages incessants. Les pantalons bleu marine des gardiens, déformés aux poches à cause de ces trousseaux qui me faisaient toujours songer à des sésames de contes. Mais de quels contes ?

Les familles attendaient les parloirs dans le sas d'entrée de la prison : ballots de linge, mines tristes des mères, épouses habituées qui parlaient fort, plaisantaient les gardiens, nouvelles venues qui se cachaient, hagardes, honteuses, les yeux rougis, se faisaient le plus petites possible, les enfants qui se chamaillaient, dont les nez coulaient, les bébés, les vieilles mères arabes aux parfums de cumin et de henné auxquelles des jeunes filles très belles traduisaient les instructions et les horaires affichés.

Marc V. m'envoya une table à la figure. Plus tard, ils se justifia : " Ce n'était pas contre vous que j'en avais, mais il fallait que ça pète, c'est à cause de ce fumier de Bricard qui m'a sucré mon parloir, excusez, Prof, je suis un sanguin ! ". Un autre jour, bien des années plus tard, c'est Vincent A. qui, dans le couloir, explosa soudain, cassa une porte, tapa dans le mur, sur les gardiens, m'attrapa le bras comme pour me l'arracher, avant de s'évanouir, assommé.

Des scènes isolées. Je ne me suis jamais senti en danger en prison, comme je peux parfois avoir l'impression de l'être dans la rue, dans le métro, face à des chiens énormes aux têtes de chimères dégénérées, ou encore à leurs maîtres.

En été, une très chaude journée, montant un escalier, par une fenêtre qui donnait sur la cour de promenade du quartier " femmes ", je vis une jeune fille adossée contre le mur, la jupe remontée sur ses cuisses. Sa culotte était très blanche et ses longues jambes couleur café crème. Le soleil, sa caresse. Elle semblait toute entière se donner à lui, les yeux fermés.

Ce détenu qui lisait Proust, et ce jeune gardien qui lisait Joyce, tandis qu'un de ses collègues préparait l'organisation de la Fête de la Bière qui avait lieu dans son village chaque mois de juin : " Pour cette année, on a élevé un veau à la bière, il paraît que ça se fait au Japon. "

Un mineur surnommé Gore-Tex - parce que " Moi, Prof, j'suis étanche ! " - me dit qu'il allait bientôt partir au Burkina-Faso, dans le cadre d'un programme de réinsertion par les vacances et les loisirs, et que là-bas, tous les jours il irait à la mer, " La vie de pacha, Prof ! ". Sa déception quand je lui montrai sur la mappemonde ce pays sans mer et sans plage. Géographie des rêves.

Le quartier B, celui des détenus impliqués dans une affaire de moeurs, viol ou pédophilie. Etre du B, cela voulait dire être pire qu'un chien, ramper sur commande, se faire casser la gueule, recevoir la haine des autres détenus, le mépris de la plupart des gardiens. C'était être moins qu'un homme.

Le petit peuple des instituteurs et des institutrices organisait avec méthode et conviction son planning, ses réunions, ses roulements, sa pédagogie, ses vacances, ses repas de fin d'année, son café du matin &endash; " On met dix francs chacun par mois, Josette s'occupe des filtres, Monique du café et moi des gobelets " - ses stages, ses achats groupés de vins et d'escargots de Bourgogne, ses collectes à l'occasion d'un départ en retraite ou bien d'une naissance.

La hiérarchie des crimes, organisée par les détenus, plus moraux encore que la plupart des juges: le viol est pire que le meurtre d'enfant qui est pire que le meurtre d'un vieillard qui est pire que le meurtre gratuit qui est pire que le meurtre motivé qui n'est lui-même pas pire que le cambriolage, l'attaque à main armée, le parricide ou le matricide, le vol de voitures.

La fille d'un des directeurs de la prison partait chaque matin à l'école, en franchissant toutes les portes, une à une, avec son gros sac sur le dos, ses douze ans, son air triste et ses joues pâles de petite fleur de serre. Clélia Conti.

Je me souviens avoir fait cours quelquefois avec des moufles que d'ordinaire je prenais pour aller en haute montagne. C'était tout au bout du quartier central, dans la dernière salle. Les tuyaux du système de chauffage ne parvenaient pas à y amener de chaleur. Nous étions dans un janvier ordinaire, pas plus polaire que les autres janviers des autres années. Depuis, cette salle de cours a été transformée en cellule. Le système de chauffage quant à lui n'a pas changé.

La politesse profondément humaine de quelques gardiens qui ne tutoyaient jamais les détenus, ne les insultaient pas, les appelaient "Monsieur", sans ironie ni affectation.

Les cellules étaient le plus souvent tapissées de photographies découpées dans des revues pornographiques, par dizaines, avec au centre de ce grand puzzle de chairs glacées, deux ou trois photomatons sur lesquelles des visages d'enfants souriaient en montrant leurs bouches roses et leurs dents incomplètes.

La prison était un ancien monastère. Durant la guerre, il avait servi à interner les juifs de la ville avant leur déportation. Maintenant, il servait à enfermer entre trois cents et cinq cents personnes. C'était en définitive un lieu qui avait toujours servi.

Se laver devant les autres, déféquer devant les autres, vivre devant les autres, partager avec les autres - souvent trois ou quatre - moins de dix mètres carrés. Parfois être dans une cellule de douze, muni d'un seul lavabo où ne venait que de l'eau froide. Entendre les rêves des autres, leurs cauchemars, leurs pets, leurs pleurs, leurs haines, subir l'autre, se faire violer par l'autre quand on était très faible et qu'il y avait un fort qui avait des désirs. Faire le larbin quand on n'avait pas d'argent, qu'on ne pouvait pas cantiner. Faire la gonzesse, parfois. Mais cela ne se disait jamais. L'administration n'en parlait pas non plus. Elle avait longtemps hésité avant de distribuer des préservatifs. Elle ne le faisait d'ailleurs pas toujours. Je me souviens d'un instituteur qui s'était révolté contre cela : " Leur donner des capotes, c'est les inciter à s'enculer ! ". Mieux valait que certains s'enculent sans capote et entrent ainsi dans la joyeuse communauté du SIDA. L'instituteur pouvait continuer à dormir tranquille.

Avant chaque session, les jurés d'assises visitaient la prison : petite promenade de zoo, entre peur, frisson, curiosité, yeux larmoyants. " Pauvres gens...", " Mais ils sont bien tout de même...", " Vous avez vu les traits de celui-là... ", " La télé dans toutes les chambres... ", " C'est terrible...".

Souvent, des comédiens et chanteurs sans talent proposaient bénévolement leurs spectacles insipides, ennuyeux, que les détenus étaient obligés de subir. Comme si la prison était le dernier lieu où tout, même le pire, pouvait advenir. Comme si là on ne pouvait rien refuser sous prétexte que c'était déjà bien qu'il se passât quelque chose. Et puis parfois, il y avait un miracle, la visite de Michaël Lonsdale, par exemple, qui venait lire des textes, avec sa voix étrange et sa bonté barbue.

Le travail à la prison : coller des enveloppes, réunir des paquets d'agrafes, fabriquer des pochettes en carton, rien d'autre souvent. L'exploitation de ces travailleurs dociles, les détenus, payés chichement au grand profit des entreprises extérieures qui les employaient.

Beaucoup de détenus parlaient à l'aumônier, faute de mieux, par manque d'autres oreilles et d'autres coeurs. Ce curé avait les traits d'un missionnaire exalté. Il finit par prendre sa retraite et ne revint jamais.

La mort en prison, qui n'avait jamais de visage, qui était annoncée toujours avec quelques jours de retard. Par pendaison, et de nuit, le plus souvent. Les détenus ne voyaient jamais le médecin quand ils le voulaient. Le remède universel qu'il prescrivait : deux comprimés de Doliprane, valable pour le mal de dos, les gingivites, l'insomnie, les douleurs articulaires, les gastro-entérites, les entorses, la dépression, les hémorroïdes, etc. Un psychiatre venait voir le détenu une heure ou deux, jamais plus, et rédigeait un rapport d'expertise qui serait lu en cours d'assises et déciderait parfois du sort du condamné, du nombre de ses années d'emprisonnement.

Les quatre policiers, trois hommes, une femme, toujours les mêmes, qui emmenaient les détenus au tribunal, chaque jour, après leur avoir entravé les mains et parfois les pieds. Leurs visages luisants après le repas qu'ils prenaient au mess, servis par des détenus en veste blanche. Leurs plaisanteries. Leurs pistolets, lourds, qu'ils déposaient à l'entrée. Leurs visages le soir, à la télévision, dans les images des procès quand, dans le box du tribunal, ils encadraient celui qui était jugé.

Le copain d'enfance croisé en prison. Le fait de me dire que finalement, c'était normal de le retrouver là, lui qui, adolescent, ne cessait de commettre de petits larcins, de voler des mobylettes, d'être impliqué continuellement dans des bagarres au couteau &endash; il en avait d'ailleurs gardé deux minces cicatrices sur la joue qui prolongeaient son rire. Lui me reconnaissant aussi, m'apprenant qu'il était devenu gardien depuis dix ans, et qu'il venait d'être muté dans cet établissement : quand je l'avais aperçu, il sortait du bureau du directeur à qui il était venu se présenter.

Les avocats, toujours pressés, qui regardaient autour d'eux comme si la terre était constellée de crottes de chien ou de chiures de mouches.

Les détenus qui essayaient de s'attirer les faveurs ou l'écoute d'un gardien, le flattaient, lui parlaient, lançaient des plaisanteries, demandaient des nouvelles de sa famille, lui faisaient croire qu'ils le trouvaient sympathique et intelligent, essayaient de le tutoyer, tout cela pour avoir une douche en plus par semaine, ne pas être oublié pour la promenade, ou pour parler, tout simplement.

L'Islam mal digéré de beaucoup de détenus se découvrant musulmans durant leur incarcération. Les murs défraîchis résonnaient de leurs prières approximatives et de leurs fiévreux ramadans. L'identité pan-arabe. Ma difficulté à convaincre un Turc qu'il n'était pas arabe. " Vous insultez mes pères ! ", avait-il fini par me répondre, avant de claquer la porte.

Le visage rouge à force de baisers donnés et rendus, la jupe froissée et le chemisier encore un peu ouvert de cette jeune femme croisée sur le trottoir de la prison, alors qu'elle sortait d'un parloir, par une fin d'après-midi de mai.

Ali D. avait le même âge que moi. Faisant le compte tandis que nous parlions, il s'aperçut qu'il avait déjà passé la moitié de sa vie en prison. J'avais trente-trois ans à cette époque. Ali marchait sur les coursives en ne baissant jamais la nuque. Les gardiens le craignaient. Il aimait Chet Baker. Il fut transféré dans le Nord, à Loos. Je ne le revis jamais. Il avait une petite fille, conçue lors d'une brève période de liberté. Il était né à Belleville. Quand il était enfant, il capturait les chats, les enflammait, et les jetait dans le vide du haut du toit de certains immeubles. Cela m'avait horrifié. Pourquoi ces meurtres de chats m'étaient-ils apparus plus réels que tous les meurtres commis par les détenus que je rencontrais ? Par la suite, Ali devint braqueur. Nous avions beaucoup de souvenirs communs, sans jamais nous être pourtant connus.

Tous les gens admirables et humains que j'ai pu croiser pendant onze années, en prison, tandis que j'allais y parler de littérature, trois fois par semaine : gardiens, détenus, visiteurs, travailleurs sociaux, instituteurs, personnels administratifs, gradés. Oui, admirables et humains, il y en avait.

Tous les gens médiocres et pervers que j'ai pu croiser pendant onze années, en prison, tandis que j'allais y parler de littérature, trois fois par semaine : gardiens, détenus, visiteurs, travailleurs sociaux, instituteurs, personnels administratifs, gradés. Oui médiocres et pervers, il y en avait.

La petite phrase, qui faisait rêver tous les détenus que j'avais en cours parce qu'elle ouvrait alors toutes les portes, phrase que j'ai prononcée des milliers de fois devant les interphones : "Claudel, professeur... ", phrase que désormais je ne prononcerai plus jamais.