Magali Escatafal / 29 choses déposées dans le présent qui s'écrit

Magali Escatafal vit et travaille à Bordeaux

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Dans le souvenir tout commençait par une promenade le long des berges . Maintenant, assise sur la pierre refroidie , le jour baisse. Bientôt je n'y verrai plus rien. La soirée est belle . Le froid n'a pas encore pénétré le corps. Soleil et froid. La vie est douce. Le corps n'est plus brisé . Au hasard d'une rencontre... La douceur, là . Il y a cette image du corps qui avance, des pas sur les dalles de pierre, de l'eau tout proche. Puis le visage , les traits se durcissent. On voudrait s'empêcher de compter les jours.

Il y a aussi cette image de deux corps séparés d'abord, marchant en sens inverse sur cette même berge. L'un à la rencontre de l'autre, chacun seul, un peu distrait par des pensées flottantes. A l'instant où les yeux se lèvent a lieu comme un choc. Tout près, sa silhouette, tout près ses épaules cachées par un col de laine, ses mains gantées .Est-ce qu'elle la regarde ? Comment se soustraire à la rencontre ? J'avance dans le récit sans faire le moins de bruit possible. Ces deux là sont surpris,un peu effrayés. Un geste malencontreux et tout est fini, tout disparaît. Peut-être vaut-il mieux ? Elles ne peuvent quand même pas restées figées dans ce silence.

Écrire, écrire. Sur rien. Sur toi. Sur ce rien qui me reste de toi. Sur ce rien qui reste de toi.

Tout s'effondre : cathédrales.

La main tremble, les mots tremblent. De l'autre côté du fleuve les comédiens attendent. Sur le pont les hommes et les femmes regardent passer le fleuve. Longtemps ça a été moi de l'autre côté du fleuve. Loin ces jours où son regard s'offrait à mon ventre. Envolées, les sirènes sourdes. Ré majeur : la tristesse. Toujours la même victoire.

J'ai vu des arbres j'ai vu la lumière sculpter les corps j'ai vu naître des hommes, des visages blanc j'ai vu des bateaux emporter des mains tendues j'ai vu des mers se souvenir des ombres des sirènes j'ai vu des mers amoureuses j'ai vu des mers engloutir des colères j'ai vu des mers manger la pluie j'ai vu des mers se reposer du côté des plages j'ai vu des mers me regarder j'ai vu la mer me regarder j'ai vu la mer me raconter les histoires des hommes en colères. La mer me regarde et m'écoute. Ma voix est entrée dans la mer.

Deuxième image : un temps plus proche .Je la regarde, elle se déshabille. Petite, brune, les cheveux rasés, habillée de noir, elle enlève son pull. Il fait chaud ici. Quelqu'un, sur la scène, lit un texte. C'est un poème contemporain. On est tous à l'abri dans ce hangar-théâtre. On écoute, on se regarde. Je la regarde. Un peu plus loin, assise à même le sol, adossée à un pilier de béton, elle prend des notes, puis se défait de son pull ample et noir. Mes yeux croisent ses yeux. Elle semble calme.

On marche dans la ville . Maintenant on va pouvoir se parler. La vie glisse sur toi. Plus rien n'accroche. Dans le bus qui te mène à l'atelier : une autre impression de la ville. Je vois les frises de faïence des façades. Entendu : " Rien n'était désirable ". Je connais cet état. Mâcher les mots. Immobilité. Ne rien faire que penser. Tourner dans le rond de ses pensées. Tourner en rond. A la fin : épuisée. Ce n'est pas lui. Un rêve. Deux fois son désir. Deux nuits mon désir.

A la troisième image j'entre , quelques pas en direction de la nef : La main dessinée. Les couleurs ajoutées. Le bruit de la pluie. On regarde les tapis posés, la couleur se dilue. La couleur, la forme (qui) commence. Au commencement... Décrire au milieu du monde. D'écrire au milieu du monde. Le grouillement autour . Grouillement de voix, grouillement de pas. Les paroles sur les paroles. Les voix effacées par d'autres voix. Je vois les visages. Ça passe, ça bouge. Possible de lire ici. Le monde déplace son ombre sur la page du livre. Début du combat. Jusqu'où ? La voix qui rappelle. Cette voix, cette musique, en nous réveillées des voix, des visages. Les souvenirs mêlés à l'aujourd'hui : miroir. Qu'en reste-t-il ? Il y a elle. Attardé dans le blanc de ma peau, ta voix soudain violente - non, soudain menacée -(la crainte que tu as). Aujourd'hui les cyprès, et quelques palmiers dans les jardins de cette villa. Ces corps. Les blancs avant. De la peau, de la page. Je vais prendre la mer. Aller avec les vagues. Je sais que c'est possible. Là, entre ce qui nous rêve. Qu'il est possible de se tenir, assis, des heures devant cette table - les mots déferlent.

Lu à voix haute les parties du texte que tu as écrit quand elle rêve. A la fin : essoufflée : pas de ponctuation. Ta disparition ? Ici, harmonie des choses. Moi, avec les choses. Souvent on me demande qu'est-ce que j'en pense : rien. Difficile de penser. Ma langue est pauvre et les mots ne viennent pas. A cet instant je dois répondre. J'ai l'habitude de recopier des phrases qui ne m'appartiennent pas.

L'atelier n'a pas lieu. On se parle : échange sur rien, on attend que cela commence. Il ne viendra pas. Un mot distribué enfin nous parvient : aujourd'hui absent. Plus tard ce café, face à l'arrêt de bus. On se parle, mais cette fois nous sommes deux. Tu commandes deux cafés. La porte est restée ouverte. Ici on vend des sandwichs orientaux, la viande braisée, l'huile de friture, les pâtisseries un peu sèches, nos cafés. Assis, l'un en face de l'autre, elle face à la rue : ouverture. Presque tout le temps de la conversation elle regardait le sol, les yeux baissés. On a gardé nos manteaux. Le froid de l'automne arrive. On regrette l'année passée, on se le dit. On se dit l'importance de cette rencontre déterminante. Puis la phrase est lancée. Aujourd'hui elle résonne. Je recopie ce texte en changeant juste le sujet de la phrase. Distance. Je n'ai pas voulu modifier quoi que ce soit d'autre. Je reviens à cet instant. Rapprochement. Se dire des choses une fois. On sait, après les avoir dites, qu'on n'en reparlera pas - du moins aussi clairement. Plus tard on prendra des détours, on préférera la métaphore. Mais ces mots sont beaux. Ils font du bien.

29 choses déposées dans le présent qui s'écrit. Au milieu des icônes : le visage d'une femme à la chevelure dorée, une photo d'actrice américaine noyée dans la lumière des projecteurs. Une photo découpée dans un magazine. Dans la nuit des projecteurs, j'ai failli l'oublier.

Au trentième objet : celui qui fut frère, toujours enfant prés de moi.

J'irai à son enterrement, je verrai son père et sa mère, les lèvres serrées. Je lirai dans le blanc de leur face les mots qu'ils n'ont pas voulu. J'irai voir peut-être le lit où il a dormi sa dernière nuit.

J'entre, baiser sur le front, timidité des gestes et des paroles. Tu vas mourir. Je suis là. J'ai fermé la porte. Je sais que tu vas mourir. De ça, on n'en guérit pas. Tu sais que je sais. Tu l'a voulu ? Tu l'as cherché derrière ces ombres embrassées, derrière ces mains caressées, derrière toutes ces bouches, ces yeux, ses peaux lisses, ses parfums. Je te regarde maintenant. Ton sourire contre ma tristesse. Et pourtant pas de tristesse. Pas d'émotion. Sensations disparues. Nos deux corps, un grand vide. Ta main posée sur ce drap. Hôpital. Porte large pour laisser passer plus facilement les corps, couleur pâle sur les murs, trop chaud, trop blanc. Expérience d'anéantissement. Tous ces jours près de toi disparus. Tu n'es déjà plus là. Ton corps est là, mais toi ? Je prends la main de quelqu'un qui n'est plus là. Je n'ose pas te toucher. Je n'ose pas te réveiller. Ce cauchemar.

Tu ne peux plus rien manger, rien avaler. Tes substituts de repas, tu dis, posés là sur le plateau. Même ça tu ne peux plus. Il y a quelques mois la moitié de ton visage s'était endormi. Emportée. Tu savais que ça allait commencer : les petites faiblesses, plus de défense. Ton corps ne se défendait plus. Il fallait l'aider, il se transformait. Tu souriais de cette métamorphose. J'observais ça de loin.

Ta main posée sur ce drap: ne pas toucher. Pas touchée. Chacune de mes cellules.

Ça va ?

Fatigué.

Et après, comment continuer, comment poursuivre la conversation ?

Tes cheveux, presque plus rien. J'entends encore tes rêves de déserts, de plages d'Afrique, de voix au téléphone. Un ami, là-bas, viendra te voir. J'accepterai cette autre vie, parallèle. Je mélangerai son désir avec mon désir.

Ici, plus de voix, plus de soleil d'Afrique. Cette main sur ce drap. Ces doigts longs et fins - des doigts de femme ? Je suis restée longtemps sans répartie, sans presque rien te dire, sans presque rien échanger. Je t'ai donné un livre. Un livre pour toi. Des mots pour toi.

Un message sur mon répondeur. Je rappelle d'une cabine. Mort. Dans ma voix de la colère, la colère de ne pas avoir été prévenue assez tôt. Je retrouve X dans un bar, que j'avais quitté le temps de téléphoner. De la mauvaise bière jusque tard dans la nuit.

J'irai à son enterrement. Je me souviendrai des paroles excessives de son père rapportées par lui, quelques jours plus tard. J'examinerai ce jour-là, les conséquences de cette disparition. Je marcherai sur cette route de campagne jusqu'au cimetière. Je n'aurai rien à dire à ces inconnus. Le bruit des talons de femmes sur le bitume, le soleil ce matin-là, les pollens de l'été, le chien perdu sur cette route : tout sonnera faux. On croirait un décor, on croirait à une reconstitution, une scène de cinéma. Pas de chagrin dans mon coeur. Mon coeur aurait éclaté de douleur. Il n'y a pas de deuil.