Antoine Spire / La mémoire a-t-elle des ennemis?

à propos de La mémoire, l’histoire, l’oubli de Paul Ricoeur.

Antoine Spire est journaliste, il a longtemps travaillé à France Culture. Dernier livre publié : L'obsession des origines, Verticales, novembre 2000.

 

La publication du livre de Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli fait événement dans cette rentrée. Ce grand connaisseur de la phénoménologie allemande autant que de la philosophie politique anglo-saxonne est un formidable lecteur qui s'est affirmé au fil des années comme le porte-parole d'un humanisme renaissant et rénové. Le livre fut précédé, le 13 juin 2000, par un discours prononcé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne à l'occasion de la conférence Marc Bloch organisée par l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Le texte complet en fut publié par Les Annales. Ricoeur montre d'abord que la mémoire précède l'histoire, qu'elle est plurielle, tout un chacun ayant droit de se souvenir. Les difficultés commencent avec "la mémoire empêchée" par le refoulement, "la mémoire manipulée" par le biais de récits narcissiques et de silences coupables et "la mémoire obligée" au nom du devoir de transmission. "Le devoir de mémoire, écrit-il, est aujourd'hui volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travail critique de l'histoire au risque de fermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier, de la figer dans l'humeur de la victimisation, de la déraciner du sens de la justice et de l'équité. C'est pourquoi, conclut-il, je propose de dire travail de mémoire et non devoir de mémoire." Ce qui est interrogé ici c'est l'effet d'imposition que provoquerait "le malheur singulier d'une communauté historique" et l'impératif mnémonique auquel nous contraindrait une victimisation figée. Plus loin, il évoque encore cette intimidation qui menacerait le jugement historique : "il ne faudrait pas toutefois qu'une nouvelle intimidation venue de l'immensité de l'événement et de son cortège de plaintes vienne paralyser la réflexion sur l'opération historiographique. C'est au juge qu'il revient de condamner et de punir et au citoyen de militer contre l'oubli et aussi pour l'équité de la mémoire. A l'historien reste la tâche de comprendre sans inculper ni disculper."
Si nous comprenons bien, l'historien devrait garder une neutralité que le juge ou le citoyen n'a pas vocation à entretenir. C'est installer l'historien dans une position d'arbitre que justifierait sa seule compétence scientifique (?). C'est oublier que l'historien est aussi citoyen et qu'on voit mal comment il partage son activité professionnelle et son point de vue subjectif. Il n'est pas seul en face de son objet, mais solidaire de telle ou telle équipe de recherche où des conflits entre pairs et des problèmes de carrière ont une place qu'il est illégitime de taire. Sans doute l'historien ne doit-il pas s'identifier au juge, et ne doit-il "ni inculper ni disculper". Pourtant, face au négationnisme ou à la banalisation de la Shoah, l'historien n'a-t-il pas le devoir de prendre parti ? Contrairement à ce que laisse entendre Paul Ricoeur, la Shoah ne sera jamais un sujet historique comme les autres et le rapport entre mémoire, jugement et histoire ne sera jamais le même que dans n'importe lequel autre contexte. En convoquant la mémoire d'un groupe comme un élément de pression qu'il faudrait récuser, il nous inquiète et témoigne d'une évolution des mentalités qui s'apparente à un retournement de conjoncture.
Dans une interview donnée au Nouvel Observateur le 11 septembre dernier, Paul Ricoeur, à qui l'on demande ce qu'il veut dire en affirmant que l'idée de devoir de mémoire s'accompagne nécessairement d'une pointe de manipulation et constitue même "un piège" dans lequel il importe de ne pas tomber, répond que c'est l'un des points de son livre sur lequel la conférence de juin a simplifié à outrance les enjeux. Il ajoute : "Je ne dis pas que le devoir de mémoire est en soi un abus. Je dis qu'il y a effectivement un devoir de mémoire, car la dette à l'égard du passé oblige, mais qu'il est l'occasion d'abus. La position de victime tend en effet à refermer une communauté historique sur son malheur singulier, à la déraciner du sens de la justice." En fait, Ricoeur confirme le propos. Une communauté qui fut victime d'exactions court-circuiterait le travail historique et risquerait d'abuser de sa mémoire.
C'est bien évidemment la mémoire de la Shoah que Paul Ricoeur convoque pour stigmatiser les pathologies individuelles ou collectives qui auraient pu lui faire prendre trop de place. D'où vient ce trop ? Si Ricoeur veut critiquer les déclarations passionnelles on peut l'entendre. S'il veut réduire à rien l'acquis du travail de mémoire d'une communauté qui s'attache à rendre compte d'un projet unique d'extermination totale dont elle fut la victime, on ne peut pas le suivre.
Les juifs se considèrent à juste titre comme dépositaires d'un passé qu'ils ont le devoir de maintenir vivant. En contestant cette notion de devoir, Ricoeur risque de disqualifier les enseignements produits par cette aspiration collective à faire survivre les traces du passé. Ricoeur avait consacré, de 1983 à 1985, trois volumes de Temps et récit à une première réflexion sur le récit historique qu'il décrivait comme indispensable, à égale distance du récit scientifique objectif à la Braudel et d'une littérature moderne qui refuse fables et héros. Il écrivait, page 306 du tome III : "Il existe peut-être des crimes qu'on n'a pas le droit d'oublier, des victimes dont les souffrances appellent moins à la vengeance qu'au fait d'être racontées après. Rien que la volonté de ne pas oublier peut avoir pour conséquence que ces crimes ne se répètent plus jamais."
Aujourd'hui Ricoeur adopte une position différente. La narration n'a plus la même importance. Ce qui importe plus que tout, c'est la véracité des faits et pas ce qu'on en dit ou ce qu'on en écrit. C'est à tel point que Ricoeur pense que le débat doit avoir lieu sur le point de savoir si les faits sont exacts... et la perspective de celui qui les interroge est passée sous silence. (Cf. p. 443) Entre un négationniste et un historien sérieux le partage devrait être objectif sans qu'on ait à prendre en compte leurs objectifs politiques et psychologiques respectifs.
Dans Temps et récit, Ricoeur soulignait que le consensus devait se faire autour du caractère traditionnel du récit. Mais aujourd'hui, dans ce nouveau livre, ce qui est recherché c'est le "souvenir heureux" autour duquel s'organise comme une sérénité consensuelle. "Une société ne peut être indéfiniment en colère avec elle-même", écrit-il page 651. La protestation et la plainte des victimes de la Shoah devraient-elles prendre fin pour qu'un souvenir apaisant en soit la seule trace ?
Il y a là une transformation de perspective qui nous préoccupe. Elle fait suite aux prises de position de Tsvetan Todorov dans Les Abus de la mémoire (Editions Arléa) et consonne avec certaines des prises de position de Pierre André Taguieff dans L'Effacement de l'avenir (Editions Galilée). Ricoeur, comme Taguieff, semblent par exemple prendre leur distance avec la critique que les meilleurs historiens et philosophes allemands adressèrent dans les années 1980 à leur collègue Ernst Nolte, auteur de la thèse controversée selon laquelle le nazisme n'aurait été qu'une réaction au bolchévisme.
Alain Finkielkraut semble lui aussi évoluer dans ce sens lorsque, dans son dernier livre, Une voix qui vient de l'autre rive (Editions Gallimard), il affirme que la mémoire n'a que des amis aujourd'hui, mais que certains d'entre eux sont des amis inquiétants. Ainsi se solidariserait-on trop facilement avec les juifs et une religion universelle de la Shoah s'installerait-elle. Est-ce à dire que la référence obligée à la Shoah serait formelle et sortie de son contexte historique ? Si Auschwitz est devenu une sorte d'étalon du phénomène de criminalité collective, nombreux sont ceux qui refusent encore à en entendre parler plus avant, se disant saturés de mémoire et d'histoire. Mais Finkielkraut ne les aperçoit pas et pour lui la mémoire n'a plus aujourd'hui d'ennemis crédibles. Il reviendrait à quelque savant éclairé de nous proposer le bon usage de la mémoire. Ricoeur serait-il de ceux-là ?
Cette convergence qui ne justifie aucun amalgame nous paraît inquiétante. Pour nous, la mémoire juive devrait garder toute sa place dans les récits de la Shoah et continuer à compter aux côtés d'autres travaux réputés comme scientifiques.