Hervé Chesnais / Tentative d'équilibre (20 proses courtes)

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n° 794

(sur la main droite)

Nous vous inscrirons des chiffres sur le dos de la main, dans des matinées d'étampage où nos flics vous auront levé comme lièvres en octobre, et c'est toujours octobre pour vos courses d'ombre, et c'est toujours hiver pour vos yeux creusés. Vous serez liés deux à deux par des liens de plastique à fermoir crémaillère - les flics sauraient le nom de ces menottes jetables- puisque vous n'avez droit à nul métal, pas même celui de nos chaînes, puisque vous ne valez que plastique, puisque vous êtes plastiques, puisque vous êtes jetables, puisqu'on vous jette.
Vous vous ressemblez tous. Nous ne voulons pas voir votre visage. Nous n'avons pas d'interprètes pour parler vos langues qui nous semblent si laides, si primitives, si barbares, et vos visages se répètent dans le halo de nos phares, et vos blessures elles suintent toutes de la même angoisse. Vous êtes pauvres à faire peur, et de fait nous devons trembler de tous nos bridges, et de fait nous devons être bien riches pour n'avoir rien à vous offrir que de l'encre sur vos poignets - de l'encre hypoallergénique, qui s'en ira quand vous serez repartis d'ici- sur vos poignets liés comme une tige sur un tuteur, un antivol sur un blouson dans un rayon d'hypermarché. Non, pas d'implantation. Vous sonnez aux frontières où l'on vous refoule avec humanité, avec un coussin sur la gueule si vous n'êtes pas assez humains.

Prose pour A. Bertrand

Nul ne sait ce qui mugit passés les arbres révélés dans le pinceau des phares, et l’odeur qui par nappes s’épand comme un brouillard en mai, moi non plus ne l’assigne à nulle glande bien que par rumeurs, par remugles, le mot fauve vienne se rabattre, tel un ressac que repoussent les gens sérieux, ces rocs.
N’importe ! il existe un bruit, une puanteur, et qui les perçoit, pour peu que les ombres griffues des arbres se prêtent au théâtre de sa peur, il ne saurait les résoudre ainsi.
" Sommeil je veux, sommeil serein ! " implore-t-il noué dans les draps d’où surgit, sitôt passé le seuil, la manière de hurlement qui le hante dès que la lampe n’éclaire plus par-delà la croisée l’orme mort à l’automne ; la pestilence les imprègne, tannerie, sperme, urine tout ensemble.

Paranoïa

Des sentinelles nous préviennent, aguerries par les ans, qui scrutent l’air impur de nos marches, des frontières : l’ennemi menace, son parfum rôde, on a trouvé des traces ; chevaux ferrés à leur façon.
Part l’émissaire dans l’ombre de l’aube, qui sort de la garnison sans les sonneries d’usage. L’ Etat-Major doit savoir : il est des feux certaines nuits sur le flanc des Monts, des fumées de campement.
- Campement ?
- Campagne ?
A la ville, on rit : rien sur les images-satellite, et ces montures d’un autre âge, berlue de vigie épuisée. Un stratège railleur évoque les faisceaux, craint les fourches caudines.
Quant à nous, résignés, c’est du fortin que nous attendons les Barbares. Et sachant lire les signes, nous savons que nous serons vaincus.

La gloire de mon père

Dans l’armoire de mon enfance – marqueterie rustique- un fusil mitrailleur dont je trouvais les balles en volant des bonbons ; c’était le temps de mes dents saines et de mon père aux cheveux roux.
Il aimait parler en arabe aux colporteurs de ces pays ; que disait-il ? – Les mots que je sais aujourd’hui, qui enchantaient les exilés. Ils repartaient pauvres, ravis, mais moi j’avais tremblé pour eux qu’il ne ressorte son fusil, pas les mots d’adieux ni d’usage, le fusil. Les balles ailées; les balles.
Les photos je les avais vues. Cadavres de bergers exécutés ; mon père assassin qui se targuait de preuves. Avant après, vivants puis morts, abattus là les mains liées dans la montagne qui était leur. Et je trouvais des balles en cherchant des bonbons. Et j’avais peur pour les vendeurs berbères, tant ils ressemblaient aux cadavres, aux trophées de mon père.

Sevrage

Inquiétante, un peu, la campagne où je vivais seul au point de parler la nuit aux bêtes, moi qui ne sais pas leur parler, qui me touchaient de toutes les façons possibles, que j’effleurais électrisé, ventre de truite, bec de grive, fourrure de lièvre au gîte, j’ai surpris en ces heures de mai tous les sommeils et toutes les amours et j’ai tout envié, moi qui étais privé de tout.
- Es-tu fou pour courir ainsi sans avoir fermé l’œil, ramper parmi les cressonnières pour ouïr l’eau fuir des faux-plats ?
- Es-tu fou que ne t’enchantent plus amis ni amants, que tu saignes à chercher la raison des choses dans l’épaisseur des ronces et non dans le parfum des roses ?
De fait, je ne dormais pas, moi qui dormais si bien, ni n’aimais pour autant,
moi qui cherchais l’amour et qui trouvais des œufs, trop tôt pour discerner au nid les teintes ni le mouchetis, à peine le grain sous le doigt. Je ne les gobais jamais mais plaignais l’oisillon – pas longtemps ; la belette se chargeait du reste et je pouvais enfin espérer dormir.

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Prose pour l’éventreur

Lui l’assassin qui longe le fleuve –et tout fleuve est amour qui penche vers la mer- perce le ventre des femmes d’une lame triangulaire tandis qu’il les tient à la gorge. On retrouve sur les cadavres la trace glaireuse de son sperme, un mégot écrasé sur les lèvres de la victime, un verset de la Bible –il est question de Babylone- le dessin de ses semelles –du quarante quatre et des fers aux talons.
Mais il a disparu dans les buissons près de la berge, à peine un lacet de fumée dans l’air du soir un souffle un peu court en contrebas, évanoui ce songe sanglant que des policiers en sueur recherchent. L’Ange du Mal prend mille visages et c’est en vain que les hommes le chassent : il reviendra charmer les lavandières de sa voix suave, ensanglanter leur linge éclatant du bleu de Marseille, essuyer son poinçon à leurs jupes troussées, sous l’œil effaré d’enfants très purs à qui il sourira.

Quant au vieil âge de ma mère

On ne sait quoi dire. On se téléphone, la sœur et le frère, fiers de se comprendre, un peu pathétiques de lucidité. La maladie de la mère, nous l'avons retournée , nous en avons malaxé les signes dans l'espoir vain d'en tirer le suc qui les soirs d'orage, d'orphelinat humide en dépit de la douceur des couettes, semble contenir le vaccin de nos insomnies, l'élixir dont nous attendons tant pour elle.
Est-elle seulement malade? Souvent nous décidons que non, en dépit de la cortisone et des antalgiques, nous optons sans vergogne : le psychosomatique; elle brode elle invente, elle s'empare des symptômes que nous lui refusons pour tresser ce mal inouï qui ne ressemble qu'à elle, dont elle jouit.
Elle se punit, bien sûr, et c'est justice. Aveugle, elle ne s'est pas crevé les yeux à la façon des mythes, elle s'est rongée comme les statues des cathédrales qu'érodent les vapeurs du siècle. C'est par morceaux qu'elle tombe, c'est par morceaux que nous la ramassons sachant que ce puzzle-là, nous n'en remembrerons rien. Sachant encore que nous ne voulions pas de cette souffrance-là, que c'est vivante qu'il nous la faut. Car c'est vivante qu'elle pourra nous dire ce que nous voulons savoir.
Nous regardons les doigts très blancs de sa main trembler pour déplacer le pion sur le plateau de monopoly, nous observons ce sourire forcé qui leurre le petit fils qui joue, qui joue! Nous scrutons les filaments blancs de ses yeux sans larmes. Nous non plus, nous pleurons pas.

Ce qui a disparu

Tout avait changé dans la ville, et jusqu'au nom des rues, aux raisons des bâtiments qu'elle ne reconnaissait pas: avais-je vu, enfant, le Bassin du Commerce en eaux? Et la gare de jadis, l'avais-je connue avant qu'on ne ferme la ligne?
La maison de famille, vendue voici onze ans, s'ouvre de volets bleus qui la font souffrir. Je me souviens avec elle du gris perle d'avant, plus discret nous en convenons. Et le portail, blanc désormais, pourquoi? Automatique, soit, mais blanc, mais pourquoi blanc? Elle n'entrera pas.
Chaque demeure reconnue livre le nom de propriétaires - morts, dit-elle, et parfois elle se souvient des circonstances d'une fête. On dansait le dimanche à la ferme de la Grande Cour. D'autres noms au hasard des rues, méconnaissables de propreté. D'autres noms disparus.
Le clocher sonne de l'église où elle s'est mariée. Le cimetière où ses parents sont enterrés sous une dalle de marbre noir, elle y a sa place, elle me la rappelle, cette place qui reste dessous la lame c'est pour elle, à la sortie de cette ville où elle ne connaît que des morts.

Le sens de la marche

Ici, glaise et silex, le pas blesse le pas pèse, mais nous marchons sous la futaie tremblante, verte encore de cette pluie douce qui retarde le gel. Vertes les gerçures qui lézardent nos jeans. Ocres de glaise, nos bottes alourdies.
Nous n'oublions rien dans la marche, nous ne voulons rien oublier, nous continuons de marcher ensemble. Nos couteaux lestent nos poches de velours. Ouvertes, nos paupières pourtant ne nous sont pas blessures. Nous regardons entre nous et les choses ce qui, indéfiniment, sépare et relie dans le même mouvement de cils. Renonçant à trancher, nos couteaux pliés dans les poches, nulle inscription sur l'arbre, nul amer gravé dans l'écorce, nous marchons, nous regardons.
Ce que nous voulons comprendre est infime, nous échappe, et nul doute qu'il se briserait si nous le touchions de nos doigts gourds, mais nous ne voulons pas toucher. Ce que nous aimons, c'est l'échappement même. Cet élan-là nous mène et c'est ainsi que nous marchons.

Pour votre bien

Dormez si vous le pouvez, couvrez de votre sommeil de juste les guerres sans honneur, les gestes infâmes des marchands, remerciez ceux qui ont coupé la tête des pavots, qui vous ont entêté d'opium, assoupissez vous, ils fourniront les rêves, puisqu'ils possèdent les images.
Pleurez sur ordre, prouvez qu'à vingt heures bat un cœur d'enfant puisqu'on vous infantilise, essorez vos mouchoirs de Cholet pendant la réclame, prouvez qu'à vingt deux heures un samedi sur deux bande un sexe assuré qui rêve de dentelles telles qu'on vous les propose, blanches ou roses, aux pages lingeries de tous les catalogues. Ils ont toutes les tailles, dans toutes les matières.
Courez au matin dans la nue, jouez au ballon, enfilez vos maillots lycra, enfourchez vos vélos et roulez sans rien voir que les côtes, les pentes, les virages. Rentrez fatigués du dimanche. Couchez vous tôt, fermez les yeux. Dormez, on le veut.

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Ni Ulysse, ni Télémaque

Il reviendra. Ce corps dont nos mémoires ont rejeté jusqu'à l'ombre, nul doute que le moment venu, immédiatement nous le reconnaîtrons par-delà les années, immédiatement nous le souffrirons comme le signe certain du malheur, immédiatement massif il s'imposera parmi nous, réclamera son dû.
Il reviendra briser la fête au moment même où, dans ce geste de grâce et d'oubli, nous aurons décidé d'inviter les amis et les frères, quand grillera l'agneau dessus la fosse intense, il réclamera sa part, demandera la joue que nul n'avait détaché du crâne, et nous ferons verser l'agneau dans la fournaise pour qu'il n'en touche rien.
Plus vieux de ces saisons où, avec la patience des orphelins, nous avons tissé les draps de notre nouveau sommeil, il s'étonnera de nos yeux secs, cherchera le veau gras, produira son talent. Il faudra lui rappeler que d'entre nous, le père, ce fut lui, mais que nous seuls avons persévéré dans l'œuvre et fait face, et que ses années d'abandon nous ont forgé plus sûrement que fer sur la peau des putains, mais que la cicatrice est là, plus dure que cuir.
Son retour voudra nous détruire et avec nous les années niées. Pour autant nous demeurerons. Nous avons décidé d'être sans. Même avec, nous serons si solides devant lui que son élan s'écrasera sur le chêne de la porte. Et la fête, à peine ébranlée reprendra ses droits. Sans.

Mauvais Carnaval

Lorsqu'avec les statues incendiées le silence est revenu - matin, brume de mars, verre brisé dans le caniveau- par la ville saoule nous titubions encore et tous les bars n'étaient pas fermés. Nos tempes battaient plus fort que la mascleta de midi et tous les bars n'étaient pas fermés. Défaites, nos faces de carême, seules faces de carême à n'avoir pas brûlé.
Lorsqu'avec les statues incendiées ne luisirent plus dans la ville que les dernières enseignes et des phares d'autobus - presque l'aube- j'ai voulu voir le soleil se lever sur la mer et nous avons vomi dans les dunes nos rêves, tous nos rêves, un peu de bile beaucoup d'alcool - jusqu'à l'aube- et le soleil s'est levé sur la mer mais il ne faisait pas moins froid murés dedans nos solitudes, la mienne d'où je t'aimais, puis le silence, où il ne faisait pas moins froid.

Poches cousues

A Edward Bond

Le vieillard du bout de la route, lui porterons-nous la soupe chaude dont il rêve, laverons-nous ses hardes grises, le raserons-nous après avoir couvert ses épaules aiguës d'une serviette blanche ? Comment être sûrs que nous ne serons pas de ceux qui lancent des cailloux contre ses vitres, jusqu'à les étoiler ? Qui d'entre nous peut jurer qu'il n'a pas ri du vieux manteau qu'il porte jusqu'aux heures moites de l'été ?
Moi non plus, je ne peux jurer de rien. Qui sait si, un vendredi soir, je n'ai pas partagé les pierres des ivrognes ? Peut-être ai-je déjà souffert au point de faire souffrir ?
Le vieillard au bout de la route, il faut surtout lui rentrer du bois. Les vieillards, ils ont toujours froid, même quand nous suons nos bières au midi des moissons. Mais lorsque j'approche, j'ignore si ce vieux-là tremble de peur ou de froid.

Le Havre, peut-être

(Etretat, sans doute)

Revenu du sud, las d'azur et de chaleur, il ouvre les paumes vers le ciel pommelé, il s'enchante du vent qui heurte les falaises dont la craie brille, plus claire que le jour, et l'écriture en elle au hasard des silex.
Sa barque comme un soc de Braque a creusé les galets dans le creux de la vague, et chacun, de ce moment, a su qu'il était rentré, qu'il n'avait rien oublié, rien perdu de sa main de barreur habile : sa barque exacte au rouleau connaissait le rythme et l'angle, et les gosses en riant ont tiré les filins, et les vieux ont quitté le banc du soir, retrouvé les gestes des mousses en treuillant sans à coups la barque par la proue.
Mais dès la jetée, elle se tient là qui lui dit : "Si tu reviens pour repartir, n'aborde pas. N'attends de moi ni linge, ni singe, ni biscuit. N'espère rien du ventre qui s'est refermé, il n'est plus saignant de ta sonde. Mais si tu reconnais parmi ceux-là qui jouent le fils qui ne sait rien de toi, alors demeure, et sois à la hauteur des rêves qu'ils a forgés en ton absence."

Géométrie d'amour
( valse pour un nouvel an )

A Thierry Pestel

Nous prendrons notre tour, ce sera notre temps, ce seront des jonquilles dans l'anse des fossés. Nous danserons ensemble, paix du corps, joie des peaux, nous prendrons notre tour aux angles des tréteaux. Ta larme perlera pour l'amant de Saint Jean ; je l'essuierai de mon mouchoir blanc. Dans ce carré très pur, liseré bleu de lin, broder le trait qui nous dessine, enlacés, nous jouant des lignes.
S'il s'agit de durer, perdurons, j'ai confiance… Ce tour que nous prenons, cet anneau dans nos vies, ces ronds dans l'eau des mares et nos visages reformés, voici le cercle du parcours, l'orbe où nous sommes les yeux fermés, aire que nous connaissons par cœur, sans que nos cœurs en soient lassés : c'est notre temps, c'est notre tour, c'est le cercle dans le carré.

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Tentative d'équilibre

Ceux qui marchent par deux sont si souvent tombés que j'ai peur quand le soir nos ombres grandissent sur la route, s'étirent d'un lampadaire à l'autre, bondissent, se dédoublent. Retiens-moi lorsque je trébuche, rétablis-moi si je m'empierge. Je te promets la pareille, m'engage à peser le poids qui compensera ta chute.
Marchons par deux, c'est notre choix ; s'il faut tomber, plongeons, mais ensemble. Quelle eau choisirons nous pour notre nage indienne ? Qui donnera le coup de pied pour remonter ? - Qu'importe ! Nous renaîtrons des mares opaques qui nous guettent dans l'entre-deux de nos soleils. Et déjà nos rires sont guirlandes sur les arbres nus, et déjà sur ta peau c'est rosée de printemps. Marchons ensemble et mélangeons nos ombres. Amantes elles nous annoncent et nous les imitons.

Tombeau Pied-Noir

La guerre n'en finira jamais de ses soldats noirs, des brûlures et des peaux trop blanches sous le soleil exact. Nous inventons, depuis nos donjons de verre, de nouvelles seigneuries dont nous savons qu'elles ne seront pas plus justes, ni plus nobles. Cependant nous asservissons : que savons nous faire d'autre ?
Nous pleurons, crocodiles, des seigneurs de la guerre que nous avons créés, que nous avons détruits, nous méprisons les fonctionnaires que nous avons corrompus, et le dimanche, après l'office, nous jetons les lances que nous avons rompues, dont les tronçons de fibre de carbone pendent des pommeaux d'argent, comme les têtes décollées de ceux que nous avons vaincus.
Le soir, mélancoliques, nous pleurons les jours de cendre où notre jeunesse avait su placer sa jouissance, et nous récitons le nom des colonies perdues, des provinces émancipées. Les jeunes nations sont injustes, qui oublient les bienfaits dont on les a comblées. Elles conservent la forme de nos boîtes aux lettres et réclament des rabais sur les armes que nous leur vendons. Et nous nous endormons avec l'amertume des vieux marchands d'anis.

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Spartakiste

Je reprendrai ma colère avec mon souffle. Vous le savez, j'attends pour bientôt le retour des démons, mais maintenant, c'est de repos dont j'ai besoin. C'est le repos qu'ils nous refusent, ils veulent encore ces instants-là, ils ne seront contents qu'ils n'aient tout, eux qui possèdent déjà tant voudraient poser patente sur les portes du sommeil des pauvres, sur les paupières des vieux, tant qu'il leur reste encore un peu de lumière dans l'œil.
la colère me reprend mais le souffle me manque. Quant au repos, je n'échangerai pas ma fatigue contre le sommeil qu'ils proposent et qui n'est pas le mien, je ne veux pas de ce poids-là sur mon front, ni de leurs gouttes sous ma langue. Plutôt ne pas dormir, mais regarder le sac de nos vies, regarder pour comprendre que la guerre n'a jamais cessé, que nous mourons de croire à l'armistice. La paix, c'est le luxe des maîtres, l'ambroisie des vainqueurs. Il faut porter le feu jusque dans leurs piscines, que leurs écrans reflètent les creux de nos visages épuisés, nos dents noires, notre crasse incrustée. Qu'ils nous craignent. Que nous possédions leur peur, que nous la leur fassions payer. Nous ne serons pas de bons pauvres : nous porterons la rage aux murs des hauts quartiers et nous ne dormirons que notre soif éteinte.

La gloire de mon père, II
(memini memento)

Je suis le fils d'un menteur kaki, d'un bûcheron sanglant, puisqu'il y eut corvées de bois, d'un assassin convaincu qui tua jusque pendant les trêves. Vous trouverez son nom sanglant dans bien des archives, et j'imagine des bouches meurtries qui ne sauraient le prononcer sans horreur. Ce sous-lieutenant maigre à la brosse blond roux, c'est lui qui parle arabe et qui hait les arabes, c'est lui qui fusille les bergers qu'il habille en fellouzes, c'est lui qui parle doucement aux petites filles dont peut-être il a tué les pères, il leur promet des écoles, il leur dit qu'elles sont jolies, qu'il y aura des poupées, qu'il leur apprendra la vie, à écrire en français. Peut-être il caresse leurs cheveux, peut-être il hume l'odeur du henné.
Il a gardé, longtemps, les preuves : j'ai vu les photos, ils les a montrées, un dimanche, au pousse-café. Je me souviens des yeux ouverts des fusillés (dans le dos), je peux dire que je me souviens, moi qui n'étais pas né, je peux dire que ces officiers qui s'échinent à oublier, ce sont des salauds. Je revois ces corps abattus dans les brèches de la frontière électrique. J'entends mon père aviné dire qu'il a gagné la guerre, qu'on a perdu la paix, je l'entends débiter toutes les conneries du monde, et je me vois mourir de honte, mais ce n'est pas grave, on ne meurt pas de honte, du moins pas de cette mort-là qui tordit la bouche des photos de cadavres qu'un dimanche, en famille, mon père a ressorties.

Un intrus

Elle dit qu'il est venu, elle a reconnu son odeur, elle connaît toutes ses odeurs, elle sait le goût qu'il a, elle dit amer et j'entends âcre, elle ne l'a pas vu, mais elle en est certaine, il est revenu observer les enfants par-derrière la haie, c'est là qu'il s'est touché, cette odeur elle la reconnaît aussi. Elle invente des pluies pour garder les enfants dans les chambres, elle parle aux nuages pour qu'ils crèvent, et s'il y avait un dieu, elle ferait des sacrifices pour qu'il crève, son père.
Elle le reconnaîtrait depuis le bout de la rue, elle reconnaîtrait la voiture qu'il a louée, jusqu'au bruit de ses pas elle reconnaîtrait. Elle ferme toujours soigneusement la porte, c'est la porte soigneusement fermée qu'elle se tourne vers ses enfants qui viennent à elle en riant. C'est ce rire qui, plus sûrement que les verrous, condamne la porte au vieillard.

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