Sylvie Cadinot / FRACTURE, théâtre - inédit

Sylvie Cadinot, enseignante, mène depuis plusieurs années, au lycée Alfred-Nobel de Clichy-sous-Bois (93), en partenariat avec le théâtre de la Colline, des expériences innovantes de théâtre contemporain -

elle a mené deux ans consécutifs, avec F Bon, un atelier écriture théâtre en classe de seconde : La beauté, quand elle me correspond

courrier / e-mail

Une histoire, c’est une vie à la chaux ; entre les pierres, grossières souvent, on met du mortier ; ça remplit les vides ; ça compense les angles ;celles qui sont sans sont injouables, réputées pour l’être

Justement aujourd’hui fini le jeu ; plus de ciseau, des pierres sèches ; plus de gypse, de celui qu’on croyait au fond des carrières ; on a fait le vide.

Que faire des pierres ?

S. C.

Pour aller où tu ne sais pas
Il faut prendre le chemin
Que tu ne connais pas
Saint Jean de la croix


à LILOU

1
Lumière crue
Un homme est accoudé au comptoir ; derrière, le patron ; à une table, un client.
Face au public, une femme, la récitante
ELLE
J’ai longtemps lutté – contre moi – contre en moi le ressac – sur le sable ramenée toujours repoussée plus loin - contuse rivée peut-être – peur de l’être – j’ai lutté – avec de moi le silence les mots empierrés – dire taire ne savais engluée peut-être – j’ai lutté longtemps - chaque mot la pierre cracher mal de gorge après - voix blanche - morte – peur de l’être – j’ai continué il le fallait – là il était là vu soudain là
Elle regarde l’homme
D’abord le rebord – bombé ?
D’un côté le vide
De l’autre la rainure – pincé ?
Ensuite les coudes – contre le rebord – ils ont glissé – rugueux pourtant
Mais rien – ni froid ni coupure rien il ne sent rien – juste le corps basculé en avant
Alors les attaches des épaules – elles se tendent – les os poussent la chair
S’agripper – la douleur où? – s’appliquer
Il récapitule – en vie – ses pieds à plat sur le pavé – il ne tombe pas – ses doigts le verre - rouge la surface sans doute – abaisser le regard – le long du pouce – les poignets après- c’est sûr – les bras – contre le rebord les coudes – les siens ? – ne sait plus
L’homme veut porter le verre à ses lèvres ; il s’affaisse ; soudain des convulsions
LE PATRON DU CAFE
Oh là René ! Qu’est- ce qui t’arrive ? René, ça va pas ? Merde ! Thomas ! Thomas, vite, apporte- moi une cuillère ! Arrive !Dépêche ! Il va s’étouffer !René, Bon Dieu ! assieds- toi sur ses jambes !Non ! Attends ! Va me chercher une serviette ! Mouille-la ! Thomas ! Qu’est-ce que tu fais ! Donne ! Assieds – toi ! Ca y est, il est calme. Merde ! Tu sais comment ça s’appelle ! Je te raconte pas !Il manquait plus que ça au tableau ! Et va falloir encore le ramener ! Putain ! Et voir son air digne ! Faut lui dire ! Tu crois pas ? On peut pas sonner et s’en aller comme d’hab . T’iras chercher le docteur pendant que je parlerai.(A René, évanoui) Mon pauvre gars !
ELLE
Soudain les bras en arrière, les jambes ouvertes, c’est fini
Noir
2
Lumière tamisée
Le café se remplit peu à peu, des clients au comptoir, un accordéoniste joue une romance ; autour d’une table, deux couples jouent aux cartes : Pierre, Marine, Jean, Denise

ELLE
Il était heureux puisqu’elle était heureuse
Certes il se sentait un peu délaissé mais il ne parvenait pas à lui en vouloir ; dans ces yeux gris, la lumière nouvelle…C’était contre lui qu’il s’emportait : pourquoi jamais dans leurs étreintes ? Il y lisait un aveu douloureux. Il se demandait même comment l’une d’elle avait pu l’allumer
RENE
Qu’est-ce que tu fais ?
JEAN
Je passe l’as
RENE
C’est pas vrai !
JEAN
Quoi ?
RENE
Rien
JEAN
Si, dis
RENE
Je te l’ai dit cent fois
JEAN
Quoi ?
RENE
Les atouts, ça ne te dit rien
JEAN (aux femmes)
Je peux la reprendre
MARINE
Si tu veux
Jean reprend sa carte et en jette une autre
RENE
J’y crois pas !
MARINE
Mais laisse le jouer comme il l’entend !
RENE
Je crois pas qu’il entende
JEAN
Qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai joué atout !
RENE
J’ai remarqué !
JEAN
Je te suis pas
RENE
Tu peux le dire !
MARINE
C’est pas grave. C’est à toi Denise
JEAN
Non attends ! Je voudrais savoir !
RENE
Oublie ! Faut juste que je m’habitue
JEAN
A quoi ?
RENE
A perdre ! C’est pas que j’aie l’habitude de gagner, mais ne plus avoir d’espoir, tu comprends, seule la mort est pire, et encore, mieux vaut être mort-mort que mort-vivant
JEAN
T’es pas drôle. C’est un jeu
RENE
Justement
JEAN
On s’amuse .Mes bêtises, ça devrait te faire rire ; c’est pour ça qu’on joue ; non ? Qu’est-ce que vous en pensez les filles ?
DENISE
Ca y est, c’est reparti
MARINE
Allez, joue, fais nous rire
JEAN
Tu crois pas, Pierre ? On passe le temps, non ?
RENE
Non :on l’arrête - pour voir
JEAN
" On l’arrête - pour voir " : le revoilà avec ses énigmes
RENE
Tu connais les miroirs magiques ? Quand tu y regardes, tu te vois mais c’est pas toi ; c’est toi mais autre, l’autre en toi, que tu deviendras peut-être
MARINE
Tu prends tout au sérieux, mon amour ; mieux vaut prendre la vie pour un jeu. Allez, on joue ? A force de passer le temps, on n’en aura plus pour aller danser
JEAN
Un jeu est un jeu ; quand on joue pas, on joue pas, quand on joue, on joue
DENISE
Alors là, chapeau !
MARINE
Quand on joue pas, on joue qu’on joue pas ; et quand on joue, on joue qu’on joue
DENISE
Vous êtes fatigants
MARINE
René, il joue le joueur en colère , Jean, le naïf ; tu vois pas qu’il fait semblant de ne rien comprendre : il a choisi d’être celui qui ne comprend pas. Et s’il change d’emploi, il change le jeu . Plus de colère, ça sonnera faux. Si tu essayais ? On pourrait vite finir la partie
JEAN
Et Denise, elle joue quoi ?
DENISE
Tu vas pas t’y mettre, toi aussi.
MARINE
Venez ! On danse !
Ils se lèvent et dansent
RENE
Il ne comprenait pas et j’étais en colère
MARINE
Juste un excès d’identification ; c’est rien mon amour, ne t’inquiète pas
RENE
L’amour alors, tu le joues ?
MARINE
René, je t’en prie, je suis heureuse
RENE
Tu joues à l’être ?
MARINE
Mon amour, je plaisantais.
RENE
Et notre enfant, tu as joué que tu le voulais ? plus parler d’autres choses, plus supporter la vue d’un berceau, pleurer devant les médecins ? Si ne plus être heureuse avec moi sans enfant était un jeu, alors, je n’aurais pas dû souffrir
MARINE
Nous étions mariés depuis si longtemps
RENE
Non, c’était hier
MARINE
Qu’est-ce qu’il y a René ? Tu n’as pas envie de fêter la bonne nouvelle ?
ELLE
Elle était sûre que ce serait une fille ; elle disait " nous l’appellerons Madeleine ; je l’appellerais Made ; c’est joli, Made " ; il ne disait rien. Il allait désormais seul sur les rives du fleuve ou au bord des falaises ; de temps en temps, il arrêtait sa moto et regardait l’eau changeante.
Ce fut une fille. Elle naquit une nuit. Le lendemain matin, il alla à la mairie et déclara " Maud ". " Mais tu t’es trompé ; Made, pas Maud " ; il répondit " c’est trop tard "
Quand il revenait, le soir, des Chargeurs réunis, il l’apercevait dans la pénombre penchée au dessus du berceau ; elle écoutait son souffle. Tout le malheur des hommes ne venait-il pas d’une seule chose, ne pas admettre le malheur ? . Ce qu’il croyait avoir perdu n’avait peut-être jamais été, jamais pu être . Il ne savait de quoi il souffrait le plus : de ne plus attendre ou d’avoir attendu en vain ; c’était de sa faute, il n’aurait pas dû croire qu’on pouvait ensemble naître . Il lui fallait l’accepter : on ne pouvait être rendu à soi-même que dans la solitude . Il ouvrait un livre ; mais son regard sans cesse glissait par l’entrebâillement de la porte ; elle souriait ; à qui ? à lui peut-être, pour le convier à l’indulgence ou même au partage. " Il faut que je sois patient, c’est toujours comme ça les premiers temps " Il regardait les mots. Plus rien n’avait de consistance . Il devait y avoir quelque part une faille où le sens se perdait ; ou alors c’était lui ; en lui, un défaut d’être.
Noir
3
Faible lumière
René est assis seul à la table ; devant lui, un verre de vin rouge
RENE
Ouvrir les yeux – la bouche – sèche – sur les tempes – l’étau – contre les tympans – le battement – quelques secondes seulement quelques secondes sans – et ça reprend – des gouttes – des gouttes de temps qui tombent – un talonnement incessant – dormir c’est fini – regarder – devrais pas – regarder – l’armoire floue le miroir – plisse les paupières – devrais pas – estocade entre les deux orbites – referme – fermer laisser fermer – les yeux – s’habituer à l’idée – ne verras plus – fini – perdu de vue – dans ton crâne enfonce – fissuré le crâne – j’ai peur – à force les contours on oublie peut-être – la première fois – attendu…la mise au point (rire) – après pensé au monde – il est poussé une membrane pendant que je dormais – opaque – étanche – trop dormi – deux mois – trop longue nuit – tout s’est éteint – les sons même – les odeurs – puis compris – le monde était indemne – c’était moi – en moi – quelque chose débranché – un ressort sauté – quand je suis tombé – rétracté trop longtemps – impossible à bander – trop tard – fini – c’est fini – je me dresse – les premiers pas sais- la torpeur – attraper la poignée – attends – sais après– répété (rire) – un pas – un – regard accusateur – glisse le long – pénètre – avancer posément – la table – il se détourne – m’ignore – s’asseoir – plus bouger – rester là le soir viendra – une goutte puis une goutte – je peux pas – me penche – devrais pas - réflexe – la porte du buffet – elle va crier – elle crie –vois ses lèvres – " tu me fais du mal " - dit – ne dit pas " tu Te fais du mal " - Te – Te – c’est tout – pas exigeant – non – non – ne comprend pas – n’a jamais compris – elle – pas difficile – non – imagine – nageur mort – presque – une branche – il tend le bras – devrait pas – perd ses forces – mais sursaut – sursaut dernier – peut pas s’empêcher - ne sait pas – elle – n’a jamais su – aimer – attendre de l’autre l’être – aimer – l’apprend-on ? – mauvaise grâce – son être à elle donné avant même d’être – bien logé – bien au chaud – pas besoin de sortir – juste un petit tour – histoire de jouer – tiens si on s’aimait – un petit tour et puis s’en vont – l’enfant – elle l’aime – oui – non – une excroissance – une pièce de plus on s’agrandit (rire) – plus d’espace on respire – pas besoin de sortir – l’autre – l’autre non – irrespirable – la cave – tombés en même temps – lui moi – soignés par elle – lui répugne – un peu – faut dire – bien écorché – pas beau à voir – (rire) - pas de peau
Jean entre
JEAN
Pouah ! C’est sinistre ici. Tu peux pas allumer la rampe, Chris ? On va mourir !
RENE
C’est déjà fait
LE PATRON DU CAFE
J’ai plus de lumière ; y a eu un court circuit. Quelqu’un va venir
JEAN
Quand ?
RENE
Quand je suis tombé
LE PATRON DU CAFE
Quand j’ai branché le poste
JEAN
Tu es tombé ? Quel poste ?
LE PATRON DU CAFE
Le poste de télévision
JEAN
T’as acheté un poste de télévision ?
RENE
Le sol était mouillé : j’ai dérapé
LE PATRON DU CAFE
Je voulais voir les images :mon beau-frère en est
JEAN
Mais qu’est-ce que vous racontez ?
LE PATRON DU CAFE
Abdé, qui bosse chez Renault. Ca m’inquiète ; il paraît qu’ils veulent descendre sur Paris ; y a le couvre-feu. Prends pas cet air bête ! C’est la guerre ! Tu sors d’où ?
JEAN
Ca va ! T’es retombé ?
RENE
La douleur, surtout, je m’en souviens, une douleur…térébrante
JEAN
Tu m’as fait peur ; j’ai cru que tu étais blessé
LE PATRON DU CAFE
Il ne l’est pas peut-être ?
JEAN
Donne- moi un café
LE PATRON DU CAFE
Une minute, je suis occupé
Des ouvriers apportent des pierres qu’ils mettent en tas sur le devant de la scène côté cour ; le patron du café les aide
JEAN
Qu’est-ce que c’est que ces pierres ?
LE PATRON DU CAFE
J’en ai marre de la vitrine, des gens qui passent et qui regardent. S’ils veulent voir, ils n’ont qu’à entrer
JEAN
Non ! C’est pas vrai !Un mur ? Tu trouves pas que c’est déjà assez sombre ? On va crever ici ! Tu viens René ? On va faire un tour ?
RENE
C’est elle qui t’a dit
JEAN
Quoi ? Je suis passé ; elle m’a dit que tu devais être là
RENE
C’est tout ?
JEAN (hésitant)
C’est dangereux ! Le médecin a dit " des troubles nerveux graves " ! Pense à ta santé
RENE (à Chris)
Il arrive encore à me faire rire ; et Dieu sait si j’en ai envie
LE PATRON DU CAFE
Moi, j’y crois pas , il le fait exprès, c’est pas possible autrement. Comme pour le F.L.N. Ne pas en avoir entendu parler, ça se peut pas. Tu sais lire quand même ?
JEAN
T’es pas aimable aujourd’hui . Viens, René, on va faire un tour
LE PATRON DU CAFE
Il y tiens à son tour ! Tu le prends pour qui ? Un taulard ? Un reclus ? Le tour de quoi, on se demande !
JEAN
Tu trouves que c’est mieux de lui servir du vin ?
RENE
C’est l’automne, non ?
JEAN
Non! On est en…
RENE
J’ai aimé le ciel d’automne, délavé – du blanc sale – on pourrait le croire du moins - mais la lumière…une lumière gris pâle, pareille aux yeux des Madones – au delà du voile - ni cruauté, ni illusion – les angles des immeubles estompés, les couleurs tapageuses de l’été confondues – c’est triste et doux - comme la vérité
JEAN
Mouais ! Ca vaut pas un ciel bleu . Mais si tu veux de la grisaille, viens, tu vas être servi aujourd’hui
RENE
C’était avant
JEAN
Le ciel est toujours le ciel
RENE
Je n’entends même plus les feuilles sous mes pas
JEAN
Sur le trottoir de l’avenue, tu sais, les feuilles…
RENE
Dans le lointain il y avait la trouée: rouler – au bord du regard, le défilé aveugle des immeubles – devant, la mer – ardoise - devinée d’abord puis elle vient – avec des convulsions d’écumes – l’odeur de l’iode - l’odeur de la vase - mêlées
Il prend sa tête dans ses mains
JEAN
René, faut bien vivre
RENE
Avec en soi la mort ?
JEAN
T’exagère ! Je vais te dire : ton problème, c’est les mots, tu les aimes trop. C’est pas grand chose, c’est comme les tampons que je mets à la douane : identifier, peser ; circulez ! sinon, ça encombre. Toi, je vais te dire, tu as la tête toute encombrée
LE PATRON DU CAFE
Ca n’encombre que les têtes qui veulent rester vides
RENE
Je suis un arbre sans feuille ; je n’ai plus de prise au vent ; il faudrait m’abattre
JEAN
T’entends ! C’est de ta faute aussi ; tu devrais pas lui servir à boire ; le médecin a parlé d’épilepsie, je te signale
RENE
Qu’est-ce que tu as dit ? (silence pesant) Qu’est-ce que tu as dit ? (criant) Répète !
LE PATRON DU CAFE
Putain ! T’es trop con
Noir
4
René est assis à la table ; Chris, le patron du café commence à construire le mur côté cour ; Elle le regarde
RENE
Je suis là
Elle se retourne, regarde longuement René, puis se détourne vers Chris
RENE
Là, regarde
Elle tourne de nouveau son regard vers lui puis s’approche de Chris et observe ses gestes
RENE
Fais-le, continue, il le faut
Elle se retourne brièvement puis s’adresse à Chris
ELLE
Je peux t’aider ?
RENE
Si tu ne le fais, qui le fera ?
Elle regarde tour à tour René, Chris, René puis le public
ELLE
Un soir…
RENE
" Un soir… "
ELLE
Le soir, à la sortie des hangars, il allait lentement le long du quai ; il aimait distinguer entre les odeurs, reconnaître derrière le remugle huileux du port, les senteurs marines, le rude parfum du sel, le fumet entêtant des coquillages échoués, les picotements du sable, et le linge frais du vent tapait contre ses tempes. Dès qu’il avait atteint le môle, il accélérait ; il ne ralentissait pas avant de pouvoir lire l’heure à l’horloge. S’il avait le temps, il s’arrêtait chez Chris ; l’hiver, la rampe au-dessus du bar était comme un phare ; quand le temps n’était pas couvert, il l’apercevait du front de mer. Il entrait et commandait un café : " bien serré, chef, j’ai pas envie de m’endormir trop tôt ". Il les regardait : la déchéance où ils sombraient lentement l’avait toujours fasciné. Il écoutait leurs voix de plus en plus traînantes, le tintement de leurs verres, jusqu’à ce que les relents du vin répandu sur le comptoir de cuivre le prennent à la gorge. Il se hâtait de payer, remontait vite sur sa moto et démarrait, dans l’étonnement où laisse le désenchantement. C’était un signe :comment a-t-il pu l’ignorer si longtemps ? C’était un signe et c’était un présage. Il ne suffisait pas d’en prendre acte et de partir ; il aurait fallu y lire qu’un jour il serait perdu par ce qui le sauvait
RENE
La déchéance des ivrognes était un miroir magique : j’aurais dû y voir mon image, sans l’aveuglante évidence d’être de l’autre côté, du côté où parlent encore les sens…
ELLE
Un jour vint où plus aucune odeur ne lui parvint ; il restait chez Chris jusqu’à la fermeture
Elle s’approche de Chris et veut l’aider, elle pose une pierre sur le petit pan de mur monté, se retourne, s’adosse, la pierre tombe
RENE
Tu ne racontes pas ? C’est peut-être mieux ainsi : ça n’a été qu’un rideau brusquement tiré ; mais derrière, tout était déjà là
Elle ramasse la pierre et la donne à Chris qui montre du doigt le seau de mortier
ELLE
Un soir, comme il rentrait à l’heure habituelle…
RENE
Je m’étais peut-être attardé, elle avait espéré
ELLE
Elle l’avait interpellé dès le seuil de la porte
RENE
Elle a dit : " tu as oublié ta fille "
ELLE
Une moue déformait sa bouche, l’enfant dans ses bras s’agitait
RENE
J’ai oublié ma fille ?
ELLE
Elle s’était assise à la table ; il la voyait de profil, le regard fixe
RENE
Qu’est-ce qu’il y a ?
ELLE
Il s’était approché, avait posé son casque sur la table
RENE
" Son Noël ! Aux Transports ! "
ELLE
C’était vrai, il avait oublié. Il lui expliqua qu’il était reparti directement du port, qu’il n’était pas repassé par le bureau, qu’un arrivage de coton l’avait retardé, qu’il s’était dépêché de rentrer. De toute façon, ils allaient le lui garder. Il tendait un doigt à l’enfant, qui l’attrapait, le serrait, le lâchait, l’attrapait de nouveau. Elle gardait sa moue boudeuse
RENE
Bon d’accord, j’y vais
ELLE
Dehors le froid l’avait saisi ; la nuit était tombée ; la bruine le faisait ciller
RENE
Est-ce qu’on peut oublier sa fille ?
ELLE
A l’intersection de l’avenue, il avait vu arriver un camion sur sa droite, il s’était arrêté
RENE
Tiens, j’ai oublié mon casque
ELLE
Le camion poussif ralentissait
RENE
Dépêche-toi ! J’ai froid !
ELLE
Le conducteur lui fit signe de passer. Il démarra. La chaussée glissait. Il s’engagea dans l’avenue. La pendule de l’horloge marquait…
RENE
Six heures un quart, il est trop tard, ils vont être tous partis
ELLE
Soudain sur lui l’avant d’une voiture
RENE
L’arête du trottoir – noire
ELLE
Au-dessus de lui des voix brèves qui s’appellent
RENE
Ouvrir les yeux
ELLE
Il est encerclé par des ombres
RENE
Affolées - pourquoi ? Envie de dormir – tellement
ELLE
Soudain une douleur fulgurante lui traverse le crâne ; il sent se répandre dans sa bouche un liquide épais
RENE
Ma jambe – brûle – eux dedans – fouillent
ELLE
Il sombre
Noir
5
Marine, Jean et Chris sont assis autour d’une table ; Elle poursuit la construction du mur
MARINE
Il faut lui parler
JEAN
Il entend ?
MARINE
Ils disent que c’est comme un appel dans la nuit, au loin, presque inaudible - une présence, de l’autre côté de la nuit
LE PATRON DU CAFE
Quelqu’un qui l’attend
JEAN
Il bouge ?
MARINE
Pas un mouvement ; ses paupières restent baissées, comme si celles d’une poupée cassée. Deux mois déjà
LE PATRON DU CAFE
Vouloir même il n’a plus la force ; il a désappris. Il y a cette nuit qui en lui s’approfondit, qui l’attire ; lâcher prise - il lui suffit de lâcher prise pour être happé – des entrailles – chaudes peut-être – mais il reste immobile, en équilibre, retenu par une voix
JEAN
D’où tu sais ça toi ? Tu nous récites quoi là ? La mort : le même chemin, en sens inverse ? On rentre dans le ventre ? N’importe quoi
MARINE
Chaque jour, je dois trouver quelque chose à dire . " René, dehors, il y a le givre du matin qui blanchit les vitrines, tu te souviens ? J’ai laissé traîner mon doigt, j’ai regardé plus bas les traces des doigts d’enfants. Tu essayais de deviner leur âge ". J’ai quadrillé la fenêtre. Chaque jour, je décris minutieusement une parcelle ; parfois en face une autre fenêtre, c’est inespéré : il y a tout le mobilier, je le détaille, j’invente une histoire : hier, j’ai vu un piédouche, vous voyez ? En ébène, vide, j’ai dit : " L’homme l’a ramassé dans la rue : il marche, la nuit est humide, il se hâte ; sur le bas côté il aperçoit, cassé, un pied, il s’arrête, l’examine, l’emporte ; le lendemain, il le répare, il imagine une statue dessus, il lui faut cette statue, il part à sa recherche ; depuis, il la cherche : ramasser ce qu’on a abandonné au bord des routes, il n’aurait pas dû, on le lui avait appris pourtant " ; demain, j’inventerai une nouvelle règle
JEAN
T’as qu’à dire ce qui te passe par la tête
MARINE
René, en moi, il y a le malheur
JEAN
Pourquoi tu dirais ça, c’est absurde
MARINE
Je suis enceinte, les médecins me conseillent d’avorter ; ils disent qu’il ne survivra pas. Un enfant conçu la veille
JEAN
C’est incroyable
ELLE
Mal taillées, les pierres ; du mortier, il en faut
MARINE
Un enfant blessé, comme lui, blessé de sa blessure, de ma peur, de mes cris ; lui dire ça…Ils disent : " Madame, vous étiez heureuse, vous avez des souvenirs heureux, racontez-lui " Mais ça me rend triste de parler d’avant ; rien ne sera plus jamais comme avant
JEAN
Les lésions sont irréversibles, ils l’ont dit ?
MARINE
Il aura perdu une partie de ses sens
JEAN
La mémoire peut-être
MARINE
La parole
JEAN
Et maintenant, va lui dire qu’avant le dimanche…
LE PATRON DU CAFE
Peu importe les mots que tu prononces ; ce sont des sons du monde ; il doit en entendre le murmure, sinon, il lâche, tu comprends ?
JEAN
Tu parles ! Va lui dire qu’avant le dimanche…
LE PATRON DU CAFE
Ta voix. Tu es toute entière dans ta voix
MARINE
Mais si ma voix est triste
JEAN
Le dimanche, le violon, terminé
MARINE
René, René
Noir
6
Lumière faible
Le mur s’étend sur toute la longueur de la scène, haut d’une cinquantaine de centimètres
LE PATRON DU CAFE
C’est pas comme ça qu’il faut faire : trop bas, trop long, où est la porte ?
ELLE
Je suis fatiguée
RENE
Pas encore, c’est pas fini
ELLE
Plus de ciseau, des pierres sèches, plus de gypse, de celui qu’on cherchait au fond des carrières, il y en a plus, c’est fini et j’ai plus rien à dire.
LE PATRON DU CAFE
" Du gypse " v’là aut’chose ; il n’avait pas tort, Jean, avec ses mots qui encombrent ; tel père, telle fille
ELLE
Sait-on jamais qui engendre l’autre ?
LE PATRON DU CAFE (regardant le muret)
Il faut que je casse ; il y a pas moyen
ELLE
Il est mort seul dans une rue en prononçant son nom
RENE
Qu’est-ce que tu racontes : quelle rue ? quel nom ?
ELLE
Le mien, l’as tu jamais prononcé ?
RENE
A la mairie, je me suis trompé
ELLE
Encore !
RENE
Elle avait dit : " Béatrice, Renée, Marine " . Tu peux pas tout laisser tomber ; il y a encore beaucoup à déterrer, à estampiller, comme dirait…
ELLE
Il s’est tu, lui aussi
RENE
Raconte
ELLE
J’ai lutté trop longtemps. Qu’ai je encore à dire ? Comment tu as réappris à vivre ? Comment elle t’expliquait le jour et la nuit, marcher, manger, sourire et…
RENE
La bohémienne
ELLE
Je l’ai trop entendue
RENE
Dès ce moment, je savais ; je savais sans savoir ; je sentais, je pressentais ; quelque chose de pesant, légèrement d’abord, qui empêche l’insouciance, un peu seulement, une souffrance à peine entrevue, quelque chose de diffus, un voile d’inquiétude qui fige brusquement le rire, on s’en étonne même, on ne comprend pas, on ne veut pas comprendre puis un jour, c’est là lourd, lourdement évident, incontournable
LE PATRON DU CAFE
Raconte
ELLE ( va au muret, prend une truelle)
Je préfère encore ça
RENE
Raconte
LE PATRON DU CAFE
Allez
ELLE (reposant la truelle, rechignant )
Le matin
RENE
Un matin suffira
ELLE
Un matin, tu as bu un café au comptoir des Chargeurs ; tu attendais l’arrivée du cargo dont tu devais contrôler le déchargement ; le quai était encore désert ; tu regardais la surface argentée des containers sous les premiers rayons, tu cherchais à te ressouvenir : " vaisseaux à l’humeur vagabonde… "
RENE
" Ils viennent du bout du monde pour assouvir ton moindre désir "
ELLE
Tu pensais à elle. Une bohémienne est entrée, sa guitare sanglée dans le dos. Sous ses paupières baissées, ses prunelles devaient être ardentes (soupir) C’était une matinée baudelairienne
RENE
" Voyageuse pour laquelle est ouverte l’Empire familier des ténèbres futures. "
Une bohémienne entre
LE PATRON DU CAFE
Je fais le patron
RENE
Ju, Jules dit Ju, ou Juju pour les intimes, fallait le vouloir, c’est pas un rôle pour toi
LE PATRON DU CAFE (à la bohémienne)
C’est une maison honnête, ici ; on ne veut pas de romanos
LA BOHEMIENNE
Juste un petit air
LE PATRON DU CAFE (montrant ses clients)
Tu trouves qu’ils ont l’air d’avoir envie d’un petit air ; tout ce qu’ils veulent, c’est la paix, la PAIX ; fiche-moi le camp
RENE
Tu joue quoi ?
LA BOHEMIENNE
Django
RENE
Sers-lui quelque chose, Ju, c’est ma tournée, tu veux quoi ?
LA BOHEMIENNE
De la soupe
LE PATRON DU CAFE
Et puis quoi encore ? Elle se croit où ? Toi, s’il y avait pas ton père…
LA BOHEMIENNE
Donne ta main, pour dire merci
Il la tend pour la saluer
LA BOHEMIENNE
L’autre côté
RENE
Laisse tomber ; joue plutôt ; j’ai assez du présent
LE PATRON DU CAFE
Qu’est-ce que j’ai dit, hein ? Avec eux, on n’a pas la paix
René tend sa paume, la bohémienne la prend, l’observe, la lâche
LA BOHEMIENNE
Il veut pas, je joue, pour toi
RENE
Tu renonces, c’est ça ? Qu’est-ce que tu as vu ? Vas-y, lis et te tracasse pas, j’y crois pas.
La bohémienne reprend sa main, hésite
Allez, pour me remercier.
LE PATRON DU CAFE
Tu cherches les histoires, toi, s’il y avait pas ton père…
LA BOHEMIENNE
Tu notes des chiffres, pour ton père
ELLE (au patron, jouant un client)
Pas difficile, elle a vu son bloc
LA BOHEMIENNE
Tu attends quelque chose
ELLE
Le cargo !
LA BOHEMIENNE
Je sais pas quoi
ELLE
On lui fait pas dire !
LA BOHEMIENNE
Tu es marié
ELLE et LE PATRON DU CAFE
Son alliance !
LA BOHEMIENNE
Une fille
ELLE et LE PATRON DU CAFE
Raté !
LA BOHEMIENNE
Je vais jouer
LE PATRON DU CAFE
On est bien avancé !
RENE
Non, attends, pourquoi tu as renoncé tout à l’heure ? Continue !
LE PATRON DU CAFE
Tu les cherches, toi, s’il y…
RENE
Ca va, j’ai compris ! Continue, je t’en prie
LA BOHEMIENNE
Une plaie, une autre fille, la mort, cinq ans
Elle sort précipitamment
LE PATRON DU CAFE
Et ma soupe…je la fais réchauffer et elle se casse ; tiens, t’as qu’à la boire, toi, ça te remontera, je l’avais bien dit, avec ces gens là …et t’en es pour ton petit air. Fais pas cette tête ! Tu vas pas y croire en plus !
RENE (observant sa paume)
Je te l’accorde, c’est pas croyable ! " cinq ans ", remarque, c’est toujours ça
LE PATRON DU CAFE
Il y croit ! je rêve !
RENE
Je veux dire, c’est trop précis ; elle aurait dit " la mort " point, ça pourrait inquiéter, mais " cinq ans " non, impossible
ELLE
La sirène du cargo a retenti, tu es parti, tu as oublié ; le soir, tu n’en as pas parlé à Marine ; la vie a continué, comme avant, ou presque, parfois seulement quelque chose qui oppresse, on ne sait quoi. Puis, il t’est venu une fille. Tu n’y as pas repensé. Marine avait changé, un sentiment étrange t’habitait, une sorte d’absence à toi-même, tu en étais venu à penser n’avoir jamais existé, vraiment, n’être pas né
RENE
J’existe ?
ELLE
Sans elle, sans son regard sur toi, tu n’étais plus
RENE
Tu y arrives, toi ?
ELLE
Tu as eu un accident, une autre fille. La triple fracture de ton crâne a morcelé ta mémoire :comment aurais-tu pu y songer ? Tu avais tout oublié, tout désappris, jusqu’à la vie même
RENE
Tu peux arrêter maintenant
ELLE
Il ne t’est revenu que des bribes, une vie tailladée, infirme. Et tu es mort
Noir7
Elle seule en scène munie d’une masse
Un mur s’élève à hauteur d’homme ; au centre, une brèche
ELLE
Emmurée je suis – curieux destin – faut dire – pas de peau – Chris Chris ! – où es tu ? – parti lui aussi ? – Chris Chris ! – le mur ! - tu disais qu’il fallait l’ouvrir ! – personne – vidée la scène – fini le jeu
Elle lève la masse, l’abaisse, des morceaux de pierre tombent
Elle disait : " c’est là le vrai bonheur " ; il acquiesçait – dire non – l’apprend on ? – n’a jamais su – bien sûr, il aurait préféré rester seul avec elle – non - non – il faut en finir –
Même jeu de scène, la brèche s’élargit
Un jour, il est allé vers Chris et il a dit : " du vin, s’il te plait ", " t’es sûr ?", il a dit " oui, du vin ", " tu veux pas un café ?", il a dit " non, du vin " - pourquoi du vin soudain ? – mal de tête peut-être – un mal térébrant – il lui fallait l’ivresse de ce vin – Chris lui a servi – des jours des mois une année – et première crise – l’ivresse de ce vin contre l’étau qui comprimait ses tempes - enfoncées écrasées broyées – comment y renoncer ? – ils ont dit : " vous ne devez pas accepter ça, pensez à vos enfants ", alors elle a dit : " si tu ne cesses de boire, je pars ", il n’a pas cessé, elle est partie, " quand tu auras cessé, je reviendrai ", il n’a pas cessé, elle n’est pas revenue, elle ne l’a jamais revu . Il est mort un morne après-midi, seul, dans une chambre blanche qui devait sentir les fleurs fanées ; un matin, dans le journal, elle a lu son nom, elle a hurlé : " non, je ne veux pas ", elle a déchirée la page, elle a regardé ses filles, elle a dit : " il est parti travailler à Paris ", elle s’est envoyé des lettres, elle leur lisait le dimanche en revenant du cimetière, jusqu’au jour où, jusqu’au jour où Maud a su lire, a voulu lire, a lu sur la tombe, elle a crié – ce cri, ce cri
Elle laisse tomber la masse et se bouche les oreilles
Quoi dessus ? quoi ? quoi ?elles, enlacées, elles, pleurent, dessus des lignes, quoi dedans ? quoi ?elles devant enlacées, elles, marchent, elles, lentement, des mots chuchotés, quoi ? quoi ? eux tous autour d’elle, la caressent, elle, crie encore, eux, des mots, comme ceux quand on tombe, elle n’est pas tombée, les lignes peut-être, l’ont faite tomber au dedans – le petit chien blanc – il saute – il est content – mais elle, pleure – pleurer aussi je devrais peut-être
Elle ramasse la masse
Chris Chris ! faut en finir !
Elle écoute le silence
Il ne reviendra plus
Elle abaisse la masse sur le mur, un large pan s’écroule, elle pose la masse, recule et s’élance
Noir