Deta Hadorn-Planta / Ce serait la nuit...

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C’est cette petite rue, légèrement en pente, bruyante de jour, calme la nuit, un peu étroite pourtant. Aux murs, des affiches, tracts ou appels à quelque manif, mais vous ne les verriez pas. Vous seriez placée à la fenêtre du deuxième étage de ce petit hôtel où on a tourné Violette Nozière, il est situé plutôt vers le haut de la rue. Vous auriez un regard plongeant sur la scène qui va se dérouler devant vous. Ce serait la nuit, vers deux heures du matin et la rue serait entièrement vide.

Mais des bruits de pas résonnent et attirent votre regard sur la droite, c’est-à-dire vers le haut de la rue où trois personnes viennent de s’engager. Elles s’arrêtent à votre hauteur. Un peu sur votre gauche et se tenant au milieu de la rue, vous le verriez de profil, un jeune homme blond, est-il anglais ou nordique, il porte une veste de tweed et vous resterez persuadée que c’est lui qui, plus tard, aura écrit cette scène que vous lirez (quand, où ?) et qu’en ce moment vous vivez à travers son regard. Il se tient légèrement en retrait des deux autres personnes. Une femme vous tourne le dos, menue aux jambes fines et aux talons aiguilles, elle porte une robe noire moulante. D’une voix rauque, elle tient à bout de bras son sac béant qu’elle présente à l’homme en face d’elle, je n’ai rien fait, je n’ai rien fait, en espagnol et avec désespoir, regarde, je n’ai rien, il m’a demandé du feu. L’homme est très grand, noir, il porte un costume à la coupe impeccable, chemise blanche et cravate. Vous le voyez de face, il ne cesse de répéter en anglais et comme avec obstination, you are my wife, you are my wife. Maladroitement elle fait un pas et le contenu de son sac s’éparpille par terre. Vous distinguerez ou devinerez un rouge à lèvre, un peigne, un miroir ovale et d’autres babioles que l’on trouverait dans un sac à main de femme. Lui fera quelques pas et alors vous le verrez de dos, il se tient maintenant les mains croisées. Elle se penche et ramasse ses affaires, peut-être a-t-elle bu, car elle a de la peine à les saisir, manque son but et doit se pencher une fois encore pour prendre l’objet qui vient de lui échapper. L’homme avec une dignité un peu raide, sans bouger, vous êtes ma femme. Le jeune homme blond impassible les observe ainsi que vous le faites vous-même.

Puis ils font quelques pas, s’arrêtent encore, elle de sa voix plaintive le supplie de regarder dans son sac, mais lui les mains croisées dans le dos, offensé, refuse, vous êtes ma femme, vous êtes ma femme.

Et vous n’en saurez jamais plus, car le jeune homme blond ne vous le dira pas, ni maintenant ni plus tard. Vous ne saurez jamais de quelle nature est cet amour blessé, si l’homme est aveuglé par sa passion exclusive, si proxénète jaloux il veut manifester son empire sur sa femme ou s’il s’agit d’une banale rencontre d’ivrognes la nuit.