Fabrice Arlot / You can't catch me
Chuck berry, une explication de texte

 

retour remue.net

on est attentif depuis longtemps, sur remue.net, aux passerelles littérature et rock, en ce qu'elles induisent pour la narration et la phrase, ou les mythologies - voir dossier Stones par François Bon, dossier Nico par Nathalie Quintane et Jacques Séréna, ou Valéry Hugotte: A picture of you, à paraître chez Prétexte - Fabrice Arlot propose ici un décryptage assez vertigineux des paroles de "Too much a monkey business" et autres classiques de Chuck Berry. Sz

téléchargement de la version complète, avec notes de bas de page (RTF)

e-mail / courrier pour Fabrice Arlot

"Fabrice Arlot, 30 ans, né à Cognac (à côté de Jarnac, où il a grandi et où il fut frappé de plein fouet à 11 ans par le revival rockabilly des années quatre-vingts - tout le reste n'est que de la petite bière à côté de ça). Etudes de philosophie à Bordeaux, et toujours les cuisses propres. Spécialiste en hauteurs, profondeurs, surfaces. Projets de livres sérieusement considérés, mais finalement abandonnés, dans un sursaut spinoziste, dont:
- Gilles Deleuze, autour de l'image de la pensée.
- On The Road With The Subterraneans 82 % Revisited (machine de guerre en construction, bientôt visible)"


Peu de chanteurs possèdent une diction aussi travaillée dans l'esprit du rock'n'roll que celle de Chuck Berry ; ça secoue et ça balance tant que ça peut au niveau de la scansion. Mais Too Much Monkey Business en est un exemple inquiétant.
Je m'explique.
Une de ces curieuses introductions à la guitare qui nous jette dans le non-sens, mi-country mi-jazzy, avec ce gros son rutilant, une étonnante guirlande électrique de notes itératives, une trentaine de notes nerveuses day-glow qui déploient sous nos yeux une Cadillac love rouge fraise intérieur peau de Blonde aux jantes chromées - Long, isn't it ? . Un homme en sort, costume de scène fifties, son instrument à la main. Son visage est tout à fait inexpressif. Il entonne sa chanson d'une voix blanche.

Sept quatrains : dans les six premiers, les deux derniers vers sont identiques (Too much monkey business. Too much monkey business. / Too much monkey business for me to be involved in ! : " Trop d'arnaque. Trop d'arnaque. / Trop d'arnaque pour entrer là-dedans ! ") ; seul le quatrième vers du dernier quatrain diffère : Don't want your botheration, get away, leave me ! - Je ne veux pas de vos vexations (" ennuiements " ?), allez-vous-en, laissez-moi ! Là sont refrain et conclusion de ce morceau très dansant et paradoxalement antisocial. Ces deux vers reviennent donc six fois conclurent une énumération de faits courant sur les deux premiers vers du quatrain, faits qui apparaissent comme autant de signes d'une duperie généralisée.
Ainsi, premier quatrain, on se tue au travail à l'usine, et quand on rentre chez soi après une dure journée passée à courir dans tous les sens, on trouve des factures dans la boite aux lettres : trop d'arnaque, et cætera, car qui peut nous garantir que toute notre vie ne se déroulera pas comme cela ? Ne viendra-t-il pas un moment où nous aurons le " sentiment " (comme dans le " sentiment d'insécurité " ) un peu dingue d'être directement payés en factures ? De vivre pour travailler, et non plus de travailler pour vivre ? D'un capitalisme sans capital ? D'un autre côté, une société sans factures... à quoi pensais-tu, Chuck Berry ? Ô aliénation, ô travailleurs, ô taupe, ô Mac Carthy, ô Hoover !
Deuxième quatrain : des vendeurs à crédit viennent vous " démarcher " alors que vous n'avez pas les moyens de vous mettre un crédit sur le dos, quoique ce ne soit pas la volonté de consommer qui vous manque, sans doute - ni les facilités de paiement, maintenant : trop d'arnaque, etc., car bien sûr les taux sont en général d'autant plus conséquents pour votre budget de client d'assez-bas que les échéances sont fractionnées. Et bien entendu ne pas payer ses dettes conduit directement à la case prison. Les représentants de commerce sont donc fourbes - mais ce n'est pas entièrement de leur faute, bien sûr. Ils sont pris dans un système, ils gagnent leur vie.
Troisième quatrain : où il est avancé qu'une blonde ménagère des années cinquante ne se laisse pas séduire sans en contrepartie exiger de pouvoir prendre votre vie en main, et vous savez ce que ça veut dire : trop d'arnaque, trop d'arnaque, trop d'arnaque pour que je veuille participer - pour que je veuille m'impliquer dans ce business de fripouilles. Chuck Berry aurait-il connu les couples menteurs ? Aurait-il vu l'enfer des hommes là-bas ? En tout cas il rit de ces nouvelles amours mensongères rose blond-blond.
Quatrième quatrain : vous avez l'impression que votre jeunesse vous échappe en allant à l'école, où l'on essaye par ailleurs de vous inculquer par la pratique les grands traits de la doctrine de l'asservissement volontaire ; cinquième quatrain, ou quatrain mystérieux, sur lequel nous reviendrons : en gros, la compagnie de téléphone fait preuve de mesquinerie à votre égard, et gagne ; sixième quatrain : vous en avez assez de la vie en caserne ; septième quatrain : vous n'en pouvez plus de votre boulot dans une station service. Ici, en somme, tout ce qui ressemble à une activité américaine ordinaire procède de, entretient, ou aboutit à quelque escroquerie.
Alors quoi, Chuck, paranoïaque ?

Le jeu de la diction est saisissant ; accélérations, ralentissements, vitesse de croisière (cruising) et vitesse de pointe se succèdent à tour de rôle dans une " mise en scène " très efficace.
Les vers sont coupés au moins en deux parties égales, séparées-articulées soit par un court silence ( signalé par un point, un tiret, ou une virgule - c'est le cas du premier vers du refrain et des vers 6, 9, 10, 13, 17, 22, 26, 28 ; dans le vers 22 les silences sont remplacés par de brefs et vifs accords de guitare), soit par une syllabe longue (c'est le cas du deuxième vers du refrain, où " me " est accentué, et des vers 1, 2, 5, et 21, où sont respectivement accentués les mots " hard ", " yeah ", " tryin' ", " been ") . On notera que la césure du vers 25 intervient à la huitième syllabe (sur douze). Seuls les vers 14 et 18 semblent forcer ce découpage, et à la limite peuvent être considérés comme prononcés d'une seule traite.
Soit la première moitié du vers ainsi découpé est chantée sur un rythme lent, et la suite s'accélère (vers 2, 6, 9), soit la première moitié du vers suit un rythme rapide, et la suite advient plus lentement (c'est le cas du deuxième vers du refrain, qui revient tous les quatre vers, et dans une moindre mesure du vers 25), soit les deux parties du vers sont prononcées plus ou moins à la même vitesse (c'est le cas du premier vers du refrain, espèce d'hexamètre qui revient sept fois, et des vers 1, 5, et 21, mais aussi des vers 10, 13, 17, 22, et 26, divisés en 4 pieds à peu près égaux, tous prononcés à la même vitesse ).

Si l'on fait exception du refrain, le tétramètre approximatif est donc la structure dominante (" approximatif ", car nous basons notre analyse sur la prononciation entendue réelle, toujours prête à prendre de grandes libertés avec la prononciation classique pour mieux coller au rythme rock'n'roll - The beat of the drum, loud and bold ; de plus, n'oublions pas qu'il s'agit d'une chanson relevant d'un style où la contrainte en général, étant toujours douloureusement vécue, est souvent pervertie, et dans le meilleur des cas plus singée que rationnellement intériorisée). Néanmoins ce type de tétramètre de Chicago donne au morceau régularité, circularité, tonicité, danse même, car y dominent en nombre des pieds de type trochaïque . Il confère également au vers ce côté heurté burlesque, cette démarche chaplinesque, cet aspect brinquebalant comique, montagne russe, car la voix marque exagérément longues et brèves comme dans une sorte de hoquet chanté. Et cette forme assez raffinée sert, comme il est bien entendu, à dire des horreurs.
Dans les vers 1, 5 et 21 de césure à l'hémistiche, de part et d'autre de celle-ci les mots sortent à vitesse constante de la bouche de Chuck, deux phrases aux rythmes symétriques. L'effet produit se distingue du précédent en ceci : on a l'impression de grimper et de dévaler les deux versants d'une seule et même montagne à vitesse constante, avec courte station au sommet - les consonnes schwing-gummées marquant la liquidation des accidents du relief par la vitesse de croisière. Rien ne semble pouvoir résister à l'assurance de ce robuste mouvement binaire, plus frustre que le précédent, qui emporte même le décompte des pieds dans sa combustion. On peut y voir l'expression pendulaire de cette fameuse opiniâtreté américaine capable de déplacer des montagnes par division du travail, ou de rêver qu'on peut le faire, ou au moins d'y balancer une bombe. On a l'impression qu'il dit : " j'ai le droit et le devoir de le faire - par Dieu, par ma conscience, par les mathématiques, par ma patrie, par intérêt personnel, par la méthode - donc je le fais et je le refais. " L'isochronie à l'oeuvre semble mettre en scène l'unité de base de la réflexion américaine d'en-bas dans sa répétition, elle définit la périodicité publique, celle-là même qu'il va s'agir d'essorer pour en faire sortir l'arnaque. Cette conception du temps est symbolisée de la sorte : un vers, deux phrases d'égales longueurs débitées fièrement à la même vitesse. C'est le temps du bon sens égaliseur, qui divise pour mieux régner. Nous aurons à revenir sur ce point de manière plus approfondie.
Le premier vers du refrain est une manière d'hexamètre fortement syncopé répétant deux fois la même expression (qui donne son titre à la chanson). On se figure à l'écoute un serpentin monté sur ressort qui jaillit de sa boite, ou un flipper qui klaxonne ironiquement une double rengaine, Try one more time, ou Tilt. Là, on a quitté la rocaille abolie des chemins parcourant les montagnes, on se déplace dans les airs entre leurs sommets, entre les trois pics, comme un aigle, d'un vol sinueux et brusque. Et pour bien montrer le caractère transcendant de ce vol en zigzag, on le répète deux fois à l'identique, deux fois la même expression. Métapsychique : 2 x 3 = 1 : l'Arnaque.

Cette régularité dansante sinusoïdale helter skelter californien revient donc peu ou prou sur 15 vers. C'est à elle qu'il revient de figurer la mauvaise répétition, simple (vers 1, 5, 21), double (les tétramètres), triple (le premier vers du refrain), dans ses minimum et maximum, degrés qui ouvriront différentes perspectives, pics et vaux, dans notre géographie affective. On peut encore ajouter à cette liste la régularité toute carrée propre au quatrain, et son impitoyable septuple retour.
L'autre aspect de la structure du morceau se distingue par ses irrégularités explicites, ses phénomènes d'accélération et de ralentissement organisés à l'intérieur d'un même vers ou sur deux. Les accélérations (vers 2, 6 et 9) sont moins nombreuses que les ralentissements (le dernier vers du refrain, qui revient sept fois, et le vers 25), mais elles ont beaucoup plus de relief, car elles concernent les éléments proprement narratifs de la chanson. Elles visent notre attention, elles veulent nous accrocher à leurs détails, alors que le refrain tente de nous hypnotiser dans sa synthèse sans espoirs. On peut ajouter à ces accélérations comme leur prolongement les longues courses d'un seul souffle des vers 14 et 18 qui, venant chacune après un tétramètre, produisent un effet de prise de vitesse. Cinq vers font donc état d'une accélération, ou d'une pointe de vitesse, et huit d'un ralentissement, à savoir, outre le vers 25, les sept derniers vers des sept occurrences du refrain, qui assurent une fermeture, une maîtrise, une clôture du processus, mais aussi son recommencement. Ces accélérations et ces courses peuvent être entendues comme la manière dont notre système nerveux est affecté par cette mauvaise répétition - quand nous sommes " énervés ", nous parlons plus vite. C'est notre réponse à la répétition - bien que la répétition soit en nous. Les ralentissements ne semblent être là que pour refroidir et relancer la machine. Ils nous disent : cool down.

 

© Fabrice Arlot