Sereine Berlottier / Revoir

Née en 1971, Sereine Berlottier a publié des textes en revues (Exit, Bleue, Perpendiculaire) et sur Remue.net. Conservatrice de bibliothèque, elle travaille à la Bibliothèque Nationale de France et vit à Paris. Elle est membre du comité de rédaction de remue.net, et nous avons déjà mis en ligne plusieurs textes inédits, dont le très beau Gherasim ou Mezza Voce.

 

 

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Sereine Berlottier / Revoir
(extrait)

 

Dire un mot, écrire un mot pour l’entendre. Penser : ai-je quelque chose à voir avec ce mot ? Ne pas savoir, laisser le mot au repos un instant, laisser le mot errer seul au milieu de l’histoire, revenir plus tard peut-être.

Et ne pas terminer toutes phrases, ne pas croire, ne pas obligés.

Pas dans la neige, trace des ombres, le sale des semelles.

Et pourtant je ne redoute plus ta mort, et pourtant je ne redoute plus tes réapparitions, et pourtant serait là, vieille statuette sévère, dressée noire et brillante et nue au fond du silence.
C’est le soir, c’est le début de l’hiver, c’est l’heure des ombres qui bougent et du soir qui glisse doucement, avale la lumière dans les trous du ciel, les oiseaux invisibles, on ne sait pas vers où disparus.

(Disparaissant.)

J’attends. Je n’allume pas encore les lampes. J’attrape le gilet sur le dossier de la chaise. Je l’enfile, je me rassois et j’attends.

De l’autre côté de la vitre certains ont déjà choisi la lumière des lampes, n’attendent pas, préfèrent ombres et lumières nettes, frontières et cadres distincts, qu’on y voit clair, qu’on sache où l’on pose les pieds.

Le parquet craque dans le couloir. J’entends une porte refermée doucement. Je regarde par la vitre sale. Peut-être l’Amandoué est-il en train de fermer les portes une à une, peut-être l’Amandoué va-t-il reboucher lentement les issues du terrier où j’attends, assise au bureau sombre, dans les reflets fauves de l’acajou, immobile, apparemment immobile, comment apprivoiser l’aveu doucement, comment laisser monter l’aveu doucement, laisser partir l’appel dans les trous de ce ciel gris.

Et pourtant je ne redoute plus ta mort et ce qu’il advint de ta vie ne m’effraie pas non plus.

Les restes seuls, les restes seulement, oui.

Tu serais là, sombre, tu ne serais pas là, sombre, je te dirais le mot, je te dirais laisse-moi faire, laisse-moi revenir. 

Peut-être la forme ancienne d’une parole qu’on aurait rêvée, jamais sue,

Ce qui tombe, ce qu’on n’a pas ramassé, ce qui venait en surplus, ce qui fut dans la marge, dans les franges, morceaux de tissus déchirés, ourlets vaincus, miettes écrasées, ce qui ne fut pas même voulu, ce qui ne serait ni le déchet ni la trace ni l’empreinte ni le témoignage.

Tu serais là, tu sourirais, tu dirais quoi ?

Cette heure grise, le flottement des ombres indécises, le crépuscule. On dit qu’à cette heure-là les animaux se dirigent vers l’eau calme des lacs. Qu’y trouvent-ils?

Le frisson gagne le dos dans l’ombre. Je frotte mes épaules. Cette heure grise, peut-être le mot de tendresse, en marchant vers le lac, lentement, à cause de toutes les choses qu’on aurait vues au cours de ce jour long ou à cause de rien, seulement être là, à cause simplement d’un effet de la lumière déclinante, le mot de tendresse sans savoir comment, ni à quoi ressemblerait sa douceur neuve, maintenant, si quelqu’un venait maintenant apporter ce mot-là, dans la mélancolie vague du drap gris étendu dans le ciel.

(Leur propre face reflétée dans l’eau claire peut-être.)

Tu sourirais.

Je ne sais pas.

Phrase comme une coupe vide, l’attente.

Je pose un point. Je pose le repos d’une certitude. Je pose l’attente et je cherche le lac mais je sais que je dois veiller aux images, me tenir éloignée des images peut-être, pour l’instant, pour ne pas glisser vainement aux images, dissimulée au milieu des algues.

Je voudrais. (Phrase comme une corde tendue : mais on ne voit ni le doigt ni la main ni la cible.)

Des mots cailloux. La ligne claire des mots cailloux. Un nom que tu me donnais, revenu là maintenant, caillou, un caillou, un petit caillou. Une bribe minérale de monde invendu, invendable. Une bribe très ancienne et très froide et très silencieuse, qu’on ramasse parfois au cours d’une promenade et qu’on pose sur une étagère.

Sûrement pas la tendresse non plus.