Ariane Dreyfus / La Bouche de quelqu'un

"La Bouche de quelqu'un" est paru aux éditions Tarabuste, merci à Ariane Dreyfus de nous permettre la reproduction de l'extrait ci-dessous, accompagné de la présentation de Serge Martin.

Ariane Dreyfus, née le octobre 1958, vit et enseigne en région parisienne.

Bibliographie :
- L’amour I, aux Editions De,1993.
- Un visage effacé, aux Editions Tarabuste, 1995.
- Les miettes de Décembre, au Dé Bleu, 1997.
- La durée des plantes, aux Editions Tarabuste, 1998.
- Une histoire passera ici, aux Editions Flammarion, 1999.
- Quelques branches vivantes, aux Editions Flammarion, 2001.
- Les compagnies silencieuses, aux Editions Flammarion, 2001.
- La belle vitesse, au Dé Bleu, collection « Le farfadet bleu », 2002.
- La bouche de quelqu’un, aux Editions Tarabuste, 2003.
- L’inhabitable, aux Editions Flammarion (à paraître).

 

lire l'extrait ci-dessous de La Bouche de quelqu'un en version PDF
(mise en page de l'auteur)

à lire aussi
Ce qui dans le rapport des corps touche à une force invisible
entretien Emmanuel Laugier / Ariane Dreyfus dans le Matricule des Anges

page préparée par Ronald Klapka

 

retour remue.net

 

   

Y a-t-il un retour de la poésie amoureuse bien assuré par les « nouveaux lyriques » après qu'on a eu le «retour du sujet»? L'observateur bien assis serait alors satisfait voyant s'achever des années formalistes que même les poètes reconnus ont ouvertes aux épanchements du moi dès qu'il s'est agi de la disparition de la personne aimée (Roubaud et son Quelque chose noir ou Deguy et son A ce qui n'en finit pas). Il le serait encore plus avec une nouvelle poésie amoureuse féminine... Cependant, l'observateur bien assis risque de se retrouver sans chaise !
Prenons le dernier livre d'Ariane Dreyfus, il semble que le problème soit vraiment différent voire inédit et quand un poème ou un livre de poèmes invente un problème, c'est que la poésie met son lecteur à hauteur d'homme, « assis sans chaise » comme disait Ghérasim Luca dans son « Autodétermination ».
Ce livre, s'il prend son titre à André du Bouchet (« Le blanc ou quelqu'un, la bouche de quelqu'un »), fait pencher toute l'activité du poème dans tout le contraire de la représentation ou de l'impossible représentation -ce qui est la même chose. Ce livre ne parle pas de l'amour, de l'amant ou, comme on s'y était habitué, du manque d'amour, de l'absence de l'amant -discours de la déploration qui condamnerait la poésie et l'amour au nihilisme. Aussi Ariane Dreyfus écrit-elle : « Ici tous les poèmes viennent de faire l'amour. » Ce qui peut s'entendre doublement comme le continu de la littérature et de la vie, par quoi le poème n'est ni la célébration ni le désenchantement de la vie mais la vie même, et comme la certitude que tous les poèmes ne cessent de faire l'amour -et pas seulement les poèmes qui parlent d'amour ! - ou alors ils ne sont plus poèmes.
Mais si Ariane Dreyfus évite thématisme et déploration qui ont été trop souvent les impasses de la relation amoureuse par et dans les poèmes, elle cherche ce qui au plus unique fait l'amour par et dans son écrire, sa recherche de vie et de poésie incluant donc les thèmes amoureux de l'époque et les douleurs de la vie. Cela donne une invention et de l'amour et de la poésie, une fraîcheur aux deux qui n'est pas sans son poids d'expériences. La fraîcheur est d'abord syntaxique et continue ce qu'on lisait déjà chez Ariane Dreyfus : une vitesse de pensée (" Mon corps est trop ») qui est aussi une pensée du vivre ensemble, donc du politique, contre toutes les séparations qui empêchent même la poésie de penser (« Mais si personne ne touche personne, la mort travaillera mieux. ») Elle est aussi énonciative mettant l'énonciation au diapason d'un acte amoureux (« La main qui écrit est seule / Et celle qui te caresse? ») et surtout d'une recherche ininterrompue (« Je voudrais te ramener mais quoi ? »). Elle est surtout prosodique-rythmique jusque dans une violence faite au poème pour qu'il s'ouvre à la force amoureuse, cette force-relation (« J'ai été violente / Pour faire la place de t'aimer ») que le livre affirme si fort (« Écrire est si ouvert si ouvert. » Il est d'abord ouvert par la place donnée à d'autres voix : citations jusqu'à la troisième section entière qui donne un fragment d'un conte d'Andersen. C'est peut-être que ce qui est neuf dans la poésie d'Ariane Dreyfus, autant qu'une grande attention à des formes de vie les plus contemporaines (il y a des comptes rendus insoupçonnables de ce que nous font certaines trouvailles de danseurs d'aujourd'hui) c'est une invention des formes de langage correspondantes (« J'envie le geste qui disparaît pour laisser la place de surgir ») qui incluent aussi la force d'une intempestivité, celle du conte dans notre société (je renvoie ici aux propositions de Walter Benjamin sur Leskov), celle d'une transformation rapide dans l'énonciation (« J'oserais me tourner vers vous, dans mes yeux le regard et si vous aussi tu m'émeus »), celle enfin d'une prosodie personnelle, inimitable (« J'ai tellement écrit pour seulement ouvrir la bouche »), qu'on ne peut même pas saisir autrement qu'à la relire jusque dans sa force mystérieuse, celle d'un amour qui refait la poésie, d'une poésie qui refait l'amour : « Si toi aussi je n'écrirais pas ».
Renversant parce que « Surtout / Je me cache ton visage » (plus loin : « Tu l'as renversé, et encore renversé ») : « La bouche pas seule! Page capable de peau humaine. » Voilà : avec la « bouche » d'Ariane Dreyfus, c'est le tout de l'homme. de la vie, de la poésie qui est « capable de peau humaine », de pensée amoureuse en actes d'amour. Mais chacun le sait : « C'est changer de page et chaque fois / En pleine figure/ La vraie montagne à monter. » Bref, le problème, sa beauté, sa force, fait le poème qui fait l'amour et l'amour qui fait le poème et non la « poésie amoureuse » qui tue l'amour et la poésie.
Serge MARTIN

Nous avons choisi de mettre en ligne ce texte de Serge Martin parce qu'il nous semble nécessaire à la perception des meilleurs enjeux de l'écriture d'Ariane Dreyfus. Cette recension est reprise d'un récent numéro de la revue Europe (avec leur amicale autorisation).

L’AMOUR N’ÔTE PAS SES MAINS

 

A peine nous connaissons-nous que tu l’as enfoncée en moi, soulevée dans le noir. Puis tu la regardes - c’est dehors – avant de la lécher – c’est dedans.
Ce que tu fais. Je te respecterai toujours.

*

La main qui écrit est seule
Et celle qui te caresse ?

Mon sang coule d’abord sur tes doigts.
J’aime tant te dire que je t’aime que lui aussi.

*

Ou de jalousie je me cache la figure.
Ne t’appuie pas sur les fantômes, viens tout seul.

Sexe vivant. Il mérite des baisers de tous les côtés.

Tu trouves que je pleure trop. Tu trouves qu’on est heureux. ( Ceci n’étant qu’une phrase pour en faire deux.)

Ta joue reposant sur mon sexe, c’est ton regard vers moi qui ne s’écrira jamais.

La main toute nue.

*

Tu ne veux pas trop, et tu veux tellement longtemps.

Sans me quitter des yeux tu remontes.
Ton épaule est mouillée.

Je t’avais tutoyé d’un seul coup.
La gifle sans l’horreur.

*

J’embrasse ta bouche, tes lèvres, ta bouche, tes lèvres.

Tant que tu n’es pas parti je ne ferme pas les yeux. Tu ne pars pas sans me caresser la tête. Un moment
La couronne qui empêche de pleurer.

Le oui, le tien,
Répété jusqu’au ventre.

Pas d’enfant. Mais nous qui commençons.
Tout devient croyable.

*

Nus.
Une main, la tienne – belle – sur un ventre, le mien – heureux.

J’écris plus fort que me souvenir.
Je suis ici, ici tu peux.

 


AOÛT S’ACHÈVE


« En attendant il me faut vivre sans prendre ombrage de tant d’ombre.
Ce qu’on appelle bruit ailleurs
Ici n’est plus que du silence,
Ce qu’on appelle mouvement
Est la patience d’un cœur,
Ce qu’on appelle vérité
Un homme à son corps enchaîné,
Et ce qu’on appelle douceur
Ah ! que voulez-vous que ce soit ? »

*

Chaque jour de nouvelles noisettes tombent.

Je ne marche plus pareil, je m’accroupis.
Le temps qui passe ne touche pas par terre. Moi si. Triant les fruits des débris variés, ma solitude s’emplit de modestie. J’ai déjà été petite.
Le besoin qu’on a de se nourrir.

En réalité je n’ai pas faim, bien sûr.
Chaque noisette que je tiens, m’avançant tout bas, n’a pas appartenu à un chapelet, même jeté et brisé. Tu me refuses ta présence pour que j’apprenne à ne plus attendre. Je les ramasse sans me dépêcher, me montrant à moi-même comment je t’aime aujourd’hui et peut-être nous nous aimons. Le menton sur les genoux, j’oublie de vieillir. Je suis attentive.

Il y a quelques jours tes soupirs pendant que je caressais les bouts de tes seins, émotion pas si minuscule, très longue même. Entre tes jambes, suite du paysage, tu bandais avec patience. Je vais encore demander si c’est un poème, mais je ne demande plus si je t’aime.

La langue, tu hésites beaucoup.
De la mienne j’interroge un peu tes lèvres, puis retourne à ta poitrine ici, ou là ton sexe indescriptible qu’en baisers. Ta main sensible est calme dans mes cheveux.
Je commence seulement à t’embrasser.
Ton ventre à tressaillir.

Les noisettes ne sont données par personne,
C’est aussi une douceur pas si lointaine.

Tellement de mystère dès que tu acceptes.

Ma récolte, pesée dans mes mains et dans ma bouche. Et ce n’est pas une récolte.

Maintenant je me tais parce que tu as tellement gémi.

 

 

DÉFINITIONS
(réponse à ceux qui trouvent
que j’en parle trop)

à Paul Eluard

Sexe : cœur du corps de ceux qui aiment. A partir d’un certain âge. Égare la mort.

Espoir : sens figuré, plus léger, de « désir ». Tous deux font trembler le présent, du dedans.

Les seins sont tous différents et toujours différents.

Cinéma : un geste continué ensemble, c’est devenu une scène d’amour. Nous revoir en pensée. T’en parler.

La musique écoutée.

Le sexe : s’emploie aussi bien pour l’homme que pour la femme. Point de rencontre et universelle émotion.

Les mains : en parler prendrait des heures. On les leur donne.

Lèvres : plus puissantes encore. Il n’y a pas d’amant sans l’embrasser.

Poils : parfois oubliés. Offrent pourtant des chemins à celles qui n’arrivent plus à partir, et restent dans les caresses.

La queue : pour qu’il y ait un peu de féminin dans la façon d’en parler. Pas trop tout de même.

Mon amour : jusqu’où ira-t-il ? Ce mot qui s’envole ne sait jamais s’il trouvera à se poser.

Toi : là où il aime se poser, en présence ou absence. Mais transforme celle-ci.

Écrire : étreindre et jamais. Remuer librement à l’intérieur.

Poésie : t’écrire c’est le jour.


(extraits de La bouche de quelqu’un d’ Ariane Dreyfus paru aux Editions Tarabuste en 2003).