Béatrice Berset / Envoyé...

Béatrice Berset vit et enseigne à Fribourg (Suisse).

 

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Il y a un début septembre beau et chaud comme un rêve attardé. Il y a les manèges qui tournent et les enfants qui rient, tard dans la nuit. Il y a comme un sang régénéré qui coule dans les artères des nonagénaires. Ils se lèvent et ils marchent et leur canne leur sert à nouveau. Ils refusent qu’on les aide –laisse-moi faire, j’y arriverai toute seule, laisse-le faire, sinon il va se rouiller. L’éclatante lumière pallie l’acuité visuelle réduite : ils voient le sourire de ceux qui arrivent, vont à leur rencontre sans trébucher. Ils entreprennent les gros travaux : changer l’eau des bouquets, essuyer la porcelaine ressortie du buffet ciré, pâli par tous les étés. Servir le thé à la nièce qui-a-fait-un-saut-et-qui-est-pressée.

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Envoyé
D’un bout à l’autre. Les enchères de Breton
La voix est à peine audible. L’homme, debout, appuyé à l’armoire, a la poitrine creusée, écrasée entre ses épaules carrées, décharnées.. La femme est couchée, la tête nue, déperruquée, les mains crispées sur le drap très froissé. Il parle. Elle acquiesce sans comprendre, le regard égaré, les pommettes rouges.
Elle soulève le drap et le replie sur sa gauche : on voit qu’elle est toute habillée ; elle essaie de se lever mais les jambes restent étendues sur le matelas, dans le prolongement du torse surélevé par les oreillers. Des larmes suivent les sillons des rides, très doucement.
Assise à côté d’elle, sur le lit défait, sa fille se tait, se penche vers le visage mouillé, tend le bras droit et le passe sous les épaules maigres, infiniment lourdes ; la main ouverte glisse un peu sous l’aisselle droite, et tendrement soulève le buste tout en se levant, libérant l’espace où pourront pivoter les jambes molles. La femme est maintenant assise, les jambes pendantes et les pieds qu’elle chausse, tellement voûtée que c’est sa tête à présent qu’il faut redresser , à genoux, avec les deux mains en offrande placées sous le menton.
Il ne faut pas qu’elle reste couchée trop longtemps, il faut qu’elle se lève…dit-elle en regardant l’homme immobile et muet. Voilà ta canne, je t’aide à te mettre debout. Les deux avant-bras tendus soulèvent le corps par les aisselles, l’ajuste sur les deux jambes droites. Elle est debout comme une potiche, la canne dans la main sans s’y appuyer. On la pousse à glisser un pied après l’autre sur le parquet ciré. On la porte presque jusqu’à la cuisine, vers sa chaise où elle s’affaisse .La canne tombe. Elle ne la voit ni ne l’entend tomber. Ses lèvres tremblent. Les yeux noyés repèrent la tasse de thé sur la table de formica. La main gauche saisit l’anse. Je ne peux pas avec cette main. Il reste l’autre, qui répond encore. La tasse est soulevée, apportée à ses lèvres, par la main qui tremble très fort. On observe, l’estomac noué, prêt à intervenir.
On ne peut rien dire. Il n’y a rien à dire. Ou trop. Alors on se tait
Prends des bâtons-noisettes, c’est les derniers. Je ne sais pas quand je pourrai en refaire.
Le vieil homme secoue la tête, les lèvres serrées, le soupir profond.
Puis : Je peux pas accepter, je peux pas, tu comprends, je pense toujours à tout ce qu’elle a souffert. Le souffle est trop court pour en dire plus. Combien de temps le cœur battra-t-il encore ? Lequel de ces deux cœurs cessera-t-il le premier de battre ?
La liste d’adresses est recopiée. Il l’a recopiée, soigneusement, d’une écriture appuyée qui forme des lettres approximatives, une écriture élégante encore. Tout y est : noms, rues, numéraux postaux correctement répertoriés.
Organiser la nuit. Chercher une garde. Qu’on ne trouve pas. Nous, on ne peut pas. Le travail du lendemain. Les rendez-vous. Le petit-fils veut bien rester. Mais il n’entendra pas appeler. Il a le sommeil trop lourd. Il promet de ne pas dormir.
En effet, il n’a pas dormi. Il peut dormir en classe, le lendemain.
Elle a déféqué sous elle, dans son lit. Elle a déféqué à côté de la cuvette des WC. Changer le linge. Nettoyer. Aérer. Recommencer. Cuisiner, manger, dormir quand même. Tout ce temps compressé qui s’étire.
Les téléphones. Elle est partie pieds nus. C’est un signe. Quand elle reviendra, dans deux mois, tout changera dans sa vie, ses valeurs auront changé. Ma voyante de Lyon me l’assure. Elle a besoin de la localiser sur une carte précise. Mais je ne trouve pas de carte précise des bords de la Mer Rouge.
Le petit garçon ne pleure pas mais cache ses yeux avec son avant-bras. Il est seul. Son père est parti là-bas. Il ne pleure pas. On ne sait pas ce qu’il cache. On ne sait pas. Comment savoir : il ne dit rien, il écoute, il guette. Peut-être la voit-il enfuie sur un chameau, dans le désert, sa mère, ou engloutie dans le ventre d’une baleine. On ne sait pas. Il ne dit rien dans tout ce bruit. Les mamans de ses copains l’ont invité pour dîner. Il fait bien ses devoirs. L’inspecteur est venu à l’école. Il a parlé avec le maître. Le petit garçon se tait, sauf une fois, au téléphone, des mots chuchotés, des demi-mots, des demi-phrases, secrètes comme des passerelles sur l’absence, comme des pépites dans le désert.
Les pages des journaux avec le portrait d’une femme belle, blonde, le regard mélancolique. Les téléphones du consul, au Caire. Tout ce bruit. Toutes ces rumeurs.
La petite musique de Schubert qu’elle t’a donnée avant son départ, la petite musique de Schubert tinte le voyage magnifique. Ich bin ein Wanderer. Wir sind nur Wanderer. Alle wandern. Maria Joao Pires est assise sur un rocher qui s'ouvre sur la mer, pieds nus, dans la pénombre qui contraste avec la blancheur de la lumière. L’eau clapote. L’eau, la mer, la musique, la beauté, on dit ces mots, on les répète et on dit les autres aussi, le désespoir, la vie, la mort. La mort, la mort. Le corps mort sur les mangroves. Sans ses cheveux blonds, sans sa mâchoire. La peau verte, gonflée. Ou ce qu’il en reste après dix jours dans l’eau tiède de la Mer Morte.
Le transport vers Le Caire. L’autopsie. Les bijoux volés en route. Le vol lourd, le vol du cercueil de plomb vers l’aéroport d’attache. Le cercueil scellé. L’identification du corps. Le préfet, le médecin légiste. Les autorisations nécessaires. Tous ces papiers.

2
La vieille dame est dans son lit, chauve, pâle. Elle ne sourit pas. Elle a un air buté, elle tousse. Son cœur tousse. Son petit-fils est passé. Il a appelé sa mère médecin qui s’affaire. Changer les médicaments, les faire accepter. Dis à papa, il notera. Il note consciencieusement. Mais il faut crier : tous ces bruits qu’il ne veut plus entendre, son appareil acoustique est en panne. Son cœur à lui aussi déconne.
Elle gueule : un mouchoir, j’ai pas de mouchoir. Il ne comprend pas. Elle s’énerve, répète. Tout ce bruit. On lui donne ses mouchoirs. Il faudrait te lever, maintenant, t’habiller, ça te ferait du bien… Elle accepte. On lui change son pampers. Elle veut sa robe de chambre rouge. Elle veut. Non elle ne veut pas s’habiller, elle qui détestait le débraillé quand on étaient petits. Lui, son grand visage ravagé, il n’en peut plus. Il soupire très fort. C’est un tout petit bruit. Il revient de chez son médecin, taxi aller, taxi retour. Je ne pouvais pas conduire…Mais c’était inutile, il a mesuré ce que je sais déjà.
Ils sont à table. Il faut manger. Elle n’arrive pas à couper son steak. Lui prendre ses couverts, le faire pour elle. Se taire. Changer les draps. Où sont les draps propres ? Papa te montrera. Papa ne sait pas. Papa ne voit rien dans cette armoire où le trousseau est rangé avec ses rubans bleus, le trousseau de la mariée de 26 ans. Trouver les draps, les tendre sur le matelas, la coucher, elle, enfouir les draps souillés dans le lave-linge. Le laisser, lui, assis à son bureau, seul, enfin, avec sa peine silencieuse.
Partir très vite à son rendez-vous, à cette activité devenue accessoire, en les laissant sans assistance. Comment vont-ils faire ? Comment…
Sourire, parler, manger avec la collègue confuse qui tend la main, qui fermement propose de prendre le reste de la semaine, de s’occuper de tout. Quand c’est comme ça, on ne se pose pas de question, on accepte. Elle a raison. Les prisons fonctionnent, les secrétaires travaillent. Eux, ne fonctionnent plus.

3
Se tasser enfin dans un fauteuil, dans le silence, et s’immerger dans les mots imprimés pour qu’ils vous détachent de cette crispation qui s’incruste dans les muscles, qui durcit les tendons du cou. Parce que le corps saisit plus vite que la conscience les limites qu’il nous fixe. Déposer le souci d’eux. Un instant. Déposer la lessive à faire sécher, le ménage après le repas avorté, les téléphones, les conciliabules à voix basse, les décisions à prendre ; oublier la main à prendre, la main à tendre, la tasse à faire boire. Toutes ces exigences enfin qu'on ne parvient plus à satisfaire, parce qu’ on sent s’affaiblir sa force de résistance de respiration en respiration, de geste en geste accomplis pour que tout soit un peu mieux que tout à fait mal. Cette force qui fond en même temps que l’amour filial s’effiloche comme un vieux drap, de sourire forcé en larmes interdites.
Même si remonte alors à la conscience le dernier réveil dans l’angoisse, au bout d’un rêve accusateur qui exige qu’on en fasse plus, qui a désigné les pages qui restent à écrire.
De l’autre côté de la vitre, là où il y a les oiseaux,. le soleil quand même s’obstine à chauffer l’air qu’on va respirer. Il y a aussi le printemps.

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Il y a le besoin de retrouver son ombre lumineuse, on l’avait perdue de vue la morte, dans tous ces bruits. Alors on va marcher dans le silence d’une campagne lavée, aux arbres encore nus, aux primevères coincées entre les mottes dures.
Passer outre la sultane parée du mystère de sa mort. Dépasser la femme secrète au sourire mouillé des portraits publiés, discutés, analysés aux tables de bistrot, dans les salles de rédaction, par les parents des petits copains du petit garçon qui ne pleure pas : distante, hautaine, insaisissable.
Oui, elle a échappé, elle s’est glissée hors du monde… elle savait si bien, dans un battement de paupières, passer dans le rêve, en schizoïde consciente, habile, silencieuse. La voilà parmi les princesses mortes, belle à jamais, échappant au rapport d’autopsie, à l’horreur de la charogne qui se défait au fond du troisième cercueil.
Les hirondelles de la perfidie, de la jalousie, de l’envie traversent le ciel pâle, au-dessus des chemins boueux. Elle nous a bien eus. Elle ne voulait pas vieillir, pas porter la mort de son père, la mort de sa mère. Elle nous laisse porter seuls ces déchirement, ces révoltes et le mutisme de son petit garçon. Dans le petit cimetière où elle avait réservé sa place avant de partir, il y aura sa stèle avec son nom gravé. On ira s’y recueillir, après le pèlerinage à la madone. Elle a réussi sa sortie. Ceux qui restent combattront sans elle. La cérémonie de samedi matin à la cathédrale sera sans doute très triste, très digne, délicatement romantique, comme elle fut : on entendra Schubert et Mendelsohn.
Sa mère n’y assistera pas : son cœur tousse, ses jambes ne la portent plus, sa tête ne la dirige plus.

5
Sa mère a dormi tout le temps de la cérémonie, sa main dans celle de sa nièce. Elle s’est réveillée dans un sourire magnifique.
Elle n’a pas eu besoin d’entendre les mots d’un portrait, dits pour l’assemblée à la fin du service funèbre par sa petite-fille, ces mots qui tendaient à coller des morceaux : Elle était cette femme qui attendait tout, n’espérait rien, ballottée de vague en vague, perdue dans l’espace, le temps…D’où te venait cette nostalgie quand tu souriais, les yeux trop brillants ? cette parcelle d’infini que tu portais dans ta belle enveloppe humaine ? Y aurait-il un espace perdu qui resurgirait à chacune de nos confrontations avec les immensités : la mort, la nuit, le désert, l’océan, le ciel, la musique, un espace qui est à portée de cœur seulement ?
La musique de Schubert, tu me l’avais offerte : elle te ressemble, elle nous rassemble aujourd’hui. C’est ta confidence au-delà de la mort. Comme un trop plein de l’âme, un sanglot ou un sourire, et ce déchirement d’être ou d’aimer, juste avant de mourir, dans l’eau qui remplissait tes poumons.
La terre, la glaise lourde de pluie, de la neige qui tombait au moment où les hommes descendaient le cercueil.

6
Repartir la tête ployée entre les épaules pour apprendre tout aussitôt que quarante êtres humains ont été réduits en cendres dans le tunnel du Mont-Blanc, que des bombes tombent sur un pays d’Europe, tuent, détruisent. Admettre l’inadmissible, l’inimaginable, dans le monde qui continue sans elle.
Retourner chez soi pour faire les paiements mensuels, acheter les boîtes pour le chat, regarder le bouquet d’amitié sur la table encombrée de messages de condoléances. Et ces éclairs où passent des couleurs d’images, des écharpes de musique, des éclats de phrases, des bribes de vie qui s’insinuent dans la fatigue lourde, dans l’aridité de l’insomnie. L’indifférence, la tendresse, la douceur de l’air.
Et puis le petit garçon de 11ans qui vient dans le jardin et qui dit : maman savait que j’irais là-bas.
Et quand les jours ont succédé aux nuits, l’impatience de la vie a créé ses dissonances habituelles. Les fleurs ont fané sur le tertre du triple cercueil. La pluie et les bombes ont continué de tomber, et les nouvelles de l’exode du Kosovo.
Et la vieille dame est rentrée de l’hôpital, elle quitte son lit deux trois heures par jour. Le reste du temps, elle dort ou elle téléphone. Le soir , sa voix est tout éraillée pour dire : je suis tellement fatiguée, si tu savais. Ou bien : si au moins il n’y avait pas cette fatigue…Lui, il clopine toute la journée, s’assoit de temps en temps pour écrire les adresses des remerciements. Silencieux, appliqué. Quand il s’arrête, il reprend les coupures de presse avec la photo de sa fille morte, la contemple, hoche la tête, serre les lèvres, soupire, repose le tout et va voir si sa femme dort ou téléphone. Il est très pâle, sa mémoire fond autour du tertre plein de fleurs qui fanent. Il n’y a plus d’autres souvenirs.
Quand on arrive, annoncé ou non, il demande : tu prends une tasse de thé ? et il branche le chauffe-eau. Les tasses égouttent sur l’évier. Parmi elles il y a la tasse anglaise, haute, qu’elle leur avait offert. Puis il s’assoit à sa place habituelle et elle quitte son lit pour s’asseoir à table aussi. On ne sait pas si son air buté vient des efforts qu’elle fait pour rester un moment à la verticale ou de larmes qu’elle retient. Hier, elle a joué aux cartes avec le petit garçon qui ne pleure pas, le fils de la morte dont on ne parle pas avec lui. Jamais. A cause des larmes qui viendraient et qu’il ne faut pas laisser arriver, quand il est là. Il y avait le quatrième joueur dont elle ne sait plus très bien s’il est son fils ou son petit-fils ; il est gentil, dit-elle, très gentil, c’est comme si maintenant il La remplaçait. Elle insiste : aussi gentil qu’E. était, plein d’égards, répète-t-elle au téléphone.
Elle soupire, elle cherche ce qu’elle pourrait ajouter pendant qu’on cherche ce qu’on pourrait lui répondre. Un temps, puis elle trouve : elle a gagné aux cartes et le petit garçon aussi, mais maintenant elle est fatiguée, bien sûr, alors elle est couchée. Le docteur est venu ce matin : ses articulations sont très souples, il a dit. Bien sûr, je ne me suis jamais laissé aller, tu sais bien. Mais la tension artérielle est basse…On dit : c’est pour ça que tu es fatiguée ; il peut faire quelque chose ? Oh ! il me donnera des médicaments, il a tout expliqué à papa, ils ont parlé longtemps à la cuisine. Il a diminué les autres médicaments. Il a vu que j’ai le goître qui recommence, vers l’épaule droite. Un silence. Et puis on trouve : bien sûr, c’est la conséquence d’une forte émotion, tu sais bien, c’est comme ça chez toi. Rappelle-toi quand ça avait commencé, la première fois. Ah ! tu crois… On pense : ça n’est pas grave, ça n’aura pas le temps de se développer…
Mais elle tient maintenant sa conversation. Tu sais, l’infirmière, elle est venue après le médecin, pour faire ma toilette. Je lui ai dit de faire mon lit, elle était pas contente, c’est pas son travail. Mais j’ai exigé. Sinon c’est mon mari qui doit faire, j’ai dit. Alors elle l’a fait. Oh ! tu sais je ne me gêne plus, moi, à mon âge. Mais c’est quand même humiliant de montrer son vieux corps à une étrangère. Elle a l’habitude, tu sais. C’est vrai, il y en a de plus déformés que le mien.
On ne sait pas quoi dire pour se défaire des fils qu’elle tisse autour de nous, la quitter pour quelques heures. Pour fermer le store du cœur et rouvrir l’autre, celui qui sert à gagner sa vie., à organiser les autres activités de la semaine. A quatre heure, chaque jour, on ira s’asseoir à la table de la cuisine et boire le thé en écoutant silences et doléances, en faisant entrer un peu d’air de l’extérieur.

7
Après la mort
On ne guette plus les bourgeons sur la haie
On ne s’émerveille pas
Des reflets d’or des forsithias
Dans la chambre
Même si on s’étonne encore
De voir les prés reverdis
Après la mort
Les moments où l’on rit
Sont de courtes éclaircies
On n’y croit plus
Et on a tort
Puisque la mort est passée
Puisqu’elle nous a laissés
Sur le carreau de la vie
Jouer petit jeu
Jouer grand jeu
C’est selon
Ça dépend
Des dons
Ça dépend
Des jours
Il reviendra bien
Le temps de la mort
Comme les jubilés
Comme les anniversaires
On regarde en arrière
Et on voit en avant
Troublement
Troublés

8
Tu te souviens
Tu avais cinq ans et :nous dormions dans la même chambre.
Nous nous racontions des histoires
Avant de nous endormir.
Et puis je te disais :
On fait le concours du silence ?
C’est la première qui ne parlera plus
Qui aura gagné.
D’accord, tu t’endormais
Avant moi.
J’entendais ta douce respiration régulière.
En été
Tu m’étais confiée
J’étais ta grande sœur
La grande Petite-Aile
Du camp scout.
Tu avais peur de ce grand trou
Où les autres défilaient
Le matin.
Et tu pleurais. Tu avais mal au ventre
Il a fallu t’expliquer :
Si tu allais t’asseoir sur le grand trou
Tu n’aurais plus mal au ventre.
Plus tard, on nous a séparées la nuit.
Tu devais partager désormais la chambre
Avec la petite dernière
Tu ne lui arracherais plus les yeux
Pour que maman t’aime aussi.
Tu avais grandi.
J’ai pleuré toute seule
En jouant au silence.
Dans la salle à manger.J’étais désormais la grande
La petite maman
Qui n’a pas le droit
De se fâcher
De se disputer,
De se défendre
De pleurer
Toujours parfaite
Jamais assez parfaite.
Montrant l’exemple. Fée blonde et vilain corbeau
On nous avait séparées.Tu te souviens
Tu levais des fiancés à la pelle
Tu as failli te faire enlever
En plein Paris
En plein pèlerinage
Ton fiancé de Turin
Tu te souviens
Ce trente-et-un décembre
Dans la mini-Fiat
J’étais ta duègne.
Sur les pistes de ski
Au Lac Noir
Un beau jeune homme nous a suivis
Toute la journée.
Pouvions-nous deviner
Qu’il t’emmènerait
En enfer ?
Après un beau mariage
Triste
Sous le grésil
D’un printemps glacial.
Nos parents satisfaits
Contemplaient.
Nos deux innocences,
A quoi bon réécrire Une Vie
Après Maupassant. ?
Il ne t’a jamais trompée.
Bien trop paresseux
-disait-il.
Il ne t’a jamais battue.
Simplement annihilée
Peu à peu anéantie
Il a nié ta beauté
Repoussé ta féminité,
Rejeté ton besoin de tendresse.
Il t’a humiliée, injuriée, ignorée.
Il t’a faite mère
Sans t’apercevoir.
Le dimanche il vous emmenait au cimetière
Sur la tombe de son père
Toi et les enfants qui grandissaient
Voyaient, écoutaient, enregistraient.
Tu pensais à ta mort
Tu souriais aux gens
Tu ne pleurais pas.
Tu avais tout
-disaient les gens
Tous les biens matériels
De la fin du vingtième siècle
En Europe de l’Ouest.
Et ils énuméraient :
Maison et jardin
Voyages en avion
Fourrures, soies, bijoux.
Tes parents t’encourageaient
A supporter tous ces biens
Tout ce mal
Tout ce vacarme inaudible
Toutes ces couleurs de magazines.
On s’est retrouvées
Pour capter les ondes des chênes
Sur les chemins
De la neige
Des primevères
Des roses
Des dalhias
Tu m’accrochais à tes rêves
Et nous riions
Et nous pleurions
Comme des adolescentes
Comme des papillons
Buvant la beauté du monde
Dans les gouttes de rosée
Nous nous moquions de nos larmes
En entendant les ambulances
Intruses
En lisant les alarmes
Des gros titres noirs, croassants
A la devanture des kiosques à journaux.
Nous nous séparions
En mères de famille
Consciente de nos devoirs.
Nous avions fait le plein mutuel.
Je me souviens.

9
Les roses de l’été fleurissent pour les vivants et pour les morts. Et les lupins et les glaïeuls et les dalhias aussi. On en garnit la tombe à côté de la chapelle de la Vierge. Mais coupées, toutes les fleurs pourrissent vite. Ou bien elles sèchent sous le nom de la morte, les dates qu’on lit, toujours aussi incrédules. Les parents demandent souvent qu’on les accompagne. Ils s’attardent dans l’ombre de la chapelle. Que disent-ils à Marie qui les regardent d’un air doux ?Que le jardin est trop grand, qu’il y a trop à faire, qu’ils sont trop vieux, maintenant, pour l’assumer seuls ? Que les pommes d’août sont acides ? Elle ne viendra plus les cueillir, leur fille morte. Et il y a comme un fardeau plus lourd sur leurs épaules maigres.
Elle ne viendra plus au marché du mercredi. Ce n’est plus elle qui achètera les légumes, les fruits et les fleurs pour les leur apporter. Et ils n’osent plus y aller seuls. Ils ne quittent plus guère la pelouse dont ils surveillent encore les mauvaises herbes qui pointent, les travaux du jardinier. Elle ne voit plus toutes les pommes tombées, dans le verger. C’est lui qui les ramasse de temps en temps. Mais la vieille dame essaie encore de couper les roses fanées des bordures et se pique aux épines des tiges. Sa robe rose en garde de petites taches brunes. Lui, il cueille les framboises et les mûres, pour faire de la gelée, l’hiver prochain. On s’étonne de ses projets. On ne peut s’empêcher d’admirer cette volonté de vivre encore. On voit une fin qu’il ne voit pas.
Après la sieste, ils sont assis à l’ombre, autour de la table rouge, peinte et repeinte durant cinquante ans, avec d’aussi vieux qu’eux. Ils tentent de jouer aux cartes, mais elle se fatigue vite à regarder les piques et les cœurs. Elle tente de goûter les mirabelles, mais la nuit suivante, elle souille son linge, la salle d’eau, le couloir, le lit et l’humiliation la rend méchante. Sa tête pleine de vertiges ne commande plus à ses jambes qui flageolent. Tous deux se couchent d’épuisement et de dépit et écoutent l’irrégularité angoissante des battements de leur cœur.
Quand ils appellent à l’aide, C’est avec l’air contrit des enfants pris en faute, dont les jeux amusants ont été injustement interrompus et qui ont les yeux remplis de larmes.

10
Une marraine
Le home est un petit locatif intégré au quartier, sauf que dans le hall d’entrée sont assis des hommes et des femmes qui se ressemblent et qui vous saluent quand la porte d’entrée s’ouvre automatiquement.
Sa chambre est au 3e, au fond du couloir. A 2 heures, elle dort encore : le visage très pâle, elle émet un léger ronflement saccadé qui est angoissant parce qu’il pourrait s’interrompre. Comme il fait chaud, elle n’est pas couverte mais tout habillée, ses bas sont enroulés sur les chevilles.
Autour d’elle, des petits meubles d’avant, des bibelots, des portraits peints, des photos des beaux jours, des vases vides pour le bouquet apporté. Une chambre aussi étroite que celle de van gogh, mais sans chaise paillée.
Que ferez-vous quand elle se réveillera ? Vous n’avez pas reçu de mode d’emploi des nonagénaires. Il faudra inventer.
Un mouvement, enfin, comme pour chasser une mouche, celle d’un regard importun. Ses yeux qui s’ouvrent ne vous reconnaissent pas : vous êtes à contre-jour. C’est votre voix, et les mots d’autrefois, qui la réveillent tout à fait. Un sourire succède à l’étonnement : vous ne l’aviez pas prévenue de votre visite puisqu’elle ne peut plus quitter son ghetto. Dérouler ses bas, les accrocher à la jarretelle. L’aider à se mettre debout, lui tendre ses cannes. Elle ira seule jusqu’à son fauteuil où elle s’assoit mais ses jambes sont trop gourdes pour qu’elle puisse soulever ses deux pieds jusqu’à l’escabeau rembourré et recouvert du même velours que son voltaire.
Après tous ces efforts, elle est prête à vous écouter. Elle vous regarde. Comment vont les parents, les enfants, les cousins ? son regard dira si elle vous a entendu. Viendront-ils à son anniversaire ? Combien seront-ils ? Elle énumère les noms en comptant sur ses doigts. Il y aura un apéritif, la municipalité sera représentée… Ah ! oui, avec un bouquet, je sais. Il y a de l’ironie dans sa voix. Son esprit se dégrippe, retrouve son agilité ; des pensées défilent dans son regard, elle les suit et ne comprend que les phrases qui les rejoignent, si elles sont simples. Elle est à l’écoute d’un autre temps.
Nonante ans, si j’avais pu imaginer arriver à nonante ans… Il y a vingt ans que ton oncle est mort. J’avais septante ans et lui septante-quatre, c’est facile à compter. Bien sûr, nous n’avons jamais été très proches, lui et moi. Mais nous avons mené une vie paisible. Vous entendez paisible et simultanément l’écho de leurs chamailleries, l’été lorsque vous étiez enfant. Vous pouvez alors vous faufiler et entrer dans ses souvenirs. Vous évoquez sa maison, son jardin…
J’aimais beaucoup ma belle-mère (elle montre son portrait), elle m’appelait son ange… bien sûr, nous n’avons jamais été seuls, N. et moi, il y avait toujours son père entre nous, c’était dur, ça. Mais il a fallu accepter, que faire d’autre. Nous avons beaucoup travaillé tous les deux… toutes les photos sont là, sur le mur, c’est comme un commentaire.
Et puis le saut dans le présent. Le temps est long quand on est toute seule, je ne sors plus de ma chambre entre les repas. Je ne veux pas voir tous ces pauvres gens parqués là et qui souffrent mille maux… Comment je m’habillerai ce jour-là ? Vous ouvrez son armoire, elle passe en revue ses robes, ses costumes. Elle ne se décide pas.
Nonante ans. Ah ! si je pouvais partir. Je suis là, inutile. A quoi ça sert de vivre comme ça ? De ne plus pouvoir travailler. Rien. Attendre, c’est tout. A quoi ça sert ? Elle est fatiguée, mieux vaut la quitter…
Alors il viendra aussi celui-là ? Il ne me reconnaîtra plus, il ne m’a pas vue depuis des années. Pourquoi avec sa femme ? elle n’a rien à faire ici, celle-là, je la déteste. Vous pouvez aller jusqu’à la provoquer un peu, maintenant, elle a pris sa vitesse de croisière : Peut-être que leur fils viendra aussi… ah ! non, pas celui-là, alors. Il est comme sa mère, une sainte nitouche.
Elle s’est levée, tout à coup, a marché vers son armoire apparemment sans peine, l’a ouverte, a sorti une robe. Voilà, c’est celle-là que je mettrai, à mon anniversaire. C’est un ravissant ensemble aux teintes chaudes.
On a servi le thé. Le petit train s’est arrêté deux fois sous la fenêtre. Le soleil a tourné. Je vous accompagne en bas pour le repas ? Ah ! oui, je t’accompagne. Ta visite, quelle surprise !
L’ascenseur. L’entrée où l’on vous salue. Sa fierté d’être avec une visite. Elle n’aime pas qu’on l’embrasse. Alors à bientôt, dans quatre samedis…
Vous sentez une grande fatigue vous envahir. Vous vous arrêtez au prochain resto route, pour respirer.10b l’anniversaire
Tous les cousins sont arrivés en même temps avec les cadeaux et les fleurs. Il faisait très beau.. Les hommes et les femmes assis sous le porche ou dans le vestibule de l’entrée ont souri en les voyant.
Elle les attendait, assise dans son voltaire vert, souriante, colorée, fraîche comme l’automne qui commence à s’accrocher aux haies vives des jardins. Elle a embrassé chacun. Il n’y avait pas assez de vases pour toutes les fleurs, pas assez de place pour déposer les cadeaux. Les voix se mêlaient comme des thèmes de Vivaldi.
Tous sont descendus avec elle dans le salon-salle à manger du rez-de-chaussée. Elle s’est assise sur un canapé, on l’a entourée et photographiée, chacun à tour de rôle assis auprès d’elle. Elle rayonnait. D’autres cadeaux arrivaient et elle disait : encore ? c’est trop, c’est beaucoup trop. Ouvre-le s’il te plaît. Ah ! non, ça je ne veux pas, vous l’emporterez, je ne le veux pas. On riait. On se revoyaient, enfants, rire de son sale caractère dûment estampillé par nos parents. On se revoyait là-bas, dans son jardin plein de cerises. Quelqu’un a pris son visage dans ses deux mains et lui a dit à l’oreille de façon à ce que tous entendent : tu n’as pas changé, tu es toujours la même. Ravie, elle a répondu : ah ! non alors, tu peux dire que je n’ai pas changé. Pourquoi j’aurais changé ? Mais j’ai 90 ans, maintenant. Elle a dit ça comme une reine, fière d’avoir été élue par le Temps.
Le délégué municipal est arrivé un peu en retard, il a fallu l’attendre pour remplir les verres de vin blanc ou de jus d’orange. Il n’a pas fait de discours mais tous ont chanté : Bon anniversaire… Une ou deux voix a cassé à « que la vie entière te soit douce et légère… » mais on a réussi à terminer. Il manquait sa filleule morte. Et puis on a levé les verres en les tendant vers elle, elle avait refusé le sien. Ses amies sont venues l’embrasser. Bavardage général.
Elle a demandé sa canne et s’est levée pour se diriger vers la table garnie. Lente et majestueuse. On l’a aidée à s’asseoir. Il était exactement midi. Comme chez elle, aux Vieux-Bouleaux. On a mangé le melon, le jambon et le reste. Elle a soufflé trois bougies sur un immense gâteau carré que lui a présenté le cuisinier souriant. On s’est peu attardés à table : sa fatigue devenait visible. Elle a voulu s’asseoir dans le fauteuil de sa terrasse, mais il y avait trop de soleil. Elle a demandé qu’on lui lise les messages posés sur la commode, elle a demandé qu’on y réponde. Elle a passé en revue les cadeaux reçus, en a fait le tri. Finalement, elle ne voulait pas garder grand-chose et on s’est partagé les fleurs et le chocolat. Elle a répété qu’elle était contente.
Sa tête devenait lourde. On l’a embrassée encore une fois et on est partis, tous en même temps. Le soulagement et l’angoisse dans sa voix quand elle a dit : vous partez déjà ? Quatre-vingt-dix ans de sentiments.

11
Il y a un début septembre beau et chaud comme un rêve attardé. Il y a les manèges qui tournent et les enfants qui rient, tard dans la nuit. Il y a comme un sang régénéré qui coule dans les artères des nonagénaires. Ils se lèvent et ils marchent et leur canne leur sert à nouveau. Ils refusent qu’on les aide –laisse-moi faire, j’y arriverai toute seule, laisse-le faire, sinon il va se rouiller. L’éclatante lumière pallie l’acuité visuelle réduite : ils voient le sourire de ceux qui arrivent, vont à leur rencontre sans trébucher. Ils entreprennent les gros travaux : changer l’eau des bouquets, essuyer la porcelaine ressortie du buffet ciré, pâli par tous les étés. Servir le thé à la nièce qui-a-fait-un-saut-et-qui-est-pressée.
La nièce est arrivée après leur sieste. Elle a sorti la machine à coudre et a fait quelques raccommodages. Elle s’était offerte. Chacune son tour. Vingt ans plus tôt, sa tante avait cousu les rideaux de son nouvel appartement. Maintenant elle ne voit plus que ses doigts gourds, plus l’aiguille, ni le fil qu’elle tâte pour juger de leur épaisseur. Lunettes ni loupe ne peuvent l’aider. Les ondes visuelles ne passent plus, les conduits sont nécrosés. C’est la mort qui rampe.
Les oreilles acceptent encore l’aide utile de la prothèse, heureusement. Mais… où est-elle ? Où l’as-tu rangée, hier soir, après le journal télévisé ? (elle l’enlève pour mettre les écouteurs) l’étui adhoc est à sa place, vide. Ils cherchent tous les trois, à l’aveugle. La veille, ils avaient cassé des noix. Il faut vider la poubelle. Il s’en occupe, lui, le responsable des objets du ménage, il ne trouve rien.
Ceux qui arrivent ensuite font leur visite quotidienne habituelle, cherchent aussi. C’est la consternation . Deux mille francs pour remplacer l’appareil.
Que d’aucuns jugent inutile : elle ne le met que malgré elle, pire, elle se fâche parfois d’avoir à le mettre. Entend-t-elle vraiment mieux ? certains jugent que non. De toute façon, elle n’entend que les mots concernant les sujets de sa préoccupation présente. On se disputerait presque. Tant d’impuissance. On ne peut l’aider. On ne sait plus où chercher. On sent monter la nausée du dépit, fureur qui ne peut se crier.
La nièce a apporté un cake aux carottes. Il ne passe pas. Il y a juste le thé qui passe. Dans le silence gros de rancune contre l’après-midi gâché, contre les maladresses, contre cet âge de merde, contre tout.
On se sépare. On les laisse seuls. On tâche d’oublier cet énième panne de leur vieillesse, de leur quatrième âge. Personne n’est responsable. Chacun est impuissant. Accepter l’inacceptable dérèglement de tous les sens.
Trois heures plus tard, le téléphone sonne : ils l’ont retrouvé. Dans la poubelle. Ils l’ont vidée une seconde fois. Sur le sol de la cuisine. Et ils ont saisi dans la main chaque bribe, chaque miette, chaque coquille de noix, chaque éclat de déchet, tout le contenu. Ils ont retrouvé la prothèse auditive.
On est soulagé mais abasourdi. Tant de volonté, tant de rage. La même qu’ils mettent à survivre. Survivre parmi, avec les déchets. La vieillesse, une déchetterie.

12
A l’automne des feuilles qui pourrissent, elle mouille son lit, elle renverse sa tasse, elle ne tient plus à vivre. Son estomac à lui fonctionne cahin caha, il marche dans le couloir, la nuit, pour digérer, boit une tasse de lait sucré et le lendemain, les visiteurs écoutent les versions divergentes des faits de la nuit. Mais ils ne veulent pas mourir. Non, on veut le retour de notre fille. On y a droit, c’est notre fille. Elle n’avait pas le droit de partir à la cloche de bois, sans nous prévenir. Venir nous annoncer qu’elle a disparu, alors qu’on buvait le thé, comme chaque après-midi, quelle audace. Elle disait nous aimer, nous, ses parents. Elle n’avait pas le droit de nous faire ça.
Les sanglots secouent les frêles charpentes et les maux physiques, soudain, sont multipliés par dix.
Je ne peux plus tenir sur mes jambes, elles me brûlent à l’intérieur ; mais oui, je sais que l’extérieur est glacé, quand je te dis qu’il y a du feu à l’intérieur, je sais ce que je souffre. Pourquoi le docteur… Non je n’irai pas en maison de repos pour quinze jours, c’est inutile puisque je ne peux plus marcher. Je veux rester chez moi.
Mais je ne t’entends pas, mais pourquoi tu cries ? Mais non, le journal, je ne peux pas le lire, tu sais bien, même avec la loupe. Le grand professeur m’a dit que je ne deviendrais jamais aveugle, que je me contente de ce que j’ai. Tu te rends compte ? quelle triste fin. Jamais j’aurais cru finir comme ça. C’est affreux. Affreux.
Les sanglots redoublent.
Et lui qui ne la voit pas grimacer de douleur et qui se fait houspiller et qui est pâle et silencieux et résigné et qui court de ci de là en clopinant et n’en peut plus d’entendre le peu qu’il entend, de voir le peu qu’il voit.
Et les enfants qui ne peuvent les porter, même pas les convaincre d’accepter les aides, les repas à domicile et tout le reste. Et les enfants qui viennent encore par devoir et eux le sentent et le leur reprochent et les enfants qui ne viennent plus parce qu’ils ne peuvent plus faire face…et les petits-enfants qui les remplacent de temps en temps parce que leurs mères doivent cesser de prendre tout sur elles, de prendre sur elles une fin qui n’est pas la leur.
Et ils téléphonent les enfants, et ils téléphonent, les parents. Pour dire quelque chose, c’est-à-dire rien, rien qui puisse les sauver
Ils en ont trop fait ? Tout mieux que l’abattement qui leur courbe la nuque durant les jours gris sans fin de l’automne, ces jours de déprime entre le matin et le soir quand, assis, ils ne font rien, n’attendent rien, ne désirent plus rien. Qu’ils vivent, qu’il forcent la vie. Pourquoi non ? Tout mieux que cette non-mort et cette non-vie. Qu’ils s’épuisent à vivre encore, à s’illusionner sur leur éternité. Que la mort les prenne par surprise, respirant le parfum frais d’un enfant nouveau-né.

13
14 sept 99Ils sont en vacances au pied des vanils. Au téléphone : Eh ! bien hier on a marché un peu, on s’est assis sur un banc à l’ombre. Il faisait chaud, hier. Et puis on a joué aux cartes. On a eu un peu de mal à s’endormir. Maintenant , on déjeune : je fais les tartines à maman parce qu’elle ne voit pas assez pour le faire proprement… ça va aller, je crois. Il ne faut pas vous faire de souci. Merci pour ton téléphone. Tu dis que M. se plaît dans son nouveau job ? Alors c’est bien, je le dirai à maman, ça lui fera plaisir.
Le téléphone…la nuit…la sonnerie du téléphone. On décroche. C’est-docteur-genou-qui-a-pris-la-décision-de-faire-hospitaliser-mmeb. Pour , parce que, ainsi.
-Que dois-je faire ?
-Rien.
Un téléphone pour rien. On éteint. On rallume. Pour transmettre le message ? Pour rien. Fin.
On respire profondément : avalée, la pilule du sommeil.

14
A l’hôpital, elle dort dans un lit au milieu de cinq lits en éveil. L’oxygène dans le nez. La bouche ouverte et le crâne chauve. Les perfusions à gauche. On va sortir la main droite de sous la couverture. Froide. La serrer, la frictionner pour la tiédir un peu. On prononce des mots, au hasard. Les autres les entendent, entrent en communication. On veille sur elle, on sonne quand elle gémit. Elle, elle ouvre les yeux brièvement, les referme. On attend. Puis on tapote les joues avec les mains, les doigts des deux mains. Et les oreilles avec des mots, une dizaine. Les yeux s’ouvrent, les lèvres remuent. On croit avoir entendu : c’est toi ? alors on précipite les mots : j’ai apporté du raisin, tu veux du raisin ? Elle accepte trois grains qu’on glisse entre les lèvres, qu’elle mâche. Ça suffit. La glotte a suivi le mouvement de lèvres. Elle respire. On soupire. Les paupières sont retombées. On s’en va. Avec les encouragements de l’occupante du lit au fond à droite qui vous dit vous connaître. Je suis. Moi je. Vous savez.

 

15
Lui, il est resté seul dans la chambre de la pension-maison de convalescence. Pour dormir enfin. Quand il aura trop dormi, quand il aura des insomnies, il ne voudra plus rester seul au pied des vanils. Aller le chercher. Prendre le bus et le rejoindre là-haut, à mille mètres.
Le village ressemble à un œil ouvert entre deux courbes de brume. Dans le bus, il y a un couple d’anglophones, un moine, un gosse de sept ans. Cette odeur de vieux diesel des années d’enfance. Le moteur crache irrégulièrement. On voit les yeux du chauffeur dans le rétroviseur. Il pleuvine. Une sorte de crachin des montagnes.
Le vieil homme a rempli les deux valises. Il vous demande de les boucler, de les emporter. La vieille citroën attend. On les glisse dans le coffre qu’on ouvre et qui se referme. Comme une bouche sur des grains de raisin.
La directrice vous serre la main. On comprend enfin ce qu’il a vécu, lui, quand elle dit tellement négative, vous savez, et lui, tellement attentionné. On peut pas parler de méchanceté, bien sûr, mais. Oui, oui bien sûr. C’est la maladie, c’est la dépression. Mais c’était très pénible pour lui. Pour elle aussi, évidemment.
On s’en va le plus vite possible. Aussi lentement que lui. Qu’on voudrait embrasser.
La vieille citroën gonfle docilement comme le gros crapaud qu’elle est. Il est assis à côté de vous. Vous vous taisez beaucoup. Sauf pour dire : je t’ai acheté du pain, du lait, un yoghourt, pour parer au plus pressé. Il faut répéter, il ne comprend pas, il est perdu dans ses pensées, dans sa fatigue, dans sa vieillesse. Vous ar-ti-cu-lez mieux. Il vous remercie. Tout écrasé au fond du siège du passager. Tellement fragile.
Vous arrêter à l’hôpital. Il y a beaucoup à marcher du fond du parking où vous avez trouvé une place jusqu^à l’ascenseur qui monte au 6e. Il boîte bas. Il respire fort. Elle n’est pas contente : réveillée, elle a dû attendre trop longtemps notre venue. Heureusement que son petit-fils lui tient compagnie depuis une demie heure. Lui au moins il la comprend. Elle se sent bien, elle a bien mangé à midi. Pourquoi avons-nous tant tardé ?
On comprend qu’elle a sauté un jour, le jour qu’elle a dormi. Tant mieux. On a frisé la scène de reproches. Lui se sent coupable, tente d’expliquer. Elle balaie ça d’un geste. Mieux vaut se taire et l’écouter. On apporte son repas. C’est le signal attendu. Les visites s’en vont, c’est le règlement.
C’est lui qui reprend le volant –et une certaine verdeur. Il retrouvera vite ses marques dans l’appartement vide, une fois les bagages débarrassés.

16
Elle, elle n’attendra pas la fin des examens pour réclamer son droit de sortie. La famille s’interroge. Lui, il interroge la famille. A 87 ans, peut-il la prendre en charge ? Tout ira bien, promet-elle. A l’hôpital, on ne peut s’opposer à son départ après les quinze premiers jours. Et il n’y a pas de place dans les maisons de convalescence. Elle rentrera à la maison, un point c’est tout. C’est tout et la famille ne peut qu’obtempérer. Déjà les ordres fusent. Apporter ses vêtements. Préparer l’encadrement ancillaire. Prévoir les repas à domicile. César n’aurait pas été plus impérieux.
La famille s’est effacée. Chacun est occupé par son travail –ou absent. Quelqu’un doit bien pourtant bouleverser son emploi du temps : une vieille dame de 84 ans ayant subi un infarctus quinze jours plus tôt ne peut se rendre compte des prodiges d’organisation qu’exige son retour à la maison. Elle est sèche et exigeante, au besoin incomprise et abandonnée par ceux et celles pour lesquels elle s’était dévouée toute sa vie.
Il s’avère très tôt, le soir même, qu’elle rentre dans les pires conditions. Une bronchite s’est déclarée, elle n’a pas pu dormir et lui non plus, il a fallu changer la literie en pleine nuit pour cause d’incontinence, appeler le médecin d’urgence -qui n’est pas venu. Humiliée, trahie par son propre organisme, elle pleure, trépigne, se révolte, hurle contre tout et tous. Puis, comme une poupée de chiffon, elle s’affaisse. Elle n’a plus que son lit, son dernier soutien, son dernier recours.
Jongler avec les repas, les lessives, contacter les organismes sensés pouvoir apporter une aide –et qui se dérobent. Manque de personnel. Le réconforter, lui, à bout de force, qui entend de moins en moins, qui ne distingue plus une petite culotte d’une chemisette qu’elle lui demande. Faire face. Et puis le reste, tout le reste du social, celui qui ne dépend pas d’eux mais dont on dépend –pour vivre. La sagesse des nations l’affirme : on ne soupçonne pas à quel point on peut se dépasser. Au prix d’un stress de tous les instants. Tenir bon. Tout prévoir, tout réparer, tout remplacer parce que chaque acte de leur vie quotidienne est difficile et qu’ils accumulent les maladresses.
Et puis la rancune qui vient, chez ceux qui aident, chez ceux qui sont aidés, et l’exaspération, et l’épuisement.
Les repas que les gens n’apportent pas, qu’on apporte à double, pour lequel on a couru très tôt au marché du samedi et qui vous vaut un refus d’avaler.
Lever un peu le pied : ils peuvent se débrouiller maintenant. Serait-ce l’abandon des devoirs filiaux ? La mauvaise conscience n’est pas loin. Vous le savez maintenant, vous auriez dû vous opposer à sa sortie de l’hôpital, vous auriez dû vous méfier de cette menteuse tyrannique qui toute sa vie n’a pensé qu’à elle. Vous savez aussi que vous pensez n’importe quoi, qu’elle n’arrête pas de vous détruire votre propre vie, par exemple.
Vous continuez à apporter le repas du dimanche, le linge lavé, repassé. Vous allez casser, c’est sûr. Et qui vous trouvera un travail quand vous aurez été mis à la porte ? vous ne répondez plus au téléphone, vous n’écoutez plus vos disques, vous ne voyez plus vos amis, vous ne sortez plus au soleil : vous avancez votre travail, vous faites le ménage chez vous. Et c’est durant ces jours-là, justement, que votre fils rate son dernier examen, qu’il a besoin de votre écoute, de l’aide de vos amis perdus de vue depuis longtemps mais rencontrés entre deux portes de magasin. Le hasard ? c’est Dieu qui se manifeste incognito.
Il fait très gris ce dimanche après-midi. A peine un rayon de soleil durant un quart d’heure. Vous n’irez pas les voir. Vous ne téléphonerez pas non plus parce que la voix qui répondrait aurait un ton de reproche. Dans une semaine, vous partirez dans le Sud-Ouest. Il y a pause. Il y a les autres aussi pour prendre le relais.

17
Un matin, la vieille dame se réveille guérie. Guérie de ses impotences multiples, guérie de sa fatigue perpétuelle, guérie de sa vieillesse. Son lit, elle le fera elle-même et mieux que quiconque. D’abord, elle en retire les draps qu’elle charge sur les bras de son vieux compagnon médusé, puis elle l’accompagne à la buanderie –il faut descendre un escalier, ce qu’elle n’a pas fait depuis longtemps, son pas est lourd mais elle n’en a cure- elle remplit le tambour du lave-linge, il va doser la poudre, consulter les instructions de lavage durant de longues minutes : elle s’impatiente. Bien sûr elle n’y voit pas assez pour lui prendre le cahier des mains –mais il y a des malvoyants jeunes, ce n’est pas une question d’âge. Ses ordres sont clairs –j’ai toute ma tête, moi- le lave-linge, oui, mais pas question du sèche-linge : il y a le vent et le soleil pour sécher le linge. Il suffit de tendre les fils. Tu le feras. Il ne peut y avoir de discussion –je déteste qu’on me dise ce que je dois faire. Cet après-midi, après la sieste –tout de même !- elle maniera le fer à repasser. Toute seule.
A cinq heures, elle coupera les rosiers, elle est la seule à savoir le faire correctement, pour qu’il refleurissent. Elle ne se couchera qu’après le journal télévisé. Dormira-t-elle avec cet excès de fatigue ?
Je dors toujours bien, moi.
Au matin suivant, en effet, elle a bien dormi. Durant toute la matinée, elle va préparer le repas de midi : soupe aux légumes, rôti, purée, dessert, café. Ils mangent ce qu’ils peuvent –pourquoi manges-tu si peu ? tu sais bien que tu es trop maigre…
Après la sieste - le billet est sur la table - ils s’en vont à la coop : il faut manger tous les jours… la vieille Citroën automatique en soupire d’aise, et soupire une seconde fois quand elle s’arrête dans le garage souterrain. L’ascenseur, le chariot à désenchaîner, le pousser et déambuler entre les rayons, trouver les produits…Elle n’y voit guère et lui est tout perdu, il s’essouffle entre le chariot, sa canne, son billet à commissions. Heureusement, c’est trois heures et le magasin est presque vide : il hèle un employé qui veut bien les aider et les accompagner jusqu’aux caisses. Ils sont si vieux et si tremblants sur leurs pieds, mieux vaut les faire sortir sains et saufs du magasin : imaginez que l’un ou l’autre tombe en syncope… Elle s’est assise sur le petit banc, près de l’entrée, pendant qu’il remplit les sacs et règle l’addition.
Et puis ils rentrent par les trois mêmes rues où ils étaient passés une heure plus tôt. La Citroën est bien un peu poussive, mais son chauffeur ne s’en aperçoit guère, occupé qu’il est à se faufiler dans la circulation encore aisée, à ne pas l’entendre, elle qui n’arrête pas de parler. Il y a belle lurette qu’il a renoncé à suivre les méandres de la pensée de la femme de sa vie. D’ailleurs, il est épuisé et lorsqu’elle lui donnera ses ordres pour vider le coffre, il dira non. Il veut bien qu’elle s’assoie à table pendant qu’il prépare le thé de quatre heures, mais rien de plus. Le coffre ne se videra pas tout seul, hélas, mais il peut attendre. D’ailleurs, qui sait ? un petit-fils arrivera peut-être par hasard et s’en chargera…
Elle boude. Elle ne supporte pas leurs limites : quand on veut , on peut, c’est ce que ma mère m’a toujours répété.
Il a dû vider le coffre tout seul, kilo par kilo, multipliant ses pas par dix. Et cette nuit-là, il a mal dormi. Il n’avait pas digéré le léger repas du soir : Le stress de la journée.
Quand il le lui dit, le matin suivant au réveil, elle se fâche très fort : tu aurais dû me dire, quand on s’est mariés que tu étais un homme malade.
L’été passé, ils avaient fêté leur soixante ans de mariage.

18
Puisque c’est comme ça, tu te reposeras aujourd’hui et je ferai les choses moi-même. Je veux pas que les enfants me reprochent de t’épuiser. Et c’est ce jour qu’elle choisit pour passer le papier de verre sur la peinture écaillée du radiateur, plus combattive que jamais. Il ne peut que soupirer : il est impossible de la raisonner, impossible de la calmer. Elle s’arrêtera d’elle-même, quand elle n’en pourra plus. C’est lui qui repeindra le radiateur, du moins les endroits nus qu’elle a frottés, même s’il rêve de s’asseoir tranquillement avec son journal, dans le jardin, au soleil, même s’il sait bien qu’il faut le faire –dans une maison il y a toujours quelque chose à faire- et que ce n’est plus son travail de repeindre des radiateurs. Mais il faut la soulager, elle et son cœur malade. Qu’est-ce que je ferai quand elle sera anéantie, à l’hôpital ? Il ne pense pas à lui puisqu’elle lui répète à longueur de jour qu’il se porte bien mieux qu’elle, qu’il voit mieux, qu’il entend mieux, qu’il marche bien.
Elle s’est enfin arrêtée. Son ventre l’a arrêtée. Ses viscères se sont vidées d’un coup, entre le lit et les WC, et elle s’est affaissée comme une marionnette à la fin du spectacle, et elle a pleuré comme l’enfant abandonné qu’elle sentait affleurer en elle. Et pendant des jours, la moindre nourriture ingérée est immédiatement expulsée par ses intestins. L’infirmière du vendredi l’a trouvée prostrée, à peine consciente. Elle a appelé le médecin, le médecin qu’on ne peut jamais atteindre. Le médecin viendra, promis, demain ou après-demain : qu’elle prenne ses médicaments habituels.
Mais elle refuse de les prendre, ses médicaments, elle n’en prendra plus aucun, elle aime mieux mourir. Et il faut se fâcher, menacer. Je refuse qu’on me donne des ordres. Mais tu n’es pas raisonnable. Elle finit par tout avaler, d’un coup, en buvant sa tasse de tisane, toutes ses tasses de tisane à cause de la déshydratation. Elle gémit : pourquoi ? qu’est-ce que j’ai mangé ? Pourquoi j’ai pas de forces ? Je vois de moins en moins bien, j’entends de plus en plus mal, l’appareil acoustique est nul. Laissez-moi dormir. Et on a la paix pour une heure ou deux.
Le temps de requinquer le vieil homme abattu. De lui insuffler sa propre énergie. C’est devenu une habitude : être constamment, obligatoirement à disposition pour eux. Ils trouvent ça normal. Ils puisent là où ils trouvent cette vie qui les fuit. Ils ont fait des enfants, ils les ont portés si longtemps. Ce n’est qu’un rendu. Cette certitude est si forte en eux qu’on ne peut qu’obtempérer. Et on se laisse boire.
Jusqu’à la limite, attentif, dévoué, filial. Jusqu’à ce que vienne la colère, la révolte. On perd sa propre vie de les porter ainsi, chaque jour. On se sent aussi vieux qu’eux, à un bout du chemin comme eux. Avec le seul désir de s’arrêter, de fermer les yeux. De respirer. Ou de cesser de respirer. On ne sait plus.
Plein de culpabilité, on a espacé les visites. On s’est protégé d’eux. On les a laissés s’affaisser.
On a longtemps refusé de regarder la vie se retirer d’eux. Et puis on a accepté de le voir. On voit qu’ils comprennent ce qu’on ne leur dit pas, qu’ils s’éloignent définitivement et que c’est leur vie, leur vie à sa fin. Ils nous regardent résignés. On ne parle presque plus. Ils s’éloignent de nous, lâchent prise. Demandent juste qui habitera leur maison, après eux. Un petit-fils, une petite-fille, chacun à un étage, ce serait très bien, c’est le désir qui leur reste encore. On entre dans leurs vues. On accepte qu’ils s’en aillent et qu’on dure encore un peu, mais sans eux.

19
Et le petit-fils le voilà dans le bruit et les obligations qui s’enchaînent au long des mois comme une forêt qui ne laisserait pas traverser la lumière. Le voilà à une lisière, devant l’étendue d’eau grise qu’il devra traverser sans savoir nager. Il sait qu’il devra faire comme s’il savait, avancer un bras, puis l’autre et battre les pieds et avancer. L’eau lui glissera le long du corps, il aura froid, il aura chaud ; il y aura des tourbillons, il y aura des tempêtes. Et le voilà qui grelotte dans le temps implacable. Et le voilà qui entre dans le rectangle éclairé d’où vient le bruit et la fumée. Il plonge dans le bar, est reconnu, interpellé, rassuré. La chaleur est là, humaine, joyeuse. Au sortir de la nuit, il plongera dans le sommeil qui épongera une journée de plus. On pourrait dire qu’il est comme le garçon savoyard de Ramuz : il balance d’un pied sur l’autre jusqu’au mal au cœur devant sa vie.

Assise auprès de la lampe, sa mère regarde la table avec les deux ou trois choses qui y traînent : le verre vide, un livre, l’étui à lunettes. Elle écoute l’oratorio de Haydn transmis de Ravenne : les sept dernières paroles du Christ en Croix. La chaleur du bois, la nuit sur les vitres : elle se sent libérée, protégée aussi par la muraille des rochers tout proches. Mais dans la chambre, il n’y a pas les petits qui dorment. Ils sont adultes et ailleurs.
Il faut repartir demain. Il y a des choses qu’il faut faire, on n’a pas le choix.
En cette fin septembre, la chaleur est encore estivale, le jour. Les montagnes sont magnifiques. En profiter jusqu’au soir et puis prendre la route si belle dans le bleu en face du soleil ; roulante, pas bruyante, pas heurtée, doucement sinueuse. Avec ce sentiment d’impuissance, cette sensation d’étouffement, de révolte étouffée, de mort, à la perspective de retourner là-bas où ils sont, loin du bleu et du petit bois de sapins où l’on respire librement.20
Ils sont là, sur le banc, au soleil de cinq heures, et tu es assise entre les deux. Il y a des enfants qui jouent et des promeneurs qui passent
Et la bonne chaleur tiède du soleil
Et les montagnes qui s’estompent dans la brume qui monte.
Ils disent quelques mots, rares. Ils n’entendent pas. Qu’importe.
Vous êtes là, tous les trois et le soleil vous baigne doucement, et les branches balancent à peine.
Aucun petit courant d’air froid ne se glisse traîtreusement sur vos épaules, dans vos jambes.
Il y a ce bien-être partagé. Ils sont très âgés. Tu vieillis.
Un peu de couleur lui est revenu, à lui. C’est le soleil qui s’incarne en joie secrète.
Incarnat incarnadin.
Quand ils se lèvent , leurs genoux fléchissent : ils s’étaient tellement détendus.
Il faut trois pas pour que les jambes tiennent à la verticale, que les muscles se reprennent.
Ils retournent à la maison, les rayons sont très bas, ils éblouissent.
Ils retournent avec une petite, très petite récolte de bonheur, comme provision.
Pour s’endormir la nuit venue.21 (juin 01)
Ils ne jouent pas aux cartes, elle voit trop peu. Ils ne parlent pas, ils s’entendent à peine. Ils sont assis à la table de la cuisine, lui très pâle, elle trop rouge. Ils pensent à la mauvaise nuit précédente, au prochain repas, au contenu du frigo, au défilement trop rapide du sable dans le sablier. Ils descendaient une pente douce. Ils dégringolent par paliers très courts. Ils se ressaisissent pour accomplir les tâches nécessaires, obligées : se lever après la nuit, faire leur toilette - l’infirmière est trop brusque, elle ne parle pas gentiment, elle ne comprend pas leur détresse : elle douche, coupe les ongles, écrit dans le petit carnet de soins et s’en va. Préparer le repas de midi –ils refusent toujours les repas à domicile.
Lui lave la salade, coupe les légumes en vrac sur la table pour la soupe aux légumes, celle qu’elle faisait si bien qu’enfants et petits enfants s’invitaient les jours où il y en avait. Elle se lève pour la deuxième fois de la journée, parvient avec peine à la cuisine où elle se laisse tomber sur la chaise, devant les légumes coupés. Lui s’affaire : il y a trop de légumes, la marmite est trop lourde, la vapeur sort trop fort, on avait oublié de baisser la chaleur de la plaque électrique. Il est debout, elle s’impatiente : depuis le temps que je t’explique comment faire. Qu’est-ce que tu ferais sans moi ? Ils sont épuisés quand le steak est dans leur assiette. Mais ils ont réussi tout seuls, sans l’aide de personne, encore une fois. Ils mangent le repas qu’ils ont préparé eux-mêmes.
Ils sont tellement épuisés quand ils ont bu leur café –elle surtout- qu’ils vont se coucher, laissant la vaisselle sale dans l’évier. Ce sera pour après, pensent-ils un peu honteux quand même de cette entorse à leurs habitudes d’ordre et de propreté.
Elle s’appuie sur sa canne, étend l’autre main vers les chambranles des portes, hésite à poser un pied après l’autre, craint les seuils, tâtonne. Lui est à côté d’elle, comme toujours, mais que pourrait-il faire si elle tombait ? Lorsque enfin, après s’être assise sur le matelas, elle est parvenue à ôter ses pantoufles et à soulever ses jambes tellement lourdes et à les poser et à se poser elle-même de tout son long sur son lit, il respire profondément Il peut se coucher à son tour. On pourra entrer dans l’appartement, ils n’entendront rien, qu’ils dorment ou non.
Entre ces efforts, ils sont affaissés, résigné, parfois. Personne ne peut rien y changer . Juste les prendre en charge comme des nourrissons qui pleurent tout le temps, sauf en promenade. Leur sourire, les écouter rabâcher leurs vieilles histoire et leur longues misères, leur parler un peu, à voix très haute, pour qu’ils entendent, leur transmettre une force qu’ils pompent sans s’en douter.
22 Ils ont terminé leur sieste, ils ont préparé une tasse de thé et l’ont bue. Et maintenant ils attendent quelqu’un, n’importe qui, pour distraire cette fin d’après-midi toute de grisaille humide.
Il le sait mais il n’ira pas. Il ne peut pourtant pas leur consacrer tout son temps, il ne peut plus leur insuffler sa propre énergie : il n’en a plus. Même s’ils trouvent normal qu’il soit toujours là, à disposition. Il trouvait qu’ils avaient raison, mais maintenant il a atteint ses limites puisqu’il en perd sa propre vie. Il se sent aussi vieux qu’eux, au bout du chemin, comme eux. Avec ce fort désir de s’arrêter, de fermer les yeux, de respirer ou de cesser définitivement de respirer, il ne sait plus. Même s’il ressent de la culpabilité, de la honte même de ne pas assurer, une colère étouffée. Non, il n’ira pas. Et puis il n’a pas de voix en ce moment et eux n’entendent pas si on ne crie pas.
Il va espacer ses visites, les écourter pour se protéger.