Jean-Paul Bastide / cinq croquis

 

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Jean-Paul Bastide est conducteur d'autobus - courrier via le site

1
En cette fin d’après-midi, après une longue attente, j’étais au volant, comme tous les jours puisque c’est mon métier. Le groupe d’Iraniens que j’avais conduits n’en finissait pas de ne pas sortir de leur première répétition. Je ne sais Pas. Il devaient jouer et danser pour fêter à Paris, le vingt-cinquième anniversaire du retour de Khomeiny à Téhéran, je suppose. Enfin, ils sont montés dans le car, après s’être photographiés parmi, comme in dit en Suisse, sur fond de monuments parisiens. (ne pas être plus précis. Les gardiens de la révolution ne liront jamais ces lignes, bien sûr, mais sait-on jamais qui va dire quoi à qui, et au bout du trajet ?)
On s’est mis en mouvement. Deux jeunes femmes du groupe, belles et pour ainsi dire en cheveux, comme nos mères ou grand-mères quand elles allaient à la messe sans fichu ni chapeau sur la tête, se sont assises devant, l’une sur le siège-guide, l’autre par terre. Nous avons parlé. En anglais, mon mauvais anglais appris sur le tas, le leur bien plus raffiné. Des banalités d’abord. Mais voici ce qui fut dit au détour de cette conversation anodine. Je leur demandai combien de temps, elles resteraient à Paris. Untill Thuesday. And, thuesday you have your fly to Teheran? Unfortunately, ont-elles répondu, les deux iraniennes. Faut-il traduire par malheureusement ? Par malheur, ai-je entendu. Ça sonnait comme cela, malgré le sourire sous le foulard bleu turquoise. Un peu plus loin dans le temps et presque à l’arrivée à leur hôte, il me fut demandé si j’aimerais aller à Téhéran. Yes, tovisit, but not to stay. Me to, dirent-elles, iraniennes de Téhéran. Me to.
Et tout était dit.

2
Des fois, il faut attendre longtemps. On est convoqué, par exemple, à huit heures du matin à Roissy ou Orly, ou à l’hôtel Mercure de la porte de Bagnolet. Ça, c’est quand on travaille à paris. Mais c’est pareil à Lyon, Bordeaux ou Marseille. On attend. On attend. On retrouve souvent deux, trois ou quatre collègues ou plus. Faut pas s’éloigner. Les clients peuvent se pointer d’une minute à l’autre. Alors on parle. C’est pas toujours brillant. Il y aurait pourtant de quoi être étonné. Pas toujours, pas fréquemment, mais de temps en temps, parcimonieusement, même là, à battre la semelle, il peut surgir des vérités, pas forcément moins qu’ailleurs. Soit dit en passant.
Mais le gros flot de la conversation, c’est bête et répétitif. Le boulot, c’est le courant principal, les mille et mille histoires, infiniment semblables et toutes sortes de minuscules variations. Il n’est pas rare que tout ce bavardage, ressassé, recommencé, avec ses refrains et ses interminables couplets, ses reprises et ses modulations, charrie, c’est inévitable, presque obligatoire, son courant bien putride de racisme convenu, bien-pensant pour ainsi dire. Là où ça se complique un peu, c’est que dans la boîte, comme dans toutes les boîtes, il y a Djillali de La Courneuve, ou Saïd qui connaît Bobigny comme sa poche. Des bons. Rien à dire. N’empêche. Il y en a toujours un pour dire que depuis qu’ils ont été embauchés tout va plus mal, et au moins un pour renchérir. Classique.
Seulement on apprend un autre jour, sur un autre trottoir, devant un stade ou un parking de leur propre bouche, que les mêmes ont pour femme ou compagne, l’un une camerounaise, l’autre une libanaise, un troisième une réunionnaise. Authentique. C’est comme ça.

 

3
Ce sont des gens âgés, des vieux du troisième âge, carte vermeil et tout. Ou bien ce sont des employés d’une très grosse boîte de travaux publics ou les visiteurs médicaux d’un important laboratoire américain. Ce sont des footballeurs ou des hockeyeurs, des randonneurs, des visiteurs de musée, des œnologues amateurs, des amoureux de patrimoine ou des enterreurs de vie de garçon. Immense est la cohorte des professions, des activités ou des curiosités partagées qui nécessitent le déplacement en groupe.
Chacun de ses groupes possède ses lignes de force, ses comportements majoritaires et même, pourrait-on dire son idéologie dominante, laquelle trouve immanquablement un porte-parole, une femme de plus en plus souvent.
Il se peut que, dans les profondeurs, muets, des sortes de dissidents se taisent et n’en pensent pas moins. Mais la voix prépondérante, celle qui s’exprime haut et clair, parfois au micro, semble recevoir l’approbation de tous, sans aucune opposition, chez les pharmaciens comme chez les mécaniciens, chez les commerciaux comme chez les informaticiens. C’est une sorte de loi générale, généralement observable et souffrant très peu d’exceptions. Elle a un corollaire, lui aussi très généralement vérifié. C’est que ni le groupe, ni son porte-parole ne doutent que celui qui tient le volant, homme ordinaire s’il en est, anonyme quoiqu’on use de son prénom, partage nécessairement leurs opinions. Plus encore, ils ne doutent pas qu’il n’y ait aucune autre opinion sensée, que l’enfilade de banalités, de lieux communs, de poncifs ou de platitudes qu’ils énoncent constitue la seule pensée possible. L’homme ordinaire qui n’est là que pour gagner sa croûte se tait. Silence vaut approbation. Pourtant non.

4
Elle est veuve. Depuis quatre ans. Et, à peine sortie de dépression. Elle raconte ça à tout le monde. D’emblée, avec des éclats de rire et en assurant qu’avec elle on s’ennuie pas, qu’elle est la meilleure pour mettre l’ambiance. C’est confirmé par trois autres dames, tout sourire sous les lunettes, le menton sur la canne. Enfin, la canne c’est pour marcher. Après, c’est toute une histoire. Où la mettre? Dans le filet à bagages? Trop haut. Sous les sièges? Elles ont peur de se la faire piquer ou de l’oublier. Elles confirment les très vieilles copines.
Elle, elle est plus jeune. Retraitée, mais plus jeune. Elle n’a que soixante et un ans. Elle dit ça aussi sans que personne lui demande rien, elle dit qu’elle est née en mille-neuf-cent-quarante-trois. Comme Johnny, par exemple. Mais elle préfère André Rieu, le violoniste du peuple, voire du peuple tout entier comme on disait autrefois du côté de Moscou. Elle a déjà réservé sa place. Elle s’y est prise à l’avance parce que la dernière fois elle l’avait loupé. Il restait plus que des places où on voit rien. Heureusement, les gens de la location l’avaient honnêtement prévenue. Du coup, elle avait préféré rester chez elle. Cette fois, elle a pris ses précautions, comme pour Holliday on ice qu’elle ira voir avec ses vieilles copines.
On l’écoute, bien sûr. C’est le métier qui veut ça. Mais ça n’empêche ni de réfléchir ni de compter. Elle, Antoinette ou Hélène ou Josiane, née en mille- neuf-cent-quarante-trois, quel âge avait-elle en mai soixante-huit? Vingt-cinq ans.
Est-ce qu’elle dansait déjà, comme à présent, la valse et le tango? Est-ce qu’elle a ignoré le rock, les beatles ou les Rolling Stones? A-t-elle enfoui sa jeunesse dans un passé aboli pour se glisser définitivement dans une vieillese éternelle?

5
Le hasard fait qu’on va dîner à l’intérieur du Château de Versailles. Enfin, dans une galerie, avec le personnel, les gardiens, les agents de sécurité et quelques autre. Les vrais invités ont eu droit à une entrée en musique, aux tables décorées, aux chaises dorées. Le riches ont aussi leurs clichetons. Ils ont été conduits au pied des escaliers à travers la Cour d’Honneur selon un trajet marqué par des loupiotes alignées sur le pavé, à défaut de porteurs de torches. Les voilà donc enfermés dans une salle d’apparat, champagne et louffiats dansant autour d’eux. Les petits bouffent donc dans la galerie. Majaestueuse la galerie. Ça impressionne quand-même au point qu’un collègue se fait photographier sous la statue d’un personnage qui lui restera cependant à jamais inconnu.
Puis, entrre poire et fromage la conversation roule inévéitablement sur le luxe des lieux. Tout est plus vaste que les HLM de Bobigny ou Montfermeil. Daniel, qui retape sa maison, un peu chaque jour, il s’est fait aider que pour le toit, surtout à cause de la garantie, est bluffé par l’énorme quantité de travail qu’il a fallu. Surtout que tout se faisait à la main. Comme chacun sait. Ça faisait sûrement du travail pout tout le monde à l’époque. C’est ça, tout le monde avait du travail. Il y en avait pour tout le monde. Pas comme maintenant. C’était peut-être plus dur, mais voilà, y’en avait pour tous. Il a vu, au moment de Noël, en face de l’ambassade du Vatican, il passait par là avec sa copine, l’ancienne, un type tout nu sous sa couverture. Il voulait faire ses besoins et il était là à se tortiller sous sa couverture, devant tout le monde. Il était gêné. C’est terrible. Antonio dit oui. Ma copine, elle s’occupe des restaus du cœur, elle c’est vraiment un tournant dans ma vie, vraiment une nouvelle étape, elle me dit, c’est terrible. Faut voir. C’est terrible. Il y a trop de gens qui n’ont pas de travail. Y’en a plus pour tout le monde. La tarte aux poires a été cependant délicieuse.

(autres croquis à suivre)