Patrice Lucotte / Tour de France
 
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Patrice Lucotte est radiologue à Saint-Claude. On a déjà publié de lui Retenir Prochkwitz et Chouette! - contact via le site -

Dans les cours où se ruent les enfants, un été, la nouvelle se répand. Ce n’est pas un dimanche. Le dimanche, leurs existences ne sortent que peu d’elles-mêmes. En fin de matinée, ils consentent bien un peu de temps à Albertine et Philippeau, à Celui à Qui la petite boiteuse et l’ample stentor se sont voués, dont ils veulent qu’il soit le Père et veille sur eux, Celui dont le fils, médiateur plus proche (assez humain pour exprimer dans des cahiers d’écoliers des opinions bien tranchées, telles que son dégoût du rouge à lèvres aux bouches des communiantes), avec qui Albertine s’entend bien, se sent plus à l’aise pour traiter, réservant à Philippeau les conversations plus directes avec le Père, et quand elle juge atteintes les limites de ses compétences leur passe le relais – Monsieur le Curé en parlera avec ton Père (ou avec votre Père – puisque sans doute Albertine malgré tant d’années de dévotion, d’intimité sans nuage avec ce Fils qui la comprend si bien et l’aime, elle, la miraculée de naissance, n’a pas pour autant sauté le pas du tutoiement). Mais le dimanche après-midi la terre et ses obligations reprennent en douceur leurs ouailles, à peine l’apéritif du bistrot digéré, le repas avalé ils se sont changés, c’est pas tout ça, ils se sentent plus à l’aise de retourner à leurs travaux, de faire en sorte que l’après-midi du dimanche ressemble à celui des autres jours. Perché en haut d’une tour (à Couches depuis la tour Bajole, à Dijon depuis celle de Bar), un enfant essaierait de suivre leurs déplacements, confronté au désordre apparent de leurs allées et venues il essaierait d’en saisir le sens. Une telle perspective en plongée sur les petits personnages arpentant la surface de leur terre ou arc-boutés, penchés sur elle, tentant d’en extraire ou d’y installer quelque chose, les rend plus proches d’elle encore, comme mêlés à elle, faisant presque partie d’elle (même si pour le moment il échappe à l’enfant perché que de fait, tôt ou tard, ils la rejoignent).

Dans l’après-midi de ce mercredi, la nouvelle qui se répand c’est l’irruption d’une autre sorte de bonshommes, ceux-ci plus mobiles, maculés et bariolés, vêtus de couleurs vives qui tranchent sur les sombres velours côtelés, les coutils – une tour au-dessus du village aurait permis de les apercevoir  : le Tour de France arrive par l’avenue du Général-de-Gaulle ! On ne sait pas, ce n’est peut-être qu’une sorte d’étape, de crochet, ou même pas, leur journée est finie, les coureurs sont venus se reposer ; ou bien la course va reprendre, ils ne s’arrêtent que quelques instants pour boire ou pisser (mais ne dit-on pas qu’ils boivent et pissent à même la selle, en roulant ?) ; toujours est-il qu’on les a vus, ici, et ils y sont encore, ici où il ne se passe jamais rien, où il ne s’est jamais rien passé, en tout cas rien de tel (si l’on excepte l’invasion des hommes vert-de-gris portant au village l’incendie – mais n’était-ce pas plutôt de nuit ? –, et quelque temps après, un jour de triomphe cette fois, tout aussi bref mais sans doute plus attendu que celui des cyclistes, le passage en majesté sur sa future avenue du Général avec majuscule ?), on a vu les coureurs, ici, Cernon leur a parlé comme je vous parle ! Ce que d’ordinaire, voûté sur son assiette, on attrape à la radio le soir, ou que plus reposé on lit dans le journal le dimanche au bistrot, si l’on n’a pas choisi de suivre Albertine et Philippeau, d’entendre par leur voix la Bonne Nouvelle, qu’on attend les autres en se contentant soi des nouvelles en minuscules et au pluriel du journal, des nouvelles du monde, du monde plus vaste, terre-à-terre, contemporain mais à peu près parfaitement étranger encore, celui des villes, celui de Paris (encore qu’un enfant perché sur la tour Eiffel…), ceci, la présence des coureurs, vient se fondre d’une manière inouie, inconcevable, à la réalité d’ici. Ce ne sont plus des patronymes un peu abstraits, imprimés sur le papier ou prononcés emphatiquement sur les ondes par des journalistes instruits, des êtres qu’on admirerait aussi parce qu’on connaît le prix de l’effort physique, qu’on sait de quoi on parle, forcer sur le pédalier, on imagine à peu près ce que ça peut donner, non, voici que les héros sont des gens comme nous, présents parmi nous, comme le seraient, incarnés, le Père et le Fils. Dans la rumeur qui se répand on cite des noms précis, sans prendre le temps d’allonger les phrases, on résume, on annonce la nouvelle le plus vite possible, le plus brièvement, mêlant aux noms étrangers (qu’on écorche un peu) d’Untel ou Untel en personne, les noms et surnoms familiers de ceux d’ici, qui les ont vu de leurs yeux vu, et ce qui fait événement, ce qui dans sa soudaineté secoue comme un accident, un drame, c’est ce mélange, cette interférence des deux mondes, le quotidien et le mythologique.

L’univers de Cernon est rouge brique et rouge sang, il brûle et ronfle et crépite. Il ressemble au chromo de l’enfer tel qu’évoqué du bout des lèvres par Albertine lorsqu’il s’agit d’expliquer aux enfants les filières qui s’offrent à eux post mortem, en fonction de l’orientation, des options choisies pendant la vie. Elle le fait avec douceur, d’instinct, pour ne pas effrayer (elle est si proche d’eux, elle formule les choses telles qu’elle se les représente elle-même), elle n’en parle que pour mémoire, cet enfer ce n’est pas une menace, ce n’est que l’une des trois directions possibles, si l’on est un peu juste pour la voie divine bordée de liserons, l’herbe grasse et fraîche des verts pâturages, eh bien on passe en purgatoire, destination floue dont on ne sait trop que penser (Albertine n’est guère précise dans ses descriptions), mais rien de bien méchant sans doute, pas pire en tout cas qu’un redoublement. Bien sûr la peinture à gros traits rouges, effrayante, la représentation tonitruante, l’iconographie au lance-flammes, c’est pour le pendant d’Albertine, c’est pour le curé Philippeau en chaire dont le visage lui-même, dans ces moments-là, rougeoie.

Cernon, lui, n’a pas besoin d’aller à la messe pour se faire une idée de tout cela. Pas besoin non plus de connaître la mythologie germano-scandinave, celle des incendiaires vert-de-gris (ou plutôt de leurs maîtres dont on soupçonne qu’elle les a portés, excités, incendaires et incendiés partageant quant à eux la même ignorance, parfois le même illetrisme), Wotan le dieu-forgeron encore appelé Woden, Odin, celui qui justement donne son nom au mercredi, tout au moins à celui des peuples du Nord et des Anglais. Pas besoin d’avoir entendu parler d’Héphaïstos, nain ou veillard porteur de marteau, fournisseur officiel des dieux de l’Olympe. Peut-être aurait-il plu à Cernon qu’Héphaïstos soit laid, que Wotan se nourrisse exclusivement de vin. Rendez-vous manqué : il ne peut se rappeler, accoudé au comptoir le dimanche matin, que ce qui est à sa disposition, les restes du cathéchisme donneur de leçons, la vie et le corps souples, malléables comme du métal porté au rouge, l’avenir incertain  – c’est-à-dire possiblement heureux, cela revient au même –, le peu d’années incertaines et tendres précédant sa mise en apprentissage, ou peut-être a-t-il oublié jusqu’à cela, l’enfance, tout ce que cela représentait (l’école primaire juste de l’autre côté de la rue – depuis l’entrée de la forge il lui est constamment possible de l’apercevoir – ; la petite salle de classe comme une enclave calme et éclairée du savoir ; le tutoiement de Monsieur le Maire à l’adresse de tous ses élèves y compris les rejetons à particule, quand les voussoyer serait d’usage et même de rigueur, les explications orageuses qui s’ensuivent entre l’instituteur et les parents aristocrates, d’où pour Cernon l’aperçu fugace, l’expérience courte mais profitable de l’égalité ; d’autres bases, d’autres notions prises à la rigolade ; les méandres du temps qui ruse, qui n’en finit pas de traîner, de se retenir, dont on n’imagine pas qu’il se ramasse pour mieux bondir et un jour, devenu fou, vous ployer le dos ; le regard aux fenêtres ; l’ennui ; le mot dissipé) et sans doute enterrer son enfance s’est-il même appliqué à le faire, ou tout du moins l’a-t-il aidée à mourir, au temps des premiers boutons sur le nez pas si difficile de basculer dans le sarcasme, et que le métier appris, les gestes tôt imprimés dans son corps, c’est tout ce qu’il lui en reste.

Du reste, des enfants, il en croise dans la rue qui regardent par en-dessous le bourgeonnement fascinant de son nez, mais il n’y en a pas plus chez lui – pour cela il aurait fallu une femme, de la douceur, il aurait fallu d’autres hasards – qu’il n’en pénètre dans son antre infernale : ceux qui ont essayé de s’approcher d’un peu près il les a repoussés sans ménagement, obligé de hurler non par méchanceté ni colère mais à cause du bruit de souffle, du fer qui n’attend pas, ni le client, si bien qu’à la longue il les a à peu près découragés. Pourtant il aurait bien aimé leur montrer, à cet âge où eux sont encore tout tendres, ce qu’est son travail, les émerveiller ou du moins les intéresser un peu, au lieu d’avoir à les éloigner, à les décourager.

Cogner de toute sa force sur les fers et aciers le console longtemps de cela. Son tablier de cuir le protège. Les gouttes qui perlent à son front et s’écrasent un peu partout autour, sur l’extrémité du marteau, sur l’angle aigu de l’enclume si semblable au heaume inconfortable et lourd d’une armure, sur le métal même où elles grésillent, le dispensent d’autant de larmes. Placé en retrait de l’ouverture béante sur la rue (Cernon ne lui demande plus de partir, d’ailleurs il lui tourne le dos, si ce n’était la soif il est tout à ce qu’il fait, comment faire autrement dans ce métier), l’enfant peut voir au fond de la pièce la tache blanche du foyer, le bras de Cernon s’apprêter à abattre le marteau comme une fois au sommet de la tour d’une cathédrale il avait aperçu un couple d’automates frapper les heures et les demies (l’homme les heures, la femme les demies), marteler le compte du temps. Audessus de la langue de feu la brique des murs prend des teintes graduelles de couchant puis de paille, entourant la zone noire autour de la hotte qui ne parvient pas à absorber la totalité des fumées, éclairant des formes, métal et cuir ou bois de charronnage, accrochés aux parois, pendus au plafond, des objets dont la raison d’être échappe à l’enfant, et plus loin sur le mur des outils alignés se confondent dans le même noir de suie, becs-d’âne, châsses, gouges, planes, et perdent leur sens. En appui sur le sol des rubans de métal aux bords coupants, pareillement sombres, hauts comme deux hommes et menaçants dans la pénombre, des barres et des piques, des chaînes aux anneaux gros comme le poing. Le feu continue d’agiter sa langue en tous sens comme l’enfant l’a vu faire à la vieille mère de Mari dès qu’elle cesse de parler, soulevant en bosse les lèvres et rampant sous la peau fripée des joues, finissant de temps à autre par s’échapper de la bouche avec un filet de salive. Sur l’enclume sous les coups de Cernon le métal se modèle, le fer prend forme. Peu de risques d’être remarqué dans ce vacarme, l’enfant s’est rapproché. Il a pour Cernon le même regard, le même air de respect, d’admiration un peu béate qu’on voit aux paysans venus faire réparer la roue d’un char, ferrer leur cheval. Le savoir-faire du charron les impressionne. A leurs figures s’accroche un peu de la fascination ancienne pour la connaissance, la volonté humaines réduisant le métal incandescent, même si c’est en Cernon qu’elles s’incarnent, lui qui n’est ni nain ni géant, dont la disgrâce physique n’a rien de commun avec celle des héros mythologiques. Si Wieland était familier ici – pour cela il aurait fallu que les maîtres des incendiaires atteignent leur but –, peut-être le verrait-il comme son frère humain, et non pas fils de sirène et de marin, apprenant son métier de nains puis captif de Nidung, roi scandinave et cruel, tendons d’Achille sectionnés, forgeant en cachette en vue de son évasion des ailes de métal.

A moins de devoir rendre une visite à des parents éloignés ou pour des raisons de commerce, de démarchage, ce qui revient à vous placer d’emblée dans le lot des gens connus – et si vous ne l’êtes pas encore quelques questions la première fois suffisent à y remédier –, à moins de devoir faire le plein, ou de temps à autre en saison un vacancier en transit, personne n’aurait idée de s’arrêter ici. Le jour où déboulent, sans prévenir ou à peine précédés de la rumeur, les coureurs en haut de la fausse côte, qu’ils s’arrêtent ici où il y a si peu de raisons de s’arrêter, leurs faces rougies semblables à la sienne, à celle de Philippeau, et cherchant pareillement leur souffle, qu’ils découpent leurs silhouettes grêles et colorées sur le fond enfumé de la forge, de la station-service, Cernon se déstabilise. Les coureurs se sont extraits de cette réalité noir et blanc, figée, la seule qu’il leur connaissait, celle des pages malmenées du journal emprunté au bistrot. Lui qui entre cogner sur la ferraille et descendre des canons a déjà passé trente années – largement le temps de devenir forgeron si c’est bien en forgeant qu’on le devient –, et mis tant de constance à essayer d’enfouir tout le reste, le voilà confronté à l’émancipation des coureurs, à leurs tenues colorées, à la gloire qui les précède, à leur aisance apparente une fois le souffle retrouvé, à leur parole d’hommes. Certains viennent de ce Nord où le mercredi est dédié à Wotan. Voici Cernon pris au piège du constat qu’autre chose survit bel et bien qu’il n’a pas su étouffer, qui devait tôt ou tard refaire surface, que peut-être il lui était-il déjà arrivé d’apercevoir à de brefs moments de lucidité (la nuit achevée, après le premier verre, en attendant que le feu prenne). Mais ce soir-là il est perturbé, pour une fois il laisse tomber le feu, les commandes, après avoir vraisemblablement ressoudé un bout de cadre, ajusté une selle, ou seulement imaginé ou proposé de le faire, il va boire avec les cyclistes jusqu’à leur départ, mains serrées, adieux dont la bière aggrave la solennité, et le lendemain il ne pourra pas se lever tôt.

Les trois jours suivants n’ont pas été de trop pour rattraper le travail en retard, faire rentrer du charbon, mettre les comptes à jour dans le carnet de toile noire. Le samedi soir tout est en ordre. Près du zinc, Cernon capte l’attention de ceux qui, ballons de blanc en suspens au bout de leurs bras, yeux écarquillés, sourires incrédules, n’ont pas eu la chance d’être au bon endroit ce fameux mercredi. Il bafouille un peu en répétant mot pour mot les dialogues, en style direct. Ses collègues de boisson le sollicitent, l’encouragent, les nouveaux venus dans le café lui redemandent toute l’histoire, il la raconte en boucle avec les mêmes expressions, on lui paie à boire, il reprend son récit comme une incantation. Passé le premier étonnement, la première surprise, on sent bien que ce sera un jeu d’enfant dans les semaines qui viennent, et sans doute pour plus longtemps encore, en lui humectant assez le gosier, de réenclencher sa litanie, et bientôt, les connaissant par cœur, de finir ses phrases avant lui, de le prendre de court et de l’interrompre, de partir d’un gros rire moqueur. Seul Kroutz dans un coin se tait. Il essaie d’attraper des bribes, il comprend mal. Cernon parle trop vite pour lui. Kroutz finit par décrocher. Il se demande ce que sont devenues ses bicyclettes d’autrefois, que ses jeux de petit garçon mettaient à rude épreuve dans la cour de la vaste propriété familiale : ont-elles brûlé, ou rouillé, sont-elles encore en usage ? Il songe au luxe extraordinaire pour l’époque d’en avoir possédé. Il aura vécu là-bas trop peu de temps pour y comprendre grand’chose. Pas le temps de se plonger dans l’œuvre et les doutes d’un Tolstoï, de faire sienne la vieille contradiction entre exigence morale et vie aisée, le désir profond de venir en aide à ceux qui ne possèdent rien, leur malheur, l’intuition peut-être de l’explosion qui à cause de ce malheur se prépare et survient, la bicyclette remisée à la hâte ou peut-être même pas, jetée en travers de la cour et la fuite précipitée, le sang et le feu aux trousses, l’agilité adolescente qui vous sauve, et ensuite beaucoup de temps qui passe et beaucoup de verres de vin, et un jour en croisant cet autre enfant à qui, au rythme de sa croissance, Valentine offre pour Noël des bicyclettes neuves, au bout du compte ou presque, la capacité à lui sourire sans difficulté. Et dans la salle de café, tout en restant un peu en retrait, s’approcher quand même du groupe qui entoure Cernon, l’œil égaré, bienveillant, irrémédiablement étranger.

Le dimanche à l’aube dans la forge un gris bleuâtre a remplacé les oranges et les rouges. Cernon est revenu. Il considère le matériel rangé, le foyer creux, noir tel un chicot, l’enclume et cet outil qu’on appelle chèvre, le sol balayé. Adossée au mur une roue de char impeccablement cerclée. Il est calme. Il ne se sent ni nain ni géant. Monsieur le Maire instituteur n’aura pas eu le temps de l’initier à la mythologie germano-scandinave, ni même grecque ou latine, là n’est d’ailleurs pas le propos des études primaires. Quelque part un vieux fond en lui essaierait bien d’invoquer le Père et le Fils, ceux d’Albertine et Philippeau, mais cette tentative ne lui est d’aucun secours. Wotan qui connaît toutes les destinées, y compris la sienne propre, l’envol de Wieland et le survol de l’île, les ailes de métal, tout ça c’est des histoires. Cernon inspecte le plafond enfumé. Son histoire à lui c’est ici, dans sa forge refroidie, qu’il choisit d’y mettre fin.