Première nuit
Aujourd'hui je me suis souvenu d'une femme à laquelle je n'avais
pas pensée depuis l'unique fois où je l'ai rencontrée.
C'était presque il y a dix ans, dans une situation tout à
fait banale, une femme tout à fait ordinaire dans une situation
tout à fait banale. C'était très bref, je devais
lui demander quelque chose, avais besoin d'un renseignement d'ordre
purement administratif. J'étais debout face à elle, devant
son bureau, cela a dû durer en tout à peine une minute,
elle m'a répondu immédiatement, immédiatement et
calmement, sans plus, sa voix était comme son visage, claire
et calme. Puis je suis sorti de son bureau, l'ai remerciée et
suis sorti de suite. J'étais pourtant autre. Je continuais à
regarder son visage en moi, elle était en moi et moi j'en étais
devenu autre.
J'ai repensé à elle ce jour-là, plusieurs fois,
interrompu par d'autres pensées, de même que les jours
d'après, puis de moins en moins, puis plus du tout. Et aujourd'hui,
je marchais dans la rue, allais simplement mon chemin comme tous les
passants, et son visage est apparu en moi, impassible, soudain totalement
présent en moi, face à moi exactement comme il y a dix
ans. Et je me suis rendu compte que pendant toutes ces années,
presque dix ans, je n'avais jamais pensé à elle.
Une femme tout à fait ordinaire dans une situation tout à
fait banale à qui on demande un renseignement d'ordre purement
administratif, une femme tout à fait ordinaire en un temps très
bref. Ce que j'ai gardé en mémoire, le visage de la femme,
un visage complètement ouvert, infini comme un paysage, son rayonnement,
le calme de sa parole, tout cela était aujourd'hui soudain là,
en moi, devant moi et derrière et tout autour, partout. Cette
rencontre fut un événement à son jour et l'est
resté depuis. Je crois qu'un vrai événement est
toujours un événement inattendu.
Deuxième nuit
J'ai une idée particulièrement précise
de ce que signifie distance. Je peux par exemple mesurer très
exactement la distance entre moi et moi: trois kilomètres et
trois centimètres. D'un côté trois kilomètres
et de l'autre trois centimètres, cela dépend de quel côté
de moi-même je me trouve. Je peux me déplacer d'un point
à l'autre et vivre toutes les mesures intermédiaires de
distance (en soi innombrables) entre trois et trois. Mais quelquefois
les trois centimètres sont à l'intérieur des trois
kilomètres, inclus en plein milieu. Et quelquefois de ce côté-ci
ou de ce côté-là. Cependant les trois centimètres
peuvent devenir plus longs, ou plus courts, cela dépend de mon
humeur, tout en restant trois centimètres: c'est que chaque centimètre
peut mesurer un peu ou beaucoup plus tout en restant un centimètre,
ce serait une sorte de centimètre allongé, ou bien un
peu ou beaucoup moins, et ce serait une sorte de centimètre raccourci.
Aussi j'ai en mémoire les différents états émotionnels
que j'ai pu vivre et je sais à quelles mesure et configuration
précises de distance de moi-même, au milimètre près,
correspond chacun de ces états. Il est évident que chaque
milimètre compte, que le moindre déplacement de moi à
l'intérieur de moi peut faire varier cette distance, ou plutôt
inversement, que suivant les émotions que j'éprouve je
me déplace à l'intérieur de moi-même, marche,
saute, cours, boite, me roule par terre, m'étire, me recroqueville,
tourne en rond, m'envole ou m'abîme. D'une part une telle mobilité
exige une extrême souplesse et d'autre part elle est épuisante.
Il m'a fallu à moi-même du temps pour m'y faire, du temps
et du travail, de l'exercice, mais surtout de la patience. Oui, il m'a
fallu beaucoup de patience face à moi-même, le prix à
payer en quelque sorte pour survivre. Mais toujours est-il que ce faisant
j'ai découvert des géométries infiniment variées
et quelquefois assez belles, des compositions et figures que, je dois
bien l'avouer, je ne m'étais jamais attendu à découvrir
à mon propre endroit.
Mais il y a d'autres formes de distance, pas moins simples. La distance
entre un autre et moi, jamais la même, variable selon la personne
et selon moi-même (autrement dit suivant l'état de distance
de moi à moi); celle entre deux personnes extérieures
à moi, ou entre deux objets. Celle entre deux arbres, qui paraît
être la plus simple, du fait de l'absence de distance intérieure
chez les arbres, me fascine par son apparente simplicité. Observez
bien le vide entre deux arbres, apparemment rien de plus simple. Mais
voilà que ce vide dont les contours sont dessinés par
la forme des deux arbres se met à bouger, change, se modifie
avec le temps, au fur et à mesure que les deux arbres vivent
et grandissent. Et nous percevons ce vide comme un être vivant,
en mouvement, dont la forme change avec le temps. Nous percevons ce
vide comme un plein, un corps qui se meut, un visage qui regarde, une
bouche qui parle. De même qu'à l'intérieur de soi,
dans ce vide entre soi et soi, on finit par reconnaître presque
un être, qu'on côtoie, apprivoise peut-être, avec
lequel on peut entrer en communication.
Et puis il y a la distance entre soi et l'infini lointain, qui vous
accueille quand vous vous sentez à l'étroit en vous-même.
Troisième nuit
Je veux raconter ce qui ne peut se raconter.
Quelque chose que tu peux reconnaître, que tu as déjà
profondément vécu plus d'une fois, que tu portes en toi,
que tu exprimes à chaque fois que tu parles sans en dire mot,
non, pas un seul mot et pourtant tous les mots que tu prononces viennent
de là, en parlent sans le dire. Et aussi quand tu ne dis rien,
quand tu te tais de longues heures et tu ne fais que regarder, quand
tu te laisses entraîner par ton regard où s'enfuit tout
ton corps et ton existence, à ce moment où le monde entier,
la vie même apparaît sur ton visage. Ou bien quand, hébété,
tu regardes le ciel sans en avoir l'intention, ou un arbre, ou un autre
visage, ou tes propres mains. Peu importe si tu es seul ou en compagnie,
si tu es joyeux ou triste. Et aussi quand tu fermes les yeux, que tu
rêves ou pas. Ce que tu vis, ce que je vis, ce qui nous lie sans
que nous nous connaissions, sans que nous parlions la même langue
et bien que nous vivions si loin l'un de l'autre. Ce que vivent tous
les hommes depuis qu'ils existent, depuis des millions d'années,
ce que le premier homme a vécu, dépourvu de langue, laborieusement,
quand il découvrait peu à peu le monde et criait, ce qui
était dans son premier cri et qu'on entend à travers toutes
les langues du monde, car elles ont toutes été inventées
pour ça, pour exprimer le cri, et ce n'est pas encore fini, ça
continue toujours, l'invention de nouvelles langues, de nouvelles langues
à l'intérieur des langues, le nouveau dans le déjà
ancien, l'ancien se préservant dans le nouveau, toujours une
nouvelle tentative pour dire le cri. Au fond je suis extrêmemnt
modeste, vois tu, je ne veux raconter que ce que toutes les langues
du monde depuis des millions d'années tentent d'exprimer, rien
d'autre. Ce doit être très simple, très léger,
peut-être faut-il être très économe avec les
mots et atteindre une certaine humilité pour faire silence de
vive voix. Ce qui me lie à toi est ce qui nous lie tous les deux
au cri du premier homme et qui se fait également entendre dans
le cri du nouveau-né. Je veux raconter ce quelque chose de familier
qui nous est familier à tous au même point. Ce très
familier qui nous lie invisiblement en profondeur, ce trop familier
laissé à l'abandon et qui se sent très bien au
creux de l'innommable. Il faut dire que je n'ose pas trop non plus l'en
sortir. Peut-être qu'il disparaîtra à la lumière
du jour sans forcément revenir avec l'obscurité de la
nuit. Ou peut-être qu'il reviendra et ne sera plus le même,
du cri qu'il était sera-t-il devenu un chant, pas mal, un poème,
c'est déjà moins bien, et au pire des cas quelque chose
d'audible de l'ordre de l'immédiatement compréhensible,
plus de doute ni de question. Et c'est alors que toutes les langues
du monde s'écrouleraient car elles auraient perdu leur raison
d'être.
Quatrième nuit
En tout homme vit un arbre. Avec des branches et
ramures que l'on ne peut compter et qui grandissent sans interruption,
avec des milliers et des milliers de feuilles dont les couleurs changent
de jour en jour, infinies nuances de vert et de jaune, orange, brun
et blanc, rouge, et noir aussi, et encore d'autres couleurs que l'on
peut difficilement voir car elles ne tiennent pas longtemps, à
peine une seconde, quelquefois beaucoup moins, ou bien parce qu'on ne
les reconnaît pas car elles n'existent nulle part ailleurs en
dehors des hommes, en dehors d'un certain homme.
Parfois l'arbre croît tout seul sans que l'homme puisse le suivre.
Alors l'arbre croît de plus en plus en lui, silencieux et fidèle,
et un jour l'homme constate qu'il y a un grand arbre en lui, un arbre
géant plein de bourgeons ou de fleurs. Il constate qu'il a du
retard sur l'arbre, sur lui-même. Parfois l'homme tire les branches
afin que l'arbre pousse plus vite, et il casse tout, devient un homme
sans arbre, et un homme sans arbre est comme un visage sans yeux. Parfois
l'arbre est derrière le visage, parfaitement caché, on
peut à peine le percevoir, parfois il est devant le visage et
cache tout, on ne voit alors qu'un arbre et nul visage. Et parfois (ceci
est pour moi le plus beau moment dans la contemplation d'un visage),
bien que l'arbre se tienne devant le visage, on peut tout de même
deviner le visage à travers les branches. Puisque l'arbre bouge
selon des vitesses très variables, il peut longtemps demeurer
au seuil de l'immobilité sans être vraiment immobile. Pendant
une conversation par exemple on peut percevoir le mouvement. Je me souviens
très exactement d'une conversation avec un ami il y a quatre
ans. J'ai épié son visage tout le long de la conversation,
je l'écoutais, regardais son visage et parlais avec lui. L'arbre
était là dès le début, mais il a beaucoup
bougé, en lui et tout autour, il a même une fois presque
disparu, quand sa parole s'était chauffée et qu'il parlait
prolixement, beaucoup de mots et de belles phrases, c'est bien son talent
à lui, édifier de belles phrases, c'est extraordinaire
comme il le fait, l'arbre a cependant disparu un petit moment, j'entends
par là son arbre à lui, et est apparu de nouveau comme
à travers un épais brouillard. Après nous étions
épuisés l'un et l'autre. Depuis je n'ai plus jamais vécu
pareille chose, une si belle conversation en présence d'un arbre,
c'était comme une promenade dans la forêt.
Et parfois l'arbre demeure à côté du visage, l'accompagne
toute une vie comme un ami très discret dont le nom reste inconnu.
Cinquième nuit
Je suis mort il y a deux ans.
Je me souviens très bien de ce jour où je suis mort, il
y a deux ans au printemps. C'était au mois d'avril, les arbres
étaient déjà en fleurs et je savais que quelque
chose allait m'arriver. Tout allait bien, la vie suivait son cours et
je vivais la mienne, c'était un printemps aussi heureux que les
autres. Il est faux de penser que la mort est en soi un malheur, du
moins pour la personne qui meurt, j'en ai fait l'expérience moi-même
à cette occasion. Mais je sentais bien que quelque chose allait
se passer, quelque chose qui, sans être extraordinaire en soi,
ne m'arrivait pas tous les jours, que je n'avais jamais vécu
personnellement. J'en ai parlé à mes amis et ils ont beaucoup
ri, de même que moi-même. Nous en avons beaucoup ri ensemble.
Le rire, c'était toujours l'unique réaction de ceux à
qui j'en parlais, surtout à partir du moment où je pouvais
nommer la chose en disant que j'allais mourir. Une fois seul, je ne
pouvais en rire, sans pour autant en être particulièrement
triste. Il n'y avait aucun signe avant-coureur perceptible, si ce n'est
ces crises de rire collectives interminables. Il ne m'est redevenu possible
de rire seul de ma propre mort qu'après ma mort.
C'est un événement étrange qui marque pour le reste
de la vie. Je ne peux pourtant pas dire très exactement en quoi
il a changé ma vie même s'il l'a fondamentalement changée.
Le sentiment d'avoir perdu un bourdonnement permanent que j'avais constamment
dans les oreilles avant sans m'en rendre compte, voilà un changement
concret que je peux mentionner. Il me semble entendre bien plus nettement
les bruits, les voix et la musique. Ma vision des fleurs a aussi changé:
il me semble voir, depuis, des fleurs qu'auparavant je ne pouvais voir
et voir autrement celles que je connaissais. Je n'adhère plus
à l'amour partagé des hommes pour les fleurs, je leur
trouve presque à toutes un aspect monstrueux dans la forme et
la combinaison des couleurs. Il y a bien de plus belles choses dans
la nature que l'on remarque moins. Je pourrais bien entendu mentionner
d'autres changments de cet ordre, importants pour moi mais peu perceptibles
pour mon entourage et ceux qui me connaissent. Je n'ai subi aucune transformation
physique, même si j'ai le sentiment d'avoir de plus grandes mains
ou que mon regard n'est plus tout à fait le même. Le cours
de ma vie a repris comme avant mais j'y ai une autre place, je me suis
déplacé à l'intérieur de ce cours sans en
sortir: bien que la vie que je mène soit à peu près
la même, il me semble la mener autrement. Mes amis, qui ne croient
pas à ma mort, à cette disparition furtive à l'intérieur
de moi-même il y a deux ans, me posent des questions et veulent
en savoir davantage car ils ne peuvent pas non plus croire que je puisse
raconter innocemment un si gros mensonge. Donc ils m'interrogent et
veulent avoir des précisions sur ce qui s'est passé, et
je leur donne autant de précisions que je peux. Ils tentent de
trouver des explications, d'émettre diverses hypothèses
pour dénommer l'événement puisqu'ils sont tout
de même convaincus de ma sincérité. Un ami médecin
a évoqué l'hypothèse d'une syncope, et avoue lui-même
que mon coeur a toujours été en pleine santé et
n'en portait aucun symptôme; un autre parle d'une dépression
à son point culminant alors que, tous mes amis le savent, je
n'ai jamais été plus joyeux qu'avant et après cet
événement. Ils n'en rient plus du tout, semblent de plus
en plus préoccupés et me fatiguent avec leurs questions.
Alors je fais tout pour éluder la question ou bien pour changer
de sujet quand ils s'y remettent. Mais à présent je suis
le seul à pouvoir en rire.
Sixième nuit
Je crois que partout dans le monde, dans n'importe
quel continent, où que l'on soit, en pleine mer ou à la
montagne, dans la steppe ou au désert, en ville ou à la
campagne, aux coins les plus inconnus, les plus inaccessibles, les plus
perdus et les plus solitaires du monde, tout être humain, quel
qu'il soit, quelles que soient sa langue et sa culture, son âge,
les conditions de sa vie, le degré de sa raison et de sa folie,
l'intensité de sa présence et la profondeur de son regard,
ses capacités et ses impuissances, ses forces et ses faiblesses,
qu'il soit triste ou gai, joyeux ou mélancolique, est ému
à voir un coucher de soleil. L'ampleur de cette émotion
peut être très variable et prendre des sens très
divers selon la manière dont elle est vécue, mais elle
est résolument partagée indépendamment de l'histoire
et de la géographie du lieu, indépendamment du temps.
Je crois que l'homme archaïque en était ému, fortement
ému au point de devenir fou, ne s'expliquant la vastitude du
feu envahissant le ciel et profondément étonné
de couleurs si vives. Le paysage du ciel au coucher du soleil n'a pas
dû beaucoup changer depuis, encore qu'il y a une variété
innombrable de ciels au coucher du soleil. Il est quasiment impossible
de les ordonner dans des catégories fixes. J'ai été
moi-même tenté de le faire, abassourdi de cette variété.
J'ai passé à peu-près une année à
faire des photos et esquisses pour inventer un classement suivant les
ressemblances. Ce projet a échoué car celles-ci étaient
toujours trop approximatives et les critères de ressemblances
ne pouvaient que varier au fur et à mesure que s'accumulaient
mes images. De même que cette émotion perdure depuis le
premier homme, un être humain ne se lasse jamais de ce spectacle
et en est toujours ému. Il n'y a pas de première fois
ou deuxième ou troisième, je n'ai jamais entendu personne
dire face à un coucher de soleil que c'est du déjà
vu, ni aucun vieil homme exprimer la moindre lassitude devant un ciel
embrasé. Les rares fois où j'ai senti un arrière-goût
d'indifférence c'était au contraire chez les enfants,
comme si avec le temps, avec la répétition du paysage,
jamais le même, l'étonnement et le bonheur qu'on en éprouve
se multipliaient.
Septième nuit
J'avais un ami peintre qui peignait des paysages,
mais personne ne voulait de ses tableaux car aucun homme n'y figurait,
seulement arbres et ciel, champs, étoiles, horizon et terre.
C'était l'époque où on aimait retrouver l'humain
dans l'image, hommes sculptés ou peints, visage ou silhouette.
Il ne disait rien, en était triste mais pas découragé
pour autant, il ne voulait pas non plus changer sa peinture et continuait
à peindre des paysages. Cela a duré des années
et nous nous sommes beaucoup vus car il se sentait seul, je lui rendais
régulièrement visite dans son atelier et il me montrait
ses nouveaux tableaux, toujours des paysages solitaires que j'étais
quasiment le seul à voir. J'appréciais beaucoup ce qu'il
faisait et ne pouvais cependant m'empêcher de percevoir parfois
sa passion des paysages comme un entêtement orgueilleux ou d'y
voir le refus insensé de l'humain, son exclusion du monde qu'il
donnait à voir. Il a même dû m'arriver de me lasser
de sa peinture, de trouver qu'il peignait toujours la même chose
malgré l'extrême variété de ses paysages:
tempête en mer d'hiver, forêts dans le brouillard, montagnes
lointaines, déserts arrides, paysages d'automne dans l'opulence
de couleurs incroyablement vives, étés paisiblement verts,
bois et falaises enneigés, ciel embrasé du soir, et toujours
dans un style propre à lui, original et irréfutablement
personnel, qui faisait qu'on ne pouvait pas dire qu'il faisait ce que
d'autres avaient fait avant lui. Mais ni de ma lassitude ni de ma réticence
épisodiques je ne lui ai jamais fait part, d'abord parce que
justement elles étaient épisodiques et très éphémères,
et que même quand je les éprouvais il demeurait toujours
à leur sujet un doute en moi, et d'autre part parce que notre
amitié, tacite et profonde, m'avait rendu prudent et plein d'égards
pour lui et je ne voulais en aucun cas l'offenser. Pourtant je crois
qu'il a dû deviner de temps en temps une sorte de distance en
moi exprimée dans un silence gêné ou bien par un
regard trop rapide qui s'empressait de finir la vision des nouveaux
tableaux pour passer à autre chose, discussion amicale ou promenade
silencieuse le long des berges. Il y a souvent répondu par un
sourire furtif, triste et tendre à la fois. Cela a duré
des années, je continuais à aimer sa peinture sans savoir
exactement pourquoi, j'y trouvais une sorte de profondeur, discrète
et très animée, qui dotait ses tableaux d'une vivacité
singulière, et malgré ma lassitude épisodique,
je me rendais volontiers à son atelier. Avec le temps, il devenait
pauvre, pas assez pour être en demande ou cesser de subvenir à
ses besoins, mais je remarquais qu'il faisait de plus en plus attention
à ses dépenses, que le repas que je partageais avec lui
une ou deux fois par mois était de plus en plus frugal, qu'il
ne s'achetait quasiment jamais d'habits neufs. Cependant cela lui importait
peu. Ce à quoi il était en revanche sensible était
sa solitude, grandissante par son isolement relatif. Ses amis, pour
la plupart du milieu de l'art, artistes, critiques ou collectionneurs,
l'avaient progressivement abandonné, quelques uns volontairement,
et d'autres involontairement car par la vie qu'il menait les occasions
de rencontre se faisaient de plus en plus rares, il exposait de moins
en moins puis cessa définitivement d'exposer, aucun galleriste
ne voulait de sa peinture et il s'était fait une réputation
de peintre rétrograde et routinier, dépourvu de créativité,
qui stagne, qui ne cherche plus et qui vieillit mal. Les critiques qui
l'avaient autrefois porté aux nues ne s'intéressaient
plus à lui après l'avoir violemment critiqué lors
de ses dernières expositions de plus en plus distanciées
dans le temps. Quelques amis communs, sachant que je le voyais régulièrement,
se contentaient de me demander de temps à autre de ses nouvelles.
Estimant sa personne et sa peinture, et parce que je savais qu'il souffrait
de cette situation, j'étais d'autant plus prudent avec lui et
ne voulais lui faire part de ma réticence, pourtant grandissante,
à l'égard de sa peinture de peur de l'offenser. Il est
devenu très malade et est mort assez rapidement des suites de
sa maladie qui l'a fait souffrir intensément mais pas longtemps.
Il y eut une petite annonce dans un jounal local informant les lecteurs
de son décès et de la date, l'heure et le lieu de l'enterrement
mais qui n'a pas eu beaucoup d'échos, on était très
peu à son enterrement. Il était quasiment oublié
du monde de l'art, ayant fait sa dernière exposition une dizaine
d'années auparavant.
Presque deux ans après sa mort, une femme d'une quarantaine d'années,
peintre, prit possession de la maison et de l'atelier en les achetant.
Elle réaménagea tout à son goût, réorganisant
les espaces, et rangeant, en y prenant soin, les centaines de tableaux
qui remplissaient l'atelier dans une arrière-salle assez grande
restée vide jusque-là. Elle mit du temps pour en venir
à bout et s'approprier les lieux. Quant à ce qu'elle pensait
des tableaux, elle les appréciait sans leur trouver un grand
intérêt plastique. Elle peignait de toute autre façon,
une peinture abstraite où apparaissaient souvent des tonalités
de gris avec des nuances extrêmement fines et infiniment variées.
Un lien d'amitié nous lia assez vite que j'ai vécu par
la suite comme un écho à l'amitié que je partageais
avec mon ami peintre et qui n'avait cessé qu'avec sa mort. Plusieurs
semaines après son arrivée, ayant quasiment fini avec
l'emménagement et les travaux, un après-midi, un peu fatiguée,
elle buvait son thé dans le salon en contemplant un tableau du
peintre mort qui était resté accroché au mur et
qu'elle avait préféré laisser à la place
où il avait toujours été avant son arrivée.
Il lui était à présent familier, elle croyait en
connaître tous les détails et pourtant se plaisait toujours
à le regarder. Peu à peu, elle commença à
y distinguer un visage tout en continuant à regarder le paysage
que représentait le tableau. Un petit visage apparaissait entre
deux frondaisons d'arbres à droite du tableau à l'entrée
d'un bois sombre. Elle voulut regarder de plus près afin de s'en
assurer et mieux voir les traits, mais quand elle s'approcha du tableau,
le visage disparut; elle ne voyait à son endroit qu'une tache
de couleur sombre, une tache de peinture tout à fait anodine
qui pouvait représenter une profondeur quelconque, un trou entre
les arbres à l'entrée du bois. Elle retourna s'asseoire
dans le fauteuil à la même place afin de revoir le visage
mais elle n'a pu le retrouver d'emblée, il lui fallut du temps
pour regarder et le visage apparut lentement comme il lui était
apparu la première fois. Le lendemain matin, alors qu'elle s'apprêtait
à se mettre au travail dans l'atelier, elle retourna un des quatre
tableaux qui y étaient restés faute de place dans l'arrière-salle.
Elle se mit à peu-près à la même distance
que la veille pour le regarder, et distingua progressivement trois visages
à différents endroits du tableau, de tailles différentes,
qui la regardaient tous de face. Le paysage que représentait
le tableau était très simple: un lever de lune au-dessus
d'un champ de blé que traversait un étroit chemin à
peine visible. Cela l'intrigua. Elle était curieuse de regarder
les autres tableaux et se demandait si elle n'y verrait pas des visages.
Elle passa toute sa journée dans l'arrière-salle à
regarder des tableaux. Sur tous les tableaux apparaissaient des visages,
parfois un seul, parfois plusieurs, et même parfois d'innombrables
visages apparaissaient dans le paysage au point d'en empêcher
la vision. Ils étaient quelquefois très petits, presque
miniatures, quelquefois plus grands, et il arrivait aussi qu'un seul
visage couvre toute la surface du tableau. Il fallait toujours regarder
longuement le tableau et à une certaine distance, pas toujours
la même, pour voir apparaître des visages. Je fus une des
premières personnes à être averties. Je me suis
rendu à l'atelier deux jours après le coup de téléphone
de la femme peintre. En effet, c'était comme elle me l'avait
raconté au téléphone. Je regardais les tableaux
avec patience et fascination. Sur un des tableaux je reconnus mon propre
visage: j'étais au milieu d'un fleuve, comme assis confortablement,
on voyait mes épaules jusqu'au commencement des bras, j'avais
l'expression et le port de tête que je me connais depuis longtemps.
Dans d'autres tableaux il avait peint les visages de parents ou d'amis
que je connaissais, il y avait aussi quelques autoportraits. Mais la
plupart des visages m'étaient totalement inconnus. Nous avons
ensuite longuement discuté, cette femme peintre qui était
déjà une amie et moi, de cette découverte qui nous
laissait hagards, nous en avions besoin l'un et l'autre. En rentrant
chez moi le soir très tard, je me suis précipité
sur les deux tableaux que j'avais de lui, l'un était un cadeau
et l'autre, je le lui avais acheté quand il avait commencé
à devenir pauvre mais c'est lui-même qui l'avait choisi.
Dans le premier, avec beaucoup d'acharnement, regardant le tableau à
différentes distances et dans différentes lumières,
je réussis à distinguer, seulement le jour suivant, le
visage d'une femme que j'avais aimée autrefois. Je lui avais
souvent parlé de cette femme pendant ce temps où je m'étais
lié à elle, un temps relativement court, presque une année,
mais il ne l'avait jamais rencontrée. Dans le deuxième,
j'ai vu apparaître, beaucoup plus vite, nos deux visages, le sien
propre à côté du mien, grandeur réelle, dans
une forêt dense avec des clairières.
En quelques mois, de bouche à oreille, quelques uns apprirent
la nouvelle, notamment quelques critiques d'art. Un d'entre eux était
venu de très loin pour étudier les tableaux, un vieil
homme qui avait la sagesse et la lenteur d'une tortue centenaire et
un regard d'enfant. Il séjourna deux mois dans une chambre de
la maison et passa la quasi totalité de son temps dans l'arrière-salle
de l'atelier à regarder les tableaux. Il écrit des notes
sur certains tableaux, des remarques de tous genres. Il m'a dit qu'on
voyait quelquefois apparaître dans les paysages les plus désertiques
d'immenses foules, visages innombrables dont on entendait les chuchottements
ou les cris, que l'ensemble des tableaux représentait une variété
infinie de visages, de tout âge et de toute région du monde,
avec des expressions et présences infiniment variées,
de joie ou de douleur, de tristesse, de bonheur, d'hébétude
ou de clarté, de force ou de faiblesse, de lumière ou
d'obscurité, de passion, de souffrance, de haine ou d'amour,
et que si on regardait les visages encore plus longtemps, il apparaissait,
avec la même lenteur qu'était apparu dans un premier temps
le visage, un paysage à l'intérieur du visage, qui à
son tour faisait apparaître, après un certain temps et
si on se tenait à la bonne distance et dans la lumière
qu'il fallait, un autre visage, et ainsi de suite se succédaient
incommensurablement des apparitions et que chaque tableau offrait donc
une vision infinie de visages et de paysages dont on ne pouvais jamais
venir à bout.
Huitième nuit
Ce même ami peintre avait fait beaucoup d'esquisses
dans sa jeunesse. Des esquisses d'après nature. Il aimait en
particulier se ballader dans la ville et dessiner les rues et les immeubles,
les passants, se mettre discrètement dans un coin et y passer
le temps nécessaire pour faire une esquisse. Une fois, c'était
pendant la guerre, le bâtiment qu'il était en train de
dessiner fut bombardé. Il n'avait pas achevé son esquisse,
avait dessiné les premier traits, la structure de l'édifice
était déjà totalement identifiable, il était
sur le point de terminer une première ébauche quand un
avion est apparu furtivement dans le ciel, a lâché une
bombe et a disparu; l'édifice s'écroula, invisible dans
la fumée géante et sombre des flammes. Le crayon à
la main, il regardait le spectacle monstrueux et splendide du feu anéantissant.
Sur sa feuille figurait, muette et implacable, l'édifice encore
debout l'instant d'avant.
Neuvième nuit
Je viens de penser que depuis déjà
des années j'ai abandonné mon travail de commentateur
d'images. A un moment j'ai eu le profond sentiment que les images que
je voyais m'appelaient au silence. Cela est arrivé subitement,
sans prévenir, c'était un moment particulier, une belle
nuit d'été, c'est pourquoi j'y pense maintenant, au début
de cette nuit qui est aussi une belle nuit d'été. Cela
est arrivé subitement et s'est imposé de toute évidence,
presque sans problème, et il ne m'a pas été difficile
de cesser ma parole de commentaire. J'ai même dû éprouver
une sorte de soulagement, le soulagement ambigu dû au pressentiment
d'un avenir qui ne va pas de soi. Car ce silence, il m'a fallu l'organiser.
Il ne s'agissait pas simplement de se taire, non, ce n'en était
qu'une toute petite parcelle, se taire n'était que le commencement
du silence. Il ne s'agissait pas non plus de dissimuler ce que j'avais
envie d'exprimer, de ravaler ma parole et d'éprouver la frustration
de ceux qui se taisent par contrainte. Non. C'était tout autre
chose. Imaginez une tour, une haute tour très simple, très
simplement construite mais pleine d'enfonçures. Vous la voyez
d'abord de très loin, elle vous semble à la fois petite
et sommairement construite. Puis elle s'approche de vous, ce n'est pas
vous qui marchez vers elle, c'est elle qui vient vers vous, vous ne
savez pas comment. Vous commencez lentement à distinguer les
enfonçures. La tour qui vous paraissait petite et sommairement
construite est à présent plus grande et de plus en plus
belle. Au fur et à mesure vous vous apercevez que les enfonçures
sont en réalité des fenêtres et que depuis chaque
fenêtre un visage vous regarde. Vous êtes immobile, vous
savourez le bonheur de rester immobile et que quelque chose d'immense
s'approche de vous dans un mouvement lent et plein de grâce. Vous
pouvez voir à présent la couleur de la tour, ce rouge
de terre cuite si chaud tourné discrètement au jaune et
au brun par endroits. Puis vous remarquez que certains visages vous
parlent dans différentes langues que vous ne comprenez pas forcément.
Mais vous comprenez qu'il s'agit d'une invitation, qu'ils vous invitent
à entrer dans la tour, à visiter les chambre et parler
avec les habitants. La porte d'entrée de la tour est à
présent à quelques mètres de vos pieds, il vous
suffit de marcher à peine quelques minutes pour l'atteindre.
Vous le faites, vous montez les escaliers sombres aux interminables
marches. Vous entrez dans les chambres, vous faites la connaissance
des gens, et cela vous prend plus de temps que prévu. C'est ainsi
que je décrirai ce silence.
A ceux qui me posent la question et que je ne connais pas, je réponds
que si j'ai opté pour le silence c'est parce que j'étais
fatigué de ma propre parole, non pas une fatigue physique qui
se dissipe avec le repos du corps et un paisible sommeil, mais une autre
fatigue, inépuisable, qui ne se fatigue de rien d'autre que du
silence.
Dixième nuit
Il y a quelques nuits, j'ai découvert dans
mon propre appartement une chambre. J'habite dans cet appartement depuis
exactement cinq ans et croyais en connaître tous les recoins,
et a forciori toutes les chambres, d'autant plus qu'il est petit et
simplement construit, composé de deux chambres et, très
banalement, d'une cuisine, d'une salle de bain, d'un couloir et d'un
débarras. L'une des chambre, celle parfaitement rectangulaire,
dispose d'un balcon. Il est très rare que je me réveille
en plein milieu de la nuit, je ne suis pas insomniaque et jouis généralement
d'un paisible sommeil nocturne. Il m'arrive toutefois très exceptionnellement
de me lever la nuit par une incommodité de température
ou bien une difficulté de digestion ou encore par un souci temporaire
qu'il m'est difficile de maîtriser, mais ce dernier est encore
plus rare vue la simplicité de ma vie, totalement dépourvue
d'ambition, ce qui me permet de me satisfaire de peu et m'épargne
toute grande angoisse liée à une volonté de changement
ou au sentiment de concurrence. Mais l'autre nuit, alors que je m'étais
réveillé et m'apprêtais à aller dans la cuisine
pour boire de l'eau, en traversant le couloir, j'ai cru distinguer,
quasiment en face de la cuisine, une porte. A cet endroit du mur j'avais
pris l'habitude de voir une craquelure du plâtre que je m'étais
depuis longtemps promis de couvrir. Mais voilà que ce que j'avais
toujours pris pour une craquelure n'était qu'un petit fragment
d'un chambranle qui encadrait une porte toute blanche, laquelle, il
est vrai, ne se dinstinguait pas facilement du mur blanc. Je me suis
rapproché pour regarder de près. C'était bien une
porte. J'ai appuyé légèrement avec ma main droite
pour la pousser, elle s'est ouverte vers l'intérieur sans effort.
C'était en soi plutôt agréable de découvrir
une pièce supplémentaire dans l'appartement où
j'avais déménagé cinq ans auparavant, cependant
le trouble que me causait l'étrangeté de la situation
m'empêchait de jouir de ce qu'elle pouvait contenir d'agréable.
J'ai hésité un moment devant la porte, elle s'était
légèrement ouverte vers l'intérieur et à
travers la fente une raie de lumière pénétrait
déjà dans le couloir. J'ai fini par ouvrir la porte. C'était
une grande chambre carré où il faisait jour. Le sol était
dénivelé et pour entrer dans la chambre il fallait descendre
deux petites marches au seuil de la porte. C'était une chambre
presque vide mais elle donnait l'impression d'être habitée,
il y avait un lit, une table, une jolie petite armoire en bois, un miroir
au mur. Les murs et le plafond étaient blancs, le sol était
recouvert de carreaux de terre cuite d'un brun rouge terre de sienne
qui est une de mes couleurs préférées depuis mon
enfance. L'ameublement vétuste de la chambre laissait percevoir
son espace et la rendait en même temps humaine en lui donnant
sobrement un aspect vécu. Je me trouvais au milieu de la chambre,
face à la grande fenêtre qui donnait sur un jardin. J'ai
reconnu des peupliers au loin, un vigoureux cyprès au beau milieu,
à mi-distance entre la fenêtre et les peupliers, j'ai avancé
ensuite afin de mieux regarder le jardin et j'ai alors découvert
un balcon orné d'une très jolie balustrade en fer forgé
avec des motifs de floritures fines et une chaise sur laquelle je me
suis assis. L'existence de ce balcon était ce qui me surprenait
le plus: que je découvre au bout de cinq ans, au hasard, par
une nuit d'été, une chambre dans mon propre appartement,
cela était certes tout à fait déconcertant, mais
après tout, une fois les premières minutes d'étonnement
passées, devenait relativement plausible. Mais un balcon donnant
sur un immense jardin alors que j'habite en pleine ville et dans un
quartier un peu bruyant où se mélangent activités
commerçantes et immeubles résidentiels? Je savais pertinemment,
pour avoir de nombreuses fois regardé le plan de la ville, qu'il
n'y avait à proximité de chez moi aucune trace de jardin,
même pas un petit parc ou un coin de verdure. Je me suis assis
et j'ai regardé les arbres et les arbustes. J'ai pensé
que je rêvais peut-être, que ce jardin, tout bêtement,
n'était autre qu'une représentation cliché du paradis
ou bien une image nostalgique et tout aussi cliché de l'orient
de mon enfance. Mais, heureusement ou malheureusement, il n'en était
rien: il m'arrive d'avoir ce type de réflexion en plein rêve,
et cela annonce alors plus ou moins la fin de mon rêve ou bien
un tournant dans la situation rêvée; il m'est arrivé,
dans mes pires cauchemares, de dire à mon bourreau: fais ce que
tu veux, ce n'est qu'un rêve, et alors soit il me tuait sur le
champ, soit il était soudain pris d'une profonde compassion pour
moi, ou encore, ce qui était plus souvent le cas, dépassé
par l'absurdité de la situation et se sentant irrémédiablement
insignifiant, il se tuait lui-même. Mais cette pensée ne
changea rien. Je me trouvais toujours sur ce balcon en face de ce jardin
dont je regardais à présent avec plus de considération
la composition, le genre des plantes, la forme des fleurs et la variété
des arbres. J'étais triste cette nuit-là je ne sais pourquoi
et la vision de ce jardin me consolait. Une lumière intense éclairait
tout, un ciel bleu éclatant au-dessus des arbres dominait le
paysage. Tout était clair, absolument dépourvu de secret.
Je continuais à contempler le jardin mais ce n'était pas
vraiment une contemplation car le temps n'avait pas de longueur, pas
de durée. Mes yeux s'étaient familiarisés avec
ce qu'ils voyaient, connaissaient mieux le jardin, et pourtant c'était
toujours le début: j'étais continuellement dans la fraîcheur
du premier instant, celle à la fois de l'évidence et de
la surprise. J'ai cependant remarqué que quelques heures venaient
de s'écouler et que ma nuit sans sommeil ne m'avait nullement
épuisé. Quand je suis ressorti de la chambre, il faisait
encore nuit dans mon appartement. A mon retour, après avoir bu
un verre d'eau dans la cuisine, un changement imperceptible s'était
opéré dans le paysage. Je me trouvais exactement au même
endroit, la chambre était exactement la même, mais le paysage
face à moi n'était plus le même et j'étais
incapable de dire en quoi. Peut-être un arbre en moins, et pourtant
non, le ciprès et les peupliers, qui sont du reste mes arbres
préférés, étaient tous là à
leur place, le ciel avait la même couleur, et pourtant j'avais
la profonde certitude que quelque chose avait changé. J'ai fini
par renoncer à chercher, car cela m'empêchait de regarder
le paysage avec la même tranquilité qu'auparavant. Sa vue
ne me fatiguait pas, et sa familiarité n'enlevait rien à
sa beauté. Puis, après un temps assez long et alors que
je ne pensais plus à ce changement imperceptible, j'ai senti
comme un regard sur moi, comme si quelqu'un dans le paysage me regardait,
ou que le paysage tout entier était devenu regard. J'ai continué
à regarder sans chercher, en laissant ce regard se poser librement
sur moi, peut-être en lui faisant sentir qu'il pouvait tranquillement
me regarder sans s'inquiéter d'une quelconque méfiance
de ma part. Je voulais qu'il me regarde et qu'il sache que je sais sa
présence sans en ressentir la moindre inquiétude. Puis,
au paroxysme de ma tranquillité, j'ai perçu, tout près
d'un peuplier, des yeux qui me fixaient. J'ai aperçu le visage
presque de suite, mais, en croisant le regard, j'ai vu d'abord les yeux
comme deux points d'extrême vitalité. Je ne peux exactement
décrire ce que j'éprouvais en sentant le poids leger de
ce regard qui me visait de toute son intensité. Je ne me sentais
ni agressé ni accueilli, ni menacé ni rassuré,
nous n'étions ni l'un ni l'autre en mesure de communiquer en
dehors de cet échange de regards. Cependant le visage s'est mis
à bouger et un corps s'est avancé de quelques pas. Je
voyais à présent une femme debout devant le peuplier.
Sa silhouette même semblait appartenir au paysage, il y avait
une sorte d'intimité entre elle et le lieu comme si elle y habitait,
qu'elle y avait depuis toujours habité et qu'elle regardait celui
qui venait d'y faire intrusion, le premier depuis longtemps, le tout
premier peut-être. J'étais l'intrus, moi qui me croyais
chez moi en train de jouir de la vue de mon balcon. Mais ce n'était
pas désagréable dans la mesure où elle me regardait
comme on peut s'intéresser à un intrus, l'observer et
vouloir en savoir plus. Elle a fini par faire un geste en levant le
bras. Elle faisait signe vers l'escalier qui descendait du balcon au
jardin et que jusque-là je n'avais pas remarqué. C'était
une invitation à descendre dans le jardin. Il y avait beaucoup
plus de marches que je ne pensais, ma descente dans le jardin fut longue
et laborieuse, mais en descendant ma vision du jardin changeait progressivement,
je me rendais compte de l'immensité du lieu et de la hauteur
des arbres. Et, au moment où j'ai mis les pieds au sol, j'ai
constaté que la femme était beaucoup plus loin, que pour
l'atteindre il me fallait encore longuement marcher.
Elle resta silencieuse, sans réaction aucune. Je parlai le premier.
- Vois-tu, je vis dans mon appartement depuis près de cinq ans
et voilà que cette nuit j'y découvre une chambre avec
un balcon et ce jardin, ces peupliers et ce cyprès et ce ciel
bleu et toi qui me regardes de loin. Et me voilà à présent
dans ce jardin à tes côtés au grand jour alors qu'il
fait nuit noire chez moi, à moins qu'ici, ce jardin et ce ciel
et ces cyprès ne soient aussi chez moi, et que toi aussi, tu
ne sois quelqu'une que je connais sans le savoir. Me voilà qui
t'adresse la parole sans savoir si tu comprends ma langue, me voilà
en somme perdu et ignorant à tes côtés.
- Je sais que tu ne sais rien, que tu ne peux rien savoir de cette nuit
dans ton appartement et de ce jour dans ce jardin. Je sais que tu découvres
cette chambre et ce jardin et que tu n'es pas épouvanté
mais plutôt tranquille, presque déjà familier avec
le lieu. Ce jardin a toujours existé, et cette chambre aussi
et moi ici dans ce lieu qui est ma demeure. Il te fallait cette nuit
pour venir ici, il te fallait du temps pour faire ce détour,
regarder de l'autre côté de ton appartement, là
où tu croyais voir seulement un mur. A toi de voir une craquelure
à la place de la porte ou une porte à la place de la craquelure.
Maintenant que tu es ici pour la première fois, déguste
la vue de ce jardin mais saches aussi que tu ne pourras pas y pénétrer
à tout moment comme dans n'importe quelle autre pièce
de ton appartement mais seulement quand ton regard voit une porte, et
cela n'est pas définitif, tu découvriras indéfiniment
la chambre et ce jardin à chaque fois que ton regard t'y appelleras
et à chaque fois ce sera la première fois, la même
chambre, le même balcon, le même jardin et moi toujours
la même femme à la même place à qui tu pourras
librement adresser la parole ou non.
Onzième nuit
Au fur et à mesure qu'il avançait dans la vie, il semblait
de moins en moins savoir, de plus en plus ignorer. Du monde en général,
mais surtout de lui-même. Sa naissance dont il avait si souvent
prononcé ou inscrit dans les formulaires et documents la date
et le lieu lui paraissait un événement de plus en plus
obscur. Sa vie, dont il avait toujours pensé être maître,
semblait lui échapper, semblait lui avoir depuis toujours échappé.
Son visage qui à force de familiarité lui était
devenu depuis longtemps invisible se montrait soudain comme un dessin
fait de méandres incompréhensibles et nébuleux.
Son corps, cette statue de viande et d'os, si bien, si symétriquement
structurée, dotée d'une dynamique lui permettant une variété
infinie de mouvements, l'étonnait de sa puissance et l'épouvantait
de son étrangeté. Il continuait pourtant à vivre
au même rythme, mais s'observait plus tout en ne changeant rien
à la réalité de sa vie. Cette ignorance lui donnait
au contraire comme une nouvelle envie de vivre, presque une joie de
vivre mais d'un genre très particulier, fondée sur un
profond sentiment de perte. Il avait l'impression d'attrapper sa vie
en pleine course, ou plutôt de se rendre compte qu'il ne pouvait
ni attrapper sa vie ni se saisir lui-même, et avait cependant
le sentiment qu'il découvrait une impossibilité qui avait
depuis toujours été là et qui semblait se laisser
volontiers noyer par l'illusion du contraire. C'était presque
une nouvelle vie, avec quelque chose de moins, comme si en son plein
milieu un vide s'était soudain révélé au
grand jour, ou avec quelque chose de plus, avec la conscience de ce
vide en plus. Mais ce vide, cela lui paraissait avec force, était
aussi le centre vital de la totalité de son existence, l'espace
où respirait silencieusement toute sa vie d'homme depuis l'instant
de sa conception. Il avait un visage, une existence qui se suffisait
à elle-même, génératrice de multiples espaces
de vie, ceux précisément qui lui avaient permis de vivre.
C'était comme si ce vide sortait de son silence et demandait
à être vu et reconnu, à être appelé
de son nom et considéré en tant que tel.