« au matin, en cette heure merveilleuse et lucide » (Marina Tsvetaeva)

Beau travail de traduction et d’édition, Lettres de la montagne et Lettres de la fin de Marina Tsvetaeva, traduites du russe, introduites et présentées par Nicolas Struve, vient de paraître aux éditions Clémence Hiver.

De Marina Tsvetaeva, les si constantes éditions Clémence Hiver ont déjà publié :
POÉSIE : Les Arbres, traduit par André Markowicz (1989).
PROSE : Indices terrestres, traduit par Véronique Lossky (1987) ; Mon Pouchkine. Pouchkine et Pougatchov, traduit par André Markowicz (1987) ; Les Flagellantes et Averse de lumière, traduits et présentés par Denise Yoccoz-Neugnot (1989) ; Nathalie Gontcharova. Sa vie, son œuvre, traduit par Véronique Lossky (1990) ; Histoire de Sonetchka, traduit par Véronique Lossky (1991) ; De vie à vie, précédé de Ici-Haut, et suivi de Poèmes de Maximilian Volochine, traduits et présentés par André Markowicz (1991) ; Assurance sur la vie. Le Chinois, traduit par Véronique Lossky (1992).
THÉÂTRE : Une aventure, traduit par Nicolas Struve / Le Phénix, traduit par Zéno Bianu et Tonia Galievsky (2002).
LETTRES : Neuf lettres avec une dixième retenue et une onzième reçue (1985) ; Quinze lettres à Boris Pasternak, rassemblées, traduites et annotées par Nadine Dubourvieux (1991) ; Lettres à Anna Teskova, traduites et annotées par Nadine Dubourvieux (2002).

Rappelons que Nicolas Struve, le traducteur, a publié Cabinet de travail I, II, III dans le numéro d’été 2006 de la revue.

Les Carnets de Marina Tsvetaeva ont paru en 2008 aux éditions des Syrtes.


« Je ne suis pas une joueuse, ma mise – c’est mon âme ! »
C’est à Konstantin Rodzévitch que s’adresse Marina Tsvetaeva le 27 août 1923. Elle est arrivée de Russie en Tchécoslovaquie, près de Prague, le 1er août 1922 avec sa fille Alia. Elle y rejoint Sergueï Efron, son mari et le père de sa fille, qu’elle n’a pas revu depuis quatre ans pour cause de guerre et de révolution.

Trente et une lettres composent Lettres de la montagne et Lettres de la fin. La relation d’amour passionnée entre Marina Tsvetaeva et Konstantin Rodzévitch commence entre la lettre IV (12 bis septembre 1923) et la lettre V (22 septembre 1923). La rupture a lieu le 12 décembre de la même année (lettre XVI).
Du 24 décembre 1923 (lettre XVII) au 30 avril 1924 (lettre XXII), elle lui écrit encore, de courtes lettres qu’elle s’excuse de lui adresser, de se montrer maintenant importune.
Ensuite, deux années de silence épistolaire.
Elle n’écrit plus à Konstantin Rodzévitch, elle écrit Le Poème de la montagne et Le Poème de la fin [1] d’où cette correspondance tient son titre.
De Paris, 9 avril 1926 (lettre XXIII) à Dives-sur-Mer, 18 août 1938 (lettre XXXI, la dernière, elle repart en Russie en 1939 et se suicide le 31 août 1941), elle adresse neuf lettres à son aimé d’autrefois, celui qu’elle appelait Radzévitch en lui disant : « (Excusez pour le a, mais je vous fais descendre des – Radzivill !) », devenu simple relation amicale.
Konstantin Rodzévitch conservera précieusement les lettres de Marina Tsvetaeva. Il les transmettra à Ariadna (Alia) Efron en 1960 par l’intermédiaire de Vladimir B. Sossinsky, un ami praguois. Après avoir combattu dans les rangs des Brigades internationales en Espagne, participé à la Résistance sous le nom de Louis Cordé et été déporté au camp d’Oranienburg-Sachsenhausen, Konstantin Rodzévitch mourra en France en 1988.

Il n’y a pas lieu de séparer la correspondance de Marina Tsvetaeva de l’ensemble de son œuvre, prose et poésie. Qu’elle s’adresse à Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Anna Teskova ou Nicolas Gronski, ses lettres font partie des étapes de son travail d’écrivain, comme pour d’autres leur journal, leurs rêves ou leurs rêveries, leurs conversations. Elle les ébauche, en écrit des brouillons dans ses carnets et cahiers, les recopie, les relit, les approuve ou les conteste, probablement, s’en amuse ou s’en afflige parfois. Les trente et une lettres écrites à Konstantin Rodzévitch font partie de cet échange incessant entre vivre et écrire - « vivre-écrire » ou « écrire-vivre », écrit-elle - qui est le lieu non d’une contradiction mais d’une expérimentation du champ de forces ainsi délimité.

De quoi se construit un texte d’écrivain, de quoi se sont construits des textes comme Poème de la montagne et Poème de la fin ?
De paysages et d’heures solitaires ou partagés, sensations du corps, rencontres et abandons, ciels bleus ou neigeux, promenades dans les bois, sourires, petites maladies, mains tendues, enlacées, refusées, tâches ordinaires, déceptions, deuils, joies, nostalgies, attentes dans un café ou sur le quai d’une gare – le quotidien le plus immédiat, le plus simple, comme des enracinements les plus durables, les plus intimes d’une existence, ceux qui donnent à saisir dans la présence du quotidien les « indices terrestres » d’une histoire en cours, d’une conscience au travail.
Aussi, de ces Lettres de la montagne et Lettres de la fin - qui elles-mêmes se construisent de quelle façon [2] ?

Des mots quittent leur support initial, une phrase prend un rythme singulier, une perception butte contre l’épaisseur de la langue. Suspension de la main, de la respiration. Images. Sonorités, couleurs. Attrait, rejet. Un souffle différent rejoint la feuille, le cahier, le carnet. Travail. Copies, relectures, reprises. Des heures, des semaines. Un texte prend forme, où va s’écrire ce qui à la fois raconte l’immédiat de la présence au monde et s’en distingue comme l’incendie de la forêt se sépare de son foyer par sa force et sa beauté qui emportent loin une matière pourtant commune de braises et d’étincelles – comme à certains moments, parmi les êtres humains rencontrés un amour prend forme, ici celui de Marina Tsvetaeva pour Konstantin Rodzévitch, un corps, un visage, une voix désirant aimer et être aimés d’elle, de lui.
S’écrire.
Finir.
Prendre fin de s’écrire.
Recommencer plus loin, ailleurs, pour un autre corps, un autre visage, une autre voix – vers un autre texte.


LETTRE VII

5 octobre 1923, vendredi

mon tout-proche, mon bien-aimé, mon charmant et – plus important, plus tendre – que tout : - mon.
Hier, luttant avec le sommeil, je pensais – vous – jusqu’à ce que la plume me tombe des mains. Et le soir, grimpant par notre sombre chemin le long de tous ces bois. Et la nuit, en me réveillant : j’avais fait un rêve et – soudain : avec toi ! Et maintenant, au matin, en cette heure merveilleuse et lucide.
Tu m’as dit de tels mots, des mots qu’avant toi, jamais je n’avais entendus : grands – parce que simples, c’est l’ultime grandeur, et voilà, malgré tout toi et toute moi – je crois en toi (en moi). – Qu’en adviendra-t-il ?
De petits nuages bleus à la fenêtre : les gens commencent à vivre. Ah, si à l’instant, tu entrais dans la chambre ! Je me précipiterais dans l’armoire (un chapeau !) – mon sac – où sont les clefs ? ne pas oublier les cigarettes ! – À nous la liberté ! Nous irions au Hradcany *, je me sentirais voler, tu me rends telle que je n’ai jamais voulu être : HEUREUSE ! (Ma réplique, autrefois : « Je vaux mieux que ça ! »)
Et nous voilà au Hradcany, le long de ses vieux murs, sous ses vieux arbres, sur ses vieux, vieux pavés – et une telle jeunesse !
(En ce moment, mon doux, tu étudies furieusement, et moi, là, je dois aller au marché. – Grrr. -)
J’attends le 8, je vis du 8 ! Je vois ton sourire qui de-loin-s’insinue. Tout en vous sait s’insinuer : les pas, la voix, le baisemain. Vous vous insinuez dans l’âme. – Voleur ! – « Son baisemain est enchanteur », - ce fut une de mes premières appréciations.
« On m’a déjà dit tout ça ! » - Je sais. « Et on me le dira encore ! » - Je le sais aussi. C’est justement notre Destin, mon cher, - tou(te)s sont si différent(e)s – et toujours le même air. L’écoute cependant diffère. Et ça aussi, c’est notre destin.

Je ne sais pas si je pourrai vous accompagner à la gare lundi. Déjà que je me trahis de la tête aux pieds (de tout le cœur). Mais je sais que je ne cesserai d’y penser, en vous regardant, en vous parlant. – Mon sourire ! (Jamais auparavant, je n’avais aimé de « lèvres souriantes ».)
Mon tendre, ma tête noiraude et maligne.

J’en termine. Je dois aller en ville. Et je ne dois pas vous empêcher d’étudier. J’attends le 8. Venez le plus tôt possible. Après le 8, de nouveau, le même délai : cinq jours ! – Si vous viviez en ville, nous serions toujours ensemble, en dépit de toutes vos et de toutes mes résolutions, ensemble – par toute notre volonté : la vôtre – envers moi, la mienne – envers vous. (La VOLONTÉ, c’est souvent le contraire d’une résolution. Il y a une volonté VOLONTAIRE, c’est-à-dire une violence – peut-être même bonne ! – et notre volonté envers – ne serait-ce que l’existence ! Eh bien voilà, j’ai une volonté envers vous. Au diable - les résolutions !
Mais de toute façon, je vous accompagnerai malgré tout à la gare.
Mon adorable joie !

MT.

Et voici des vers. C’est moi – seule avec moi-même, sans vous. Vous voyez, je ne m’amuse pas beaucoup.

LIEUX NOCTURNES **

Suite naturelle des RAVINS

Pont : plus sombre des lieux ***
Nocturnes. – Bouche à bouche ! –
Faut-il vraiment qu’on pousse
Sa croix en un si mauvais lieu :

Là : dans ce gaz hilarant
De l’œil du quinquet… Sodome tarifé ?
Sur ce lit, où avant nous – chacun ?
Sur ce lit, où pas-à-deux – aucun…

Vacillera le quinquet.
La conscience, qui sait, dormira !
(Mort – plus paisible des lieux
Nocturnes !- Mieux vaut que ces

Enlacements tarifés – l’eau !
Plus lisse que ces draps – l’eau !
S’aimer – le malheur, la lubie !
Là, dans ce bleu transi !

Quand entrer dans des temps
De foi ! – Mains entrelacées !
(Un fleuve pour des corps c’est léger,
Et dormir, que vivre, c’est mieux.)

Amour : trembler jusqu’aux os,
Amour : brûler jusqu’au blanc…
… L’eau – aime les fins ;
Le fleuve – aime les corps.

4 octobre 1923

(Rajout dans la marge)

NB ! « Mieux » ici comme comparatif de « bien ». Dur – plus dur, bien - mieux.

L’AMIE

« Je ne m’en irai pas ! Pas-de-fin ! » Étreinte sur étreinte…
Mais – enflent dans le sein
Des notes, des eaux
Orageuses… L’éternel – sacrement
Sans réplique : « Nous nous quitterons ! »

5 octobre 1923

— Nous verrons bien dans un an. –

MT.

[En travers de la page]

Et un tour avec vous, à la campagne – tant qu’il y a encore quelques feuilles ! On y va, mon petit ami ? J’aimerais m’échapper avec vous. Je me souviens, une fois sur ma pauvre colline pelée qui vous déplaisait tant : « Non, non, M.I., un certain confort est nécessaire : un bon fauteuil, dans lequel il fait bon réfléchir… » Moi : « Et dormir. » Vous : « Oui, et dormir. » Moi : « Après un déjeuner. » Vous : « Après un bon déjeuner bien arrosé. » (Mais là, vous me taquiniez déjà.)
Et les arbres bruissaient, le soir s’avançait, nous marchions côte à côte.

Notes du traducteur :
* Le Hradcany : quartier du château de Prague, au nord de la colline de Petrin et de Smichov.
** Lieux nocturnes, publié sans changement dans Après la Russie. Et L’Amie, publié (quasi) sans changement dans le même recueil.
*** Pont : plus sombre des lieux. Fin septembre 1923, dans Le Chevalier de Prague (poème daté du 27, dans Après la Russie : « Serments, anneaux…/Soit, mais pierre dans l’eau/Combien fûmes-nous/En quatre cents ans ! » et ses variantes :
« Meilleur que miettes/De pain – ce mets/Il me balance, je me jetterai/Belle vengeance ! » ou « Pont qui nous mène/Vers qui nous aime/De lui aussi/Nous emmène. »(Cahiers [Zapisnye knizhki], Ellis Luck, Moscou, 1997.)
À propos de cette statue au pied d’un des piliers du pont Charles, le même jour, elle écrivait à A.Bakhrakh : « J’ai un ami à Prague, un chevalier de pierre qui me ressemble beaucoup. Il se tient sur le pont et garde le fleuve : serments, anneaux, flots, corps » (Lettres [Pis’ma], volume 6 des Œuvres complètes [Sobranie sochineni] de Marina Tsvetaeva en sept volumes, sous la direction d’Anna Saakiants & Lev Mnoukhine, Ellis Luck, Moscou, 1994-1995).
Plus tard, en février 1924, dans les notes préparatoires du Poème de la fin : « Pas ultime. Un pont (pont créant deux mondes. L’autre côté – de la vie). Commencement du pont qui assemble et sépare… À travers le Léthé. La Vlatva léthéenne (Moldau). Jusqu’au milieu. Ici, un éclat de joie : - ‘‘Je suis bien, si bien, si bien… paisible, ta main sur la mienne, je suis tienne, tu es mien.’’ (vivante, revenue dans le royaume des ombres, ou bien morte – dans le royaume des corps ? Corps dans le royaume des ombres ou bien ombre dans le royaume des corps ?) » (Cahiers, op.cit.)


Merci aux éditions Clémence Hiver (BP 133, 30610 Sauve [clemence.hiver/at/wanadoo.fr]) de nous avoir autorisés à reproduire cette lettre.


Images : Lettre XVII du 23 décembre 1923 de Marina Tsvetaeva à Konstantin Rodzévitch.
Portrait de Konstantin Rodzévitch.
Photo de groupe : de gauche à droite, assis, Marina Tsvetaeva, E.I. Eleneva, K. Rodzévitch, Oleg Tourjanski. Debout : Sergueï Efron, N.A. Elenev (Tchécoslovaquie, 1923).
[Tous les copyright : éditions Clémence Hiver.]


Site consacré à Marina Tsvetaeva.
Biobibliographie sur le site Poezibao.
Lire Marina Tsvetaeva, poète de tous les exils, un article de Cécile Guivarch.
Lire des poèmes et d’autres.
Dossier sur le site d’Ombres blanches.

Lire aussi Ma Tsvetaeva de Liliane Giraudon, avec un dessin de Christophe Chemin.

13 juin 2007
T T+

[1Traduit du russe et présenté par Eve Malleret, éditions L’Age d’Homme, 1984.

[2La question concerne aussi bien l’édition et la traduction de cette correspondance, et cet article qui en rend compte. Tandis que je l’écris, j’ouvre, je transporte d’une table à l’autre, je feuillette, je relis Lettres d’exil 1948-1957 d’Ariane Efron et Boris Pasternak, traduit par Simone Luciani (Albin Michel, 1988), Après la Russie de Marina Tsvetaeva, traduit par Bernard Kreise (Payot/Rivages, 1993), Lettres à Anna de Marina Tsvetaeva, traduit par Éveline Amoursky (Éditions des Syrtes, 2003), Marina Tsvetaeva. Comment ça va la vie ? de Linda Lê (Jean-Michel Place, 2002).