Matthieu Guérin | Je m’assois toujours sur ce banc

Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi àdifférents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.

Sébastien Rongier


Matthieu Guérin | Je m’assois toujours sur ce banc



C’est étrange elle n’est pas làaujourd’hui Je crois bien que c’est la première fois que je ne la vois pas Voyez-vous Je viens ici chaque midi pour déjeuner ça me fait une pause un peu d’air Les autres ils déjeunent àleur bureau ou àla cantine mais moi je ne peux pas je n’ai pas envie il faut que je prenne l’air Une pause dans ma journée de travail alors je viens ici sur ce banc avec un sandwich que j’ai acheté àla boulangerie sur le chemin entre le bureau et le parc ou bien je viens avec un déjeuner que j’ai préparé dans une boite une lunch box comme on dit maintenant Les restes du dîner de la veille bien souvent Et je m’assois toujours sur ce banc le même chaque jour tous les midis les habitués du parc le savent ils me le laissent on a chacun le nôtre nos petites habitudes en somme Elle elle se met toujours sur le banc en face du mien de l’autre côté de l’allée on se connaît bien en quelque sorte bien que je ne sache pas son nom ni qui elle est Un signe de tête bonjour au revoir jamais plus on a sa pudeur On ne peut pas non plus raconter sa vie comme ça mais quand même àforce on se connaît bien on remarque les petites manies des autres Je ne vous parle pas des bancs ça c’est normal de garder le même c’est pas une manie c’est juste une habitude qu’on prend et puis c’est pratique Pour un peu on laisserait presque ses affaires d’un jour sur l’autre Non je vous parle des vraies manies Il y en a un sur le banc un peu plus loin dans la même allée j’ai remarqué qu’il avait un repas par jour de semaine toujours dans le même ordre tous les lundi tous les mardis etc moi ça m’ennuierait mais peut-être que c’est par paresse ou alors c’est pour ne pas avoir àréfléchir comme ça ça lui libère la tête pour penser àautre chose mais quand même moi ça m’ennuierait J’ai besoin de me faire des surprises Hop ! parfois j’inverse mes menus d’une semaine àl’autre c’est toujours amusant de découvrir ce qu’on va manger en ouvrant la boîte Enfin je dis ça c’est pour les jours où j’ai préparé un repas et que je n’achète pas de sandwich Ça ne marche pas non plus les jours où je prends les restes de la veille Bref c’est toujours plus amusant que de manger les repas invariablement dans le même ordre Vous ne trouvez pas ? Ça m’ennuie tout de même qu’elle ne soit pas lànormalement elle arrive juste après moi Cinq minutes peut-être j’ai juste eu le temps de m’asseoir et de déballer mon déjeuner et elle arrive depuis le côté opposé au mien Je ne sais pas d’où elle vient non je ne pourrais pas vous dire Et puis je ne connais pas bien ce côté-ci ma pause déjeuner est courte alors je n’ai pas trop le temps de flâner dans le quartier Je pars du bureau je viens jusque-làje m’assois sur mon banc je mange et je repars Un signe de tête aux habitués parce qu’on n’est pas des bêtes tout de même mais jamais plus On a sa pudeur Enfin donc normalement elle devrait déjàêtre làÇa m’ennuie Quand même ça m’ennuie Évidemment on n’est jamais sà»r Je ne viens pas le samedi et le dimanche je n’habite pas le quartier je viens juste pour mon travail je ne la surveille pas il ne faut pas exagérer je ne saurais pas vous dire si elle vient le samedi et le dimanche je ne suis pas làje ne voudrais pas vous mentir D’ailleurs elle a peut-être confondu les jours depuis le temps qu’on se voit elle a vieilli ça fait plusieurs années Je ne saurais pas vous dire exactement mais ça fait plusieurs années c’est sà»r Remarquez si on va dans ce sens moi aussi j’ai vieilli c’est peut-être ma mémoire àmoi qui flanche peut-être que je mélange un peu les jours aussi A force ça se ressemble tout Mais pour les heures ça non surtout pour le déjeuner au bureau on s’est organisé On est réglé comme du papier àmusique pas question de décaler c’est mauvais pour la santé Elle aussi toujours àla même heure elle arrive Et toujours un paquet àdéballer ça me fait une surprise un peu comme si j’avais droit àun cadeau tous les jours sauf que je ne l’emporte pas Parce que ce sont toujours des affaires de femme qu’elle déballe alors voyez-vous qu’est-ce que je pourrais bien en faire moi des affaires de femme Rien Mais j’aime bien la voir déballer elle a l’air heureuse ça me fait plaisir àmoi aussi On sait rien l’un de l’autre mais on se voit tous les jours alors on se connaît bien donc ça me fait plaisir de la voir heureuse de déballer son petit paquet Non je ne sais pas d’où elle le tient Des chaussures un chapeau un sac toujours un truc nouveau Tenez làle sac àmain blanc c’est la première fois que je le vois notez que ça pourrait aussi bien ne pas être àelle Il est làmais pas elle je ne l’ai pas vu de mes yeux le laisser mais comme c’est son pull le bleu qui est posé sur le dossier de son banc alors forcément je me dis que c’est àelle le sac Logique Mais vous avez raison on ne peut pas être sà»r Enfin quand même ça lui ressemble Il faudrait regarder dans le sac plastique s’il y a son déjeuner Elle a toujours du pain et un morceau de fromage qu’elle coupe avec un de ces petits couteau de poche àmanche en bois On serait sà»r comme ça Mais faut pas s’inquiéter elle est peut-être juste aller dire un mot àla banquière Je l’appelle comme ça parce qu’elle est toujours en tailleur et en talon aiguille C’est celle qui s’installe sur le banc àgauche Elles se parlent toujours un peu Il faudrait voir avec elle Elle va revenir c’est sà»r Elle ne serait pas partie sans prendre ses affaires Et puis elle part toujours après moi Du coup je ne saurais pas vous dire àquelle heure exactement Il y a de l’agitation là-bas c’est pas habituel Vous qui venez de ce côté-ci du parc vous savez ce que c’est que ces lumières ? on dirait des gyrophares Les pompiers ou une ambulance peut-être Ils ont dà» ramasser quelqu’un il fait froid en ce moment J’ai entendu dire qu’ils y en a qui dorment dehors dans le quartier Les pauvres Enfin y’a une chose de sà»r c’est que c’est pas quelqu’un du parc on est tous làSauf elle bien sà»r Mais ça peut pas être elle Elle dort pas dehors je le saurais Bon c’est l’heure pour moi je dois retourner travailler Ça m’ennuie tout de même c’est bien la première fois que je ne la vois pas

Matthieu Guérin

On retrouve l’ensemble des contributions ici.

29 janvier 2014
T T+