Alphabet cyrillique, de Jean-Claude Pinson

Alphabet cyrillique, Jean-Claude Pinson, éditions Champ Vallon, 2016, 368 pages, 24 €


Bruno Fern sur remue.




Avant toute chose, il est nécessaire de lire cette longue recension de Tristan Hordé, attentif aux moindres détails comme àson habitude : http://www.sitaudis.fr/Parutions/alphabet-cyrillique-de-jean-claude-pinson.php Je me suis intéressé àcet ouvrage grâce àcette lecture où beaucoup a déjàété dit et c’est pourquoi je vais m’en tenir àquatre compléments :

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sur la méthode : suivant les règles de l’abécédaire, l’auteur cite en exemple pour chacune des lettres de l’alphabet russe quelques mots qui forment les points àpartir desquels chaque étape de ce « grand circuit en Cyrillie  » s’est développée ; évidemment, ce protocole rappelle les grilles d’accords sur lesquelles improvisent les musiciens de jazz, style musical cher àJ.-P. Pinson ; de plus, la variété formelle et thématique des textes rejoint elle aussi celle de « la plus populaire des musiques savantes  », du moins chez certains de ses représentants tel Éric Dolphy, ici évoqué [1], dont les solos mêlaient les influences les plus diverses, de la musique contemporaine aux airs de fanfare. Hétérogénéité explicitement confirmée par des passages qui définissent l’entreprise en cours : « Collage, montage, cut-up et compagnie : la Nature est vraiment une grande artiste moderne. […] Nous autres, on continue àraturer en rouge ce livre-ornithorynque  » ; « un récit de vie, selon Beaudelaire, où des graphomanes de notre espèce ne devraient pas avoir trop de mal àse reconnaître, vu notre propension au baragouin macaronique  ».

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en soulignant la double dimension du livre, àla fois profondément mélancolique (due àla viduité récente et àla vieillesse du personnage central autant que décentré [2], àses espérances politiques perdues, de la révolution d’Octobre jusqu’àl’oligarchie poutinienne, et enfin au pays lui-même : « Déjàla steppe, déjàla forêt, la liesse et la tristesse des grands espaces, la taïga, la toska [3] des marais sans fin.  ») et vivifiant, ces deux lignes étant souvent entrecroisées, notamment par le recours àl’humour : « pour le reste, on veut bien, nous autres, se perdre en Russie, être déboussolés. […] (« Récit de voyage en Sursie  », voilàqui ferait, a estimé Beaudelaire, un très bon titre  »


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en notant les liens avec les autres ouvrages de J.-C. Pinson : tout d’abord àtravers certains personnages proches de ceux déjàprésents dans Fado (avec flocons et fantômes), dont le poète Lermontov, au centre de À Piatigorsk, sur la poésie [4] ; les inévitables allusions au drapeau rouge [5], symbole d’un passé militant où l’on a risqué l’intoxication : « Trop de câlins […] àce drapeau et àsa très nombreuse famille (foulards, maillots, insignes en tous genres…)  » ; les clins d’oeil au livre regroupant plusieurs de ses essais sur la poésie [6] : « Â« Aïe Ivanovitch, grand sentimental et naïf, emporté dans un rêve  » ; cet « appel au poétariat  » qui mentionne un concept forgé par l’auteur, l’invention de soi pour mieux résister àtoutes les formes de normalisation : « Ne faites pas l’autruche, mais l’émeu. Grognez, protestez. Mais surtout, loin des foules, des émeutes et des métropoles, émouvez-vous. Émeuvez-vous, même, si ça vous chante. Tant pis pour la conjugaison.  » ; l’importance accordée aux couleurs [7] : « le russe tout de suite dessine dans la couleur, avec la couleur. […] avant (avant la fin de l’URSS) tout était gris, nous dit-on. Désormais, couleurs allumeuses et néons flashy partout dans les villes russes.  »

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en insistant sur les multiples jeux entre le français et le russe : ainsi, àpropos du mot baleine qui en russe se prononce kit  : « Surtout une baie vitrée pour mieux cadrer le paysage, y voir […] au loin sur la mer sauter très haut les baleines àbosse quand vient le temps des tournois amoureux. […] Et pour le cas où pas (pas de baleines), un téléviseur grand écran pour y passer des films animaliers où baleines quand même. Des kits en boîte, des kits en kit.  » ; ou bien « morose et sonne scié  », titre de l’une des parties, qui renvoie un écho approximatif àla prononciation des mots russes signifiant « gel au sol et soleil  ».


Voici donc un livre aussi disparate que rigoureusement composé qui, de l’océan Atlantique àla mer Noire, de l’enfance (en particulier avec la malicieuse Alice dans l’ex-pays des Soviets) àla fin de vie, du léger au grave, du « vécu très perso  » àl’Histoire trop souvent croisée « avec sa grande hache  » [8], de Pouchkine, Dostoïevski et Mandelstam (Ossip mais également sa compagne, Nadejda Iakolevna) aux Pussy Riot, parvient àtout emporter dans un élan qui reste lucide quant àses limites obligées : « Entre le monde et nous le divorce est toujours là. Hiatus, coupure. Pas d’harmonie, de paisible communauté villageoise. Pas de paix des ménages. […] Voyager en Russie n’aura été qu’un leurre, une illusion (certes belle).  »



Bruno Fern




27 avril 2016
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[1« […] on se propose de mixer la clarinette basse d’Éric Dolphy avec le basson grondeur qui représente le grand-père chez Prokofiev  ».

[2À l’image de sa désignation, « Aïe-et-moi  ».

[3« cette variété de mélancolie qu’on nomme en russe mÐ¾Ñ ÐºÐ° (toska)  »

[4Aux éditions Cécile Defaut, 2008.

[5Drapeau rouge, éditions Champ Vallon, 2008.

[6Sentimentale et naïve, éditions Champ Vallon, 2002.

[7Habiter la couleur suivi de De la mocheté, éditions Cécile Defaut, 2011.

[8W ou le Souvenir d’enfance, Georges Perec.