Double nationalité de Nina Yargekov

Double nationalité, Nina Yargekov, éditions P.O.L [1], aoà»t 2016, un extrait et lecture par l’auteure, sur la page qui lui est consacrée sur le site de l’éditeur

(Nina Yargekov dialoguera avec Chloé Delaume, àl"invitation de Guénaë l Boutouillet, le 17 mars àla Maison de la poésie de Paris, dans le cadre du cycle de rencontres remue.net/scène du Balcon.


Un beau jour de rentrée littéraire 2016, un ami dont je n’ai de cesse d’apprécier la justesse de point de vue en matière de littérature m’a mis dans les pattes ce gros bouquin de 700 pages intitulé « Â Double nationalité  », écrit par une auteure dont je n’avais jamais entendu parler. C’est donc sans préméditation aucune que je suis entrée dans l’univers de Nina Yargekov.

L’histoire, dans les (très) grandes lignes, est la suivante : une jeune femme se réveille dans un aéroport parisien. Amnésique, elle ne se souvient plus : de son nom, de son passé, encore moins de ce qu’elle fiche là. Un peu perdue donc, mais courageuse devant l’adversité, et surtout armée d’un esprit logique àtoute épreuve, elle va se lancer àla recherche de son identité perdue, avec les quelques indices qu’elle a en sa possession : deux passeports trouvés dans ses bagages, l’un français, l’autre yazige (mais de quel pays s’agit-il, au fait, la Yazigie ?) ; ainsi que sa tenue, découverte dans le miroir des toilettes de l’aéroport, et, semble-t-il, beaucoup trop affriolante pour être honnête :

« Â (…) La femme française n’est-elle pas supposée être d’une élégance discrète et raffinée, or la fille qui vous fait face est àla fois vulgaire et excentrique, le diadème en particulier vous perturbe passablement, surtout que vos poignets sont également ceints de bracelets de force, la juxtaposition des deux vous fait l’effet d’un déguisement de princesse guerrière.  »

C’est le point de départ d’un grand roman plein de surprises et de rebondissements, d’inventivité et de situations burlesques, àla croisée du récit introspectif et de l’enquête policière. L’héroïne, si attachante, volontaire, gaffeuse, hilarante, entreprend, àtravers sa propre expérience, de décortiquer le sentiment d’appartenance àun territoire, pour en arriver àdes questions fondamentales : doit-on se revendiquer d’une origine ? Doit-on obligatoirement venir de « Â quelque part  »Â ? Quelles autres perceptions de soi possibles, hormis celle indiquée sur nos papiers d’identité, et en quoi le fait de se poser la question est potentiellement perturbant/libératoire ?

« Â Les papas et les mamans immigrés fabriqueraient des bébés immigrés, ou immigrafons, lesquels deviendraient ensuite, par la force des choses, des immigrés adultes, mais un peu décolorés, un peu moins métèques, d’où la précision de deuxième génération. Non. Vous protestez vivement. (...) Et puis les exilés ça va bien deux minutes, les psychiatres sont fascinés par leurs traumatismes, les sociologues leur consacrent une brassée de colloques, les municipalités les célèbrent ils ont été si héroïques, les écrivains les mettent en scène leur douleur est tellement esthétique, il n’y en a que pour l’exil et le déracinement, il y en a marre de l’exil, on s’en fout de l’exil, le sujet a été épuisé qu’on passe àautre chose maintenant, au hasard àla situation des victimes collatérales, des enfants de l’ombre qui se sont retrouvés àgrandir dans une bulle culturelle minoritaire, qui se sont tapé les hululements nostalgiques de leurs parents, qui une fois adultes sont pris en étau contraints de choisir entre l’os et le sol (…), alors qu’ils sont absolument innocents, n’ont rien fait rien demandé pas bougé, on les a balancés sur une terre étrangère avec des racines étrangères sur les bras. Enfin sous les pieds.  »

La force de Nina Yargekov réside dans l’effet de comique et de décalage permanents qu’elle parvient àextraire de toutes ces questions pourtant ô combien graves et sérieuses, àl’origine de tant de guerres et de conflits. Sa force est celle de la naïveté, de l’idiotie, de l’absurde, du jeu des langues et de l’écriture. Et d’écriture, de langues et de jubilation il en est beaucoup question : la narratrice, de par sa double nationalité, se découvre être une traductrice-interprète parfaitement bilingue, et éprouve par cette occasion la griserie de passer d’une langue àune autre avec fluidité, assurance et rapidité, telle une sportive de haut niveau :

« Â En vous il y a comme deux canaux, deux stations, vous écoutez et parlez en même temps, avec juste un léger décalage entre les deux, ça entre ça sort ça entre ça sort dans un double flux, les langues vous traversent et vous surfez sur les langues, (…) vous êtes une onde, c’est de la pure glisse, le pur bonheur de la glisse, des moments de conforts entrecoupés de vagues, vous parlez parlez puis àl’horizon apparaît un passage difficile, une tournure inhabituelle, un terme ambigu qui renvoie àune réalité inexistante dans l’autre pays, grâce au décalage entre les deux canaux vous avez quelques secondes pour vous en sortir, la vague se rapproche, comment allez-vous faire, il faut vous décider, et hop, une solution de dernière minute, et de nouveau la glisse tranquille jusqu’àla prochaine vague. (…) vous avez l’impression d’être née pour cela, pour cette glisse discursive, pour cette chevauchée des langues, vous adorez, vous en voulez toujours plus, encore encore fendre l’air, encore encore la vitesse et les obstacles, encore encore la course folle sur la route lisse et instable, si bien que vous regrettez les pauses et les temps morts, vous mourez d’impatience et d’ennui, vous avez hâte de replonger dans le tourbillon.  »

L’enthousiasme presque enfantin que ressent la narratrice àl’idée de maîtriser plusieurs langues, son émerveillement de pouvoir jouer avec elles comme on jouerait àla course automobile, au surf ou àsaute-mouton : fébrilement, frénétiquement, et surtout, en se marrant comme un beau diable ; cet enthousiasme lié au jeu, àl’apprentissage et la connaissance, est délicieusement communicatif. Peu de fois comme celle-ci j’ai eu le sentiment d’en apprendre autant sur le monde qui m’entoure, sur les langues et les identités qui le constituent, tout en riant àgorge déployée, tout en me régalant d’un humour qui jamais ne se pose en surplomb, qui jamais ne se moque de qui que ce soit (ou alors gentiment), et qui, surtout, fait passer tant de messages l’air de rien, sans présomption ni fatuité aucunes. Bref, j’ai eu le sentiment que ce livre faisait partie de ceux qui rendent un tout petit peu plus humain(e). Pour tout cela j’ai envie de remercier solennellement Nina Yargekov, ses 700 pages de pur plaisir, son héroïne gaffeuse et hilarante, ainsi que l’ami dont je parlais plus haut et qui m’a mis tout cela dans les pattes, un beau jour, sans aucun doute ensoleillé, de rentrée littéraire.

Agnès Borget


23 novembre 2016