L’intervention poétique (article critique), par Emmanuèle Jawad

A propos de Frères numains de Florence Pazzottu, Lecture de 5 faits d’actualité par un septuagénaire bien sonné de Julien Blaine et Extraits des nasses de Justin Delareux parus aux Editions Al Dante (fin 2016).Un entretien croisé également sur ces livres avec Bernard Noël, Florence Pazzottu, Jean-Marie Gleize, Julien Blaine et Justin Delareux. Entretien première partie et Entretien seconde partie

« Le premier son du soulèvement c’est un cri. Et puis c’est un mot. C’est le mot « Non ». Et du coup les gens qui sont à l’avant-garde de cela, ce sont les poètes. Parce que ce sont les poètes qui transforment notre langage usuel. » George Didi-Huberman, présentation vidéo de l’exposition « Soulèvements » (Jeu de Paume, Paris, 18/10/2016 – 15/01/2017)

Une expérience de lecture qui reste aussi une « leçon politique » telle est l’approche de Bernard Noël du livre Frères numains (discours aux classes intermédiaires) de Florence Pazzottu. Un livre poétique et politique à partir d’une sélection de faits composée par Julien Blaine dans Lecture de 5 faits d’actualité par un septuagénaire bien sonné. Dans la préface cette fois de Extrait des nasses de Justin Delareux paru également aux éditions Al Dante, Jean-Marie Gleize évoque la « conclusion politique » du livre. La « poésie brutale » telle que la définit Jean-Marie Gleize serait-elle donc celle qui, s’exerçant le plus souvent dans une radicalité formelle, se trouve en prise directe et éminemment critique avec le monde dans lequel nous vivons ?
La question de l’intervention poétique dans le champ politique et des textes poétiques envisagés comme outils de pensée politique se rapporte à ces trois livres publiés quasi simultanément en 2016 par les éditions Al Dante, et traverse les générations d’auteurs : Bernard Noël, Florence Pazzottu, Julien Blaine, Jean-Marie Gleize, Justin Delareux.
« La politique a au moins le mérite de désigner une activité. Le politique, lui, se donne comme objet l’instance de la vie commune (…) Penser la politique, c’est en effet penser la nature et les actes de son sujet spécifique, au lieu de les déduire d’une théorie générale du sujet qui toujours les ramène vers la question du sujet du pouvoir » (Jacques Rancière, Aux bords du politique).
Dans une mise en rapport étroite entre texte et document iconographique, Julien Blaine effectue dans Lecture de 5 faits d’actualité par un septuagénaire bien sonné une suite sélective de faits emblématiques dont la pensée critique est inhérente. 5 faits : l’attentat à Charlie Hebdo sous le titre « Les Vénérables & Charlie », une deuxième section qui concerne « Rosetta » une mission spatiale, une troisième intitulée Ode à Hillary sous forme de discours, une revue de presse pour la quatrième section dans laquelle le document et les éléments typographiques occupent une place prépondérante, une dernière section qui concerne la Jungle de Calais La giungla. La critique déborde néanmoins de ces 5 faits et évoque plus largement la situation sociale et politique actuelle et les références ainsi que les prolongements sont multiples. Qu’il s’agisse de "cabanes"dans l’œuvre de Jean-Marie Gleize, de "terrier" écrit par celui-ci dans la préface du livre Extrait des nasses de Justin Delareux, des « bases de résistance » se construisent pour penser et agir sur un monde, dans la proposition d’une « alter-politique ». Le sous-titre que porte Frères numains de Florence Pazzottu (discours aux classes intermédiaires) semble convoquer une catégorie sociale (un livre de Nathalie Quintane publié également cette même année 2016 portant le titre cette fois de Que faire des classes moyennes ?) et se réfère d’emblée à ce qui pourrait être également d’un domaine sociologique. Alain Badiou évoque l’idée d’un accueil de l’altérité dans le poème qu’il explique ainsi dans le documentaire réalisé par Florence Pazzottu La Place du sujet : « il faut être dans l’accueil de l’altérité en tant que telle, cela d’une certaine façon le poème en est chargé parce qu’il a toujours cherché dans la langue sa ressource immanente d’altérité. Il a toujours cherché à ce que la langue ne parle pas le dialecte commercial précisément. » La marchandisation à outrance, les profits, l’exploitation du travail humain dénoncés par Bernard Noël dans la postface du livre de Florence Pazzottu rejoignent les murs, les camps « au nom de notre sécurité », le contrôle exercé « au nom de la liberté », l’état d’urgence et l’ensemble des marquages de la société actuelle (2016 étant également le titre ouvrant le volume Extrait des nasses) que Frères numains convoque dans un rythme verbal où les faits dénoncés sont souvent mis en rapport avec leurs stéréotypes pour mieux les détourner, opérer ainsi le travail critique et le démantèlement des idées reçues. « Depuis soixante-cinq ans des prises de conscience contradictoires m’auto-détruisent » explique Bernard Noël dans la postface de Frères numains. La question du pouvoir dans son rapport à un contre-pouvoir et plus spécifiquement de l’existence d’un contre-pouvoir qui en resterait un durablement se déplace aujourd’hui au profit de l’ « effacement de cette illusion » et d’un pouvoir qui ne cesse de s’exercer. Que Frères numains se rapporte dans sa forme à une lettre, un appel, un manifeste ou conjointement encore à l’ensemble de ces formes selon l’angle d’approche, les propositions assertives qui s’insèrent dans le texte ne se font que dans le travail soutenu de la langue avec la mise en place de procédés de détournements, de jeux homophoniques, d’expressions reprises avec déplacement des significations intervenant dans le champ critique. Lecture de 5 faits d’actualité par un septuagénaire bien sonné de Julien Blaine s’apparente quant à lui à un journal resserré sur un choix de faits concernant l’année 2015 et par anticipation parfois sur l’année suivante (un clin d’œil ainsi par anticipation au résultat de l’élection américaine en fin de chapitre 2). La pensée critique s’élabore non sans humour, avec virulence. La troisième section du livre « Hillary, Huma & Victoria » qui est une critique acerbe de la politique américaine permet également une réflexion critique sur la politique française (« Et on a, nous aussi, des Républicains made in France in Sarkozy Land »). Le traitement critique des faits s’opère dans la mise en place de procédés relevant aussi bien de la liste, de l’injonction (« fermez Guantanamo !) », du conte détourné (La giungla), de la lettre (à Julien Coupat), et du document iconographique qui reste très abondant et dont la présence relève à elle seule du geste critique et politique (ainsi la photographie des Femen sur une double page).
Dans la préface du livre de Justin Delareux Extrait des nasses, la fragmentation et le travail de manipulation des énoncés se produisent jusqu’à « pulvérisation du sens » écrit Jean-Marie Gleize. Dans sa polysémie, la nasse qu’évoque le titre se rapporte à un réel coercitif et conjointement au travail d’écriture, rendant possible, dans son extraction, l’agencement des énoncés. Elle est métaphoriquement machine à écrire et « outil de guerre ». Elle est le lieu d’où l’on doit s’extraire doublement, pour le travail littéraire mais également parce qu’elle est lieu de capture, « technique d’intervention (…) terreur, dissociation » en prise avec l’Etat et sa police. Mots projectiles à situer sans doute dans un contexte de « réalisme brutal » où l’on se doit de produire une « poésie brutale » ou encore un texte « non monument » tel que le revendique Jean-Marie Gleize. Cela dans la poursuite de « l’obscurité plate du langage » écrit Julien Delareux en référence sur le plan formel à ce que pourraient être la littéralité ainsi que l’illisibilité propre à l’écriture littéraire.

La réalité politique dans sa violence traverse ainsi les trois livres publiés aux éditions Al Dante et que se réapproprient cinq générations d’auteurs dans un espace textuel et critique : Génération 68 avec Jean-Marie Gleize, Julien Blaine, Bernard Noël, post-68 avec Florence Pazzottu et Justin Delareux né à la fin des années 80.

« Pour passer inaperçu je me déguise en homme libre » écrit Justin Delareux. L’Etat sous ses formes coercitives marque voire occupe les trois livres. L’usine est aussi un des motifs présent dans le livre de Justin Delareux et le terme même d’usine dans son association à la littérature (« Nous visitons les lieux vides des usines. La littérature. » p.41) en résonance avec L’Excès-l’usine de Leslie Kaplan. Des échos, des échanges avec la pensée critique de Jean-Marie Gleize s’opèrent (jusqu’aux propositions, ainsi "Nous faisons pousser des ronces" dans le livre Extrait des nasses) et de Bernard Noël (dans l’évocation du concept de Sensure, dans Frères numains). Les écarts générationnels font ainsi liens, échanges plutôt que ruptures dans la pensée critique, les auteurs en prise avec les mêmes réalités sociales et politiques, dans une démarche commune de résistances et de luttes collectives.

24 février 2017
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