Le Temps des immortelles

Roman de Karsten Dümmel


C’est une redoutable immersion dans le monde glacé et glaçant de l’ex-RDA que nous propose Karsten Dümmel dans ce nouveau roman. L’auteur sait de quoi il parle. Il a , àl’époque, été l’un des prisonniers politiques rachetés par l’Allemagne de l’Ouest. Ce qu’il décrit ici, c’est l’entreprise de déstabilisation mise en Å“uvre par la police politique (la Stasi) àl’encontre d’un individu jugé hostile, rebelle, déviant. C’est ce qui arrive àArno K., qui habite àBerlin-Est, dans les années soixante-dix. Il travaille àl’usine. Écrit poèmes et nouvelles. Qui ne peuvent être publiés qu’après lecture attentive par la censure qui y trouve, presque toujours, matière àexercer une surveillance accrue de l’auteur en question.

« Â D’après les données opérationnelles, le sujet de processus avait montré dès 1968 un comportement hostile et négatif par son positionnement négatif en relation avec les mesures prises par les États membres du Pacte de Varsovie en U.R.S.S.  »

La façon de « Â désintégrer  » celui que la Stasi appelle le sujet ou la cible est particulièrement efficace. Les revues qui reçoivent ses textes doivent lui répondre que ceux-ci sont médiocres. Ses voisins et ses amis sont priés de s’éloigner de lui et de l’isoler le plus possible. Il est assigné àrésidence et àun travail obligatoire. Ses courriers sont contrôlés. Sa ligne téléphonique est sur écoute. Sa petite amie (fille d’un attaché militaire Français) recevra un certain nombre de lettres, venant de différentes sources, annonçant que « Â le dit sujet est un espion et un traître  ». On adressera également plusieurs missives au père de celle-ci. L’objectif est de sortir Arno K. de la société, de l’inciter àlâcher prise, de l’anesthésier, de le rendre inoffensif, de le tuer àpetit feu, voire de le pousser au suicide.

Ce sont les étapes successives de cette lente et insidieuse procédure policière que met àjour Karsten Dümmel. Il le fait en adoptant une forme narrative a minima, qui joue sur différentes strates, détachant une àune les principales pièces du funeste puzzle. S’y intercalent les souvenirs plutôt agréables d’Arno chez sa grand-mère, son présent plus que compliqué, des extraits du journal qu’il tenait (et qu’il finira par brà»ler) et la quête, bien des années plus tard, d’une jeune fille qui traverse la France pour se rendre en Allemagne dans l’espoir de retrouver quelques traces d’un père qu’elle n’a jamais vu et qui ne l’a jamais vue non plus.

« Â Me gagne la peur de découvrir un parfait inconnu dans tous ces cartons de documents jaunis – trois mille cinq cents pages. De ne rien comprendre de sa vie – loin de nous, de ma mère et de moi, autrefois, àcette époque, dans cet autre monde.  »

L’ensemble est entrecoupé des divers procès verbaux établis par les membres de la Stasi.

« Â Les mesures de désintégration que nous avons engagé ont permis d’atteindre un haut niveau de déstabilisation qui a débouché sur l’internement de l’objet àla clinique neuropsychiatrique de Stadtroda.  »

Tout, dans ce roman où l’issue ne peut être que fatale, est dit de façon lapidaire, avec précision, sans jamais s’appesantir, àcoups de séquences ciselées, axées autour de trois périodes différentes (hier, aujourd’hui, demain) dans une tension permanente et saisissante.


Karsten Dümmel : Le Temps des immortelles, traduit par Martine Rémon, Quidam éditeur.

18 mars 2017
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