À dos de Dieu

Roman de Marcel Moreau


On le remarque assez vite avec ses bras en battoirs, son torse de corsaire et ses cheveux qui tombent dans sa bouche. Il s’enfonce dans la foule. Tout en lui est mouvement. Un tambour résonne dans sa tête. Cela le propulse au loin, lui procure rythme endiablé et cadence infernale. Ça lui remue les tripes, lui gratte le cerveau, attise son incroyable vitalité. Cet homme véloce, assoiffé, habitué àsurvivre en terrain miné et àbalancer àcoups de pieds ou de poings les poubelles qui débordent dans les rues de la ville, s’appelle Beffroi. Il a jailli un beau jour dans la vie de l’écrivain (qui venait de le surprendre en train de vomir sur un tas d’ordures) et est instantanément entré dans son roman.

« Â Beffroi, ce n’avait jamais été pour moi, àproprement parler, l’image d’un clocher, mais une BEte semant l’eFFROI, quelque chose d’aussi peu mobile que possible.  »

Il y a du monstre en lui, des pulsions de mort qu’il tempère en s’adonnant àl’alcool, au sexe, àla violence. Armé d’un simple canif, il peut faire mal, surtout quand il est coincé dans un bureau (au milieu de « Â codétenus  » qui ont l’air d’accepter leur sort) ou dans une rame de métro surchargée. Tout ce qui l’empêche de se mouvoir librement le contrarie. Il fonce. Dit qu’il se déplace « Â Ã dos de Dieu  ». Envoie valdinguer les bonnes manières et s’amuse àfaire sauter les uns après les autres les verrous du prêt-à-penser. Il est né avec ce besoin de ruer dans les brancards. L’année 1968 a amplifié sa fièvre. Depuis, il vit tel un volcan en éruption. Il possède un cri de guerre (« Â ahon  ») qu’il martèle avec force. Il se prend parfois pour un train. Ceux qui, dans ces moments extrêmes, le croisent, doivent s’écarter pour éviter la collision. Enfant déjà, sa grand-mère avait peur de lui. Elle se réfugiait àl’étage quand il déboulait.

« Â La ville ne cesse de le frapper au ventre, au sexe, parfois dans la nuque avec une violence rare. Il rend coup pour coup. Les foules brusquent sa solitude, l’illuminent. Au fur et àmesure qu’il découvre la cité, il s’aperçoit qu’elle craquelle de toutes parts. Les rues s’encastrent les unes dans les autres. Les commerçants ont l’air figé sur le seuil des boutiques.  »

Beffroi bat le pavé en compagnie de Laure. Il l’a rencontrée dans la prison-bureau d’où ils se sont extraits en abandonnant le directeur inconscient sur le parquet. Ils font route ensemble. Ils circulent en s’approchant des éboueurs et des étudiants qui semblent vouloir s’allier. Un parfum d’insurrection flotte sur la cité. Un beau désordre se prépare. Il y a des grèves, des rassemblements spontanés, des émeutes. Cela les transcende. Ils accélèrent l’allure. Vident des bouteilles. S’aiment contre un mur. Lacèrent des affiches. Fouillent dans les poubelles qui s’amoncellent. En chemin, tombent même sur Moreau, l’écrivain qui, préparant un livre sur "la permanence et la cohérence de l’ordure", a permis àBeffroi de devenir ce qu’il est.

« Â Je vais t’apprendre comment on écrit un livre, hurle Moreau, tandis que Laure le branle, au grand dam de quelque chose comme brejnev, pinochet et m.l.f réunis. et Beffroi de foncer dans Moreau, mais ce n’est pas une mince affaire ahon. il faut voir ça ahon. ces tripes ahon. cette chair ahon. toute cette chair déglinguée, des traces de déflagration, des lésions, des désordres, des commencements de ruine, des maquis de palpitations, des lieux comme des tranchées, des bruits de combat sans issue.  »

En préambule àce roman, publié une première fois en 1980 (éditions Luneau-Ascot), Marcel Moreau dit ce qu’il pense du personnage monstrueux et singulier qu’il avait alors conçu et mis en scène.

« Â Beffroi (est) le seul de tous ceux que j’ai créés qui ne m’inspire qu’une joie paternelle, une bienveillance d’auteur tout aléatoires. Je lui ai donné une vie qu’il m’a rendue en malaise  »

Ses fulgurances, sa formidable énergie et sa personnalité singulière trouvent effectivement un terrain àleur convenance dans l’œuvre hors-norme de Marcel Moreau. Celui-ci laisse l’animal fou galoper au gré de ses impulsions tout en tenant les rênes avec souplesse. Porté par un souffle sonore et puissant, son texte embrase et embarque. Il vibre, gonfle, gicle, halète, bégaie, éructe, tangue, secoué par un mélange de révolte, de passion et d’ivresse. Il est habité par un phrasé vertigineux. Celui, unique, que Moreau propage avec la même ardeur, d’un texte l’autre, de la fiction àla non-fiction, depuis la parution de Quintes, son premier livre, en 1962.

« Â Sur son banc, l’auteur a le regard fixe, il cuve après la noire ivresse. Il est bien seul avec les derniers échos du long cri qu’il vient de pousser. Avec ses plaies, ses misères, ses brà»lures. Il ne crée rien qui ne laisse de traces. Jamais il n’en est quitte àbon compte. Derrière les actes les plus fous de l’histoire individuelle ou collective, il sait qu’il y a toujours un vocable, une combinaison verbale, une rumeur. C’est vers ce feu central des mots qu’il se dirige.  »

Qu’une collection nommée Les Indociles débute par un tel texte est plutôt de bon augure.


Marcel Moreau : À dos de Dieu ou l’ordure lyrique, Quidam éditeur, collection Les Indociles.

30 octobre 2018
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