Mathieu Simonet | Journal de résidence

Tout a commencé il y a un peu plus dix ans, avec un projet qui n’a pas abouti. J’avais décidé d’écrire une « autobiographie par parties du corps ». Le premier chapitre racontait tous mes souvenirs, en lien avec mes cheveux, de l’enfance à aujourd’hui ; le deuxième chapitre évoquait mon front, le troisième, mon nez, etc. Tout y passait (le cou, les épaules, le sexe, les genoux,...). J’avais décomposé mon manuscrit en 70 micro-chapitres ; son titre était « Le Nombril » ; je l’avais notamment envoyé à Dominique Fernandez aux éditions Grasset qui m’avait soutenu devant le comité de lecture, mais sans succès. C’était en 2005.

Il y a deux ans, on m’a proposé d’intervenir dans un lycée à Noisy-le-Sec. J’ai rencontré des élèves de seconde ; et j’ai tenté de dupliquer cette expérience du « Nombril » : je leur ai demandé de m’écrire des textes autobiographiques sur des parties de leur corps ; le résultat m’a touché. Au printemps, une quinzaine d’élèves se sont alignés sur une scène de l’hôtel de Massa à la Société des gens de lettres. Le premier a lu un texte sur ses cheveux, le deuxième un texte sur ses yeux, etc. jusqu’aux pieds. Ils ont été applaudis avec enthousiasme. Il y avait du rythme dans leurs phrases, une écoute dans leurs enchaînements. Ils étaient fiers, et ils avaient raison. Une femme élégante est venue vers moi à la fin de cette représentation. Violaine, qui dirigeait à l’époque le master de création littéraire de Cergy : elle me proposait d’animer un atelier d’écriture à l’université, ce que j’ai fait. Avec plaisir. Ce projet n’avait rien à voir avec le « Nombril » : les étudiants ont écrit sur d’autres sujets, mais ça y est, j’avais un pied au sein de cette formation atypique où on apprend aux élèves à être autant créatifs (à devenir écrivain) que professionnels (à s’ancrer dans les métiers de l’écriture). Cette année-là, j’ai expérimenté beaucoup de choses. Je me suis planté en partie. Je n’aime l’enseignement que quand je risque quelque chose. Il y a aussi eu des pépites. Je propose toujours trop de choses. Je change les règles ; je perds mes étudiants, je me perds moi-même. Puis nous retombons sur nos pieds. Plus ou moins. A l’époque, j’étais artiste-chercheur associé aux Ateliers Médicis. Les étudiants sont venus sur place, à Clichy-sous-Bois. Ils y ont lu leurs textes. Ils étaient debout, dispersés dans une salle. Je crois que certains n’ont pas aimé cet exercice ; moi j’étais fier d’eux. Je garde le souvenir d’un risque de catastrophe. Une élève qui ne retrouvait plus son téléphone portable. Il avait glissé sur la voie, à la station RER Le Raincy. Le temps que je réagisse, il était déjà trop tard. Elle avait sauté pour le récupérer. J’aurais peut-être fait la même chose. Il n’y a pas eu d’accident. Mais toute la journée, et des semaines plus tard, et aujourd’hui encore, j’y pense avec une pointe de frayeur. Que ce serait-il passé si un train était arrivé ?

Je devais noter les étudiants : c’est un exercice que je n’aime pas. L’écriture ne se juge pas. Elle se confronte à des lecteurs injustes. L’écriture est un malentendu ; les notes ne peuvent que donner de l’écho à ce malentendu. Mais je n’avais pas le choix. J’ai proposé de minorer l’impact de ma subjectivité : je suis allé dans une classe de seconde du lycée Alfred Nobel à Clichy-sous-Bois ; j’ai expliqué aux adolescents qu’ils allaient lire des textes d’étudiants du master de création littéraire et qu’ils allaient les noter (« Mais nous en savons moins qu’eux ! » « Ce n’est pas vrai, et surtout ce n’est pas un problème. ») La moyenne de vos notes aura la même importance que la note que je leur attribuerai, ai-je ajouté. Et c’était fascinant. Les élèves se sont déchaînés. Ils avaient des avis sur chaque texte. Des avis tranchants. Ils détestaient ou encensaient les phrases de leurs aînés. Aucun n’était d’accord avec son camarade. Ces notes allaient de 0 à 20. Après avoir calculé leurs moyennes, j’ai découvert que la note de la classe correspondait souvent à celle que j’avais prévue. On retombait sur nos pieds. Je trouvais ça magique.

Un jour, en revenant à Paris en RER, Violaine et Anne-Marie (qui codirige le master avec elle - je me trompe peut-être sur la hiérarchie) m’ont demandé si je voulais entrer en « résidence » à l’université. J’ai cogité. On a abordé divers sujets. Elles m’ont parlé de ces étudiants qui abandonnent les cours après la première année. J’avais envie de travailler sur eux. Ces étudiants fantômes qui quittent la fac. Mon projet se serait appelé « la part manquante » (Les étudiants du master de création littéraire auraient été invités à partir à leur recherche - ces hommes et ces femmes qui décrochent, pour raisons financières, personnelles, amoureuses, etc.). L’idée a avorté ; elle se heurtait au réel : dans un café du centre de Paris (au 1er étage du Père Fouettard), on a brainstormé tous les trois pour trouver un thème alternatif. Violaine et Anne-Marie avaient une idée à me soumettre. Deux idées. Pourquoi ne pas travailler sur la « géographie des émotions » ? Je ne savais pas ce que ça voulait dire. Violaine m’a expliqué : quelques jours plus tôt, elle avait discuté avec un enseignant du département de géographie. En gros, la « géographie des émotions », c’est une discipline qui tente d’associer des émotions à des lieux : les parkings sont associés à la peur, certains monuments sont associés à la nostalgie, certains bois au désir, etc. Pourquoi tel lieu peut-il être associé à une émotion ? Soudain, je percevais le potentiel romanesque et symbolique de ce projet. « En plus, m’expliquaient-elles, ton travail est en partie ancré dans la géographie des émotions ». Je n’y avais jamais pensé, mais effectivement depuis plusieurs années, j’organise des « balades créatives » au cours desquelles des habitants sont invités à raconter une histoire personnelle et "géolocalisée" (à l’endroit précis où elle a eu lieu - ce qui donne à l’histoire une dimension supplémentaire, comme si elle devenait un hologramme).

« Et enfin, m’expliquait Anne-Marie, il pourrait être intéressant de proposer aux étudiants de créer un dispositif d’autobiographie collective à ta place ! »

Depuis des années, j’explique que mon écriture s’ancre sur deux piliers : l’écriture « classique » (écrire un roman par exemple) et mes « dispositifs » (faire écrire les autres à partir d’un projet symbolique et collaboratif), ce qui constitue pour moi une forme d’écriture. J’ai par exemple proposé à des détenus de la maison d’arrêt de Villepinte d’écrire les rêves qu’ils font pendant la nuit pour les lire à l’extérieur ; invité des élèves de deux établissements scolaires situés à 500 kilomètres l’un de l’autre à s’échanger leurs secrets ; organisé des "Bals du silence" et des "Matchs de rêveurs", etc. « Ne pourrait-on pas imaginer, m’expliquait Anne-Marie, que les étudiants apprennent eux aussi à devenir des « écrivains de dispositifs » ? »

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Photo : Journal en 3 dimensions de 4 mètres de hauteur. Projet conçu avec l’artiste Malte Martin - Les Ateliers Médicis de Clichy-sous-Bois / Montfermeil, 2017

9 décembre 2018
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