« tenir le pas gagné »

Mardi 11 janvier 2005. A la sortie de Paris, le rouge chapiteau du cirque a disparu, il a pris la strada.

D’un voyage en train où on ne notera que la couleur rouge : les portières d’un train de banlieue, les toits d’une citerne, des balises, la publicité pour une agence immobilière, un immeuble de bureaux, le canapé sur une affiche, le distributeur de boissons sur le quai de la gare de Noisy (le temps qu’on écrit, des choses rouges qu’on ne voit pas), le maillot d’un cycliste, le tag ARNAK, une voiture, le néon du Café de Paris, le panneau Passage interdit, les flammes d’un feu sur une voie en travaux, un anorak sur le quai de la gare de Gournay, le losange de l’enseigne d’un tabac, les sections rouges d’un passage à niveau, un pantalon de jogging sur le quai de la gare de Chelles, un tuyau abandonné, la coque d’une péniche, le support d’Esso, les trois lignes au néon d’un restaurant chinois (inventorier est-ce penser ?), moins il y a de présence humaine moins il y a de rouge (en hiver), une voiture dessinée sur un panneau d’interdiction, un tractopelle plutôt orange que rouge, quand j’étais en Norvège il me semblait croiser sans cesse dans les rues la silhouette d’Edvard Munch, depuis que je vais à Charleville-Mézières c’est celle d’Arthur Rimbaud, présentement il voyage dans ce wagon, il porte une casquette rouge, il lit un journal gratuit, il a un sac à dos, une carte Jeunes (qu’est-ce qui déclenche la transformation d’un inventaire en une histoire ? de quoi le temps profite-t-il pour intervenir ? qu’est-ce qu’un inventaire en contact avec le temps ?), la cabine d’un camion sur la nationale, un toboggan dans le jardin d’une maison, la maison rouge de Mohon.

Aujourd’hui, pour commencer l’atelier, Yamina, Latifa et Delphine lisent à voix haute les textes qu’elles ont écrits la semaine précédente.
« Le buffet »(Les Cahiers de Douai). Je le lis une fois entièrement. On explique quelques mots, sculpté, médaillons, flétries, et chacun lit une strophe (je dis : un paragraphe) à tour de rôle. On le lit donc quatre fois, le dernier lecteur lit les deux derniers paragraphes, les mots entrent peu à peu dans les bouches et les oreilles. Rimbaud l’a écrit en octobre 1870, il avait seize ans, il partait de Charleville pour la troisième fois, vers Fumay, Vireux, Givet, Charleroi, Bruxelles, Douai. Dans le poème on remarque de « vieilles vieilleries » et « conter tes contes ». Le passage au [tu] dans la dernière « strophe » est difficilement compris par certains. Le mot « griffon » dispose autour de lui une source d’images : animal fabuleux ; chien au poil ras ; vautour fauve ; point d’émergence d’une source. Griffonner, écrire comme un griffon.

Voici le texte écrit par Hacène. L’enchaînement des mots en est à la fois inattendu et tout à coup inéluctable. Sa lecture a provoqué dans la salle où nous travaillons un silence absolu qui s’est prolongé quelques secondes après la fin :

Fumay

Dans Fumay il y a des gens
Dans ces gens il y a de la gentillesse
Dans cette gentillesse il y a de l’amour
Dans l’amour il y a deux
Dans deux il y a un couple
Dans ce couple il y a un mariage
Dans ce mariage il y a unis pour la vie
Dans unis pour la vie il y a un enfant
Dans cet enfant il y a du bonheur
Dans ce bonheur il y a de la joie
Dans cette joie il y a une maison
Dans cette maison il y a l’achat
Dans cet achat il y a un crédit
Dans ce crédit il y a la banque
Dans cette banque il y a l’argent
Dans cet argent il y a le travail
Dans ce travail il y a une embauche
Dans cette embauche il y a un contrat
Dans ce contrat il y a une promesse
Dans cette promesse il y a la vie
Dans cette vie il y a la fin
Et dans cette fin il y a la mort

Les deux textes qui suivent ont été écrits par Vincent, l’un avant l’atelier et qu’il a apporté, l’autre pendant. Ils racontent des promenades, je les dédie ici à Robert Walser :

La neige

Un matin d’hiver, un homme se lève. Il ouvre ses volets et voit un tapis blanc qui recouvre le sol.
Le ciel est aussi très gris, rempli de cristaux de neige qui tombent, qui tombent.
Cet homme voit des enfants qui jouent dans la neige.
Ils s’envoient des boules de neige.
Des enfants sont en train de construire un bonhomme de neige, ils mettent une carotte pour faire le nez et des branches pour les bras.
Il tombe des milliers de flocons.
L’homme part au travail mais la route est très enneigée et pas dégagée, alors il glisse.
Il se croit sur une piste de rallye.
Il continue son chemin, il croise des camions orange, équipés de lames et de bennes remplies de sel.
Puis il arrive au travail.

Au cœur de la forêt

Un jour je me promène au cœur de la forêt, on entend les oiseaux chanter.
Il y a des arbres et des feuilles mortes aux arbres.
Je croise un bûcheron en train d’abattre un arbre.
Et je m’arrête pour le regarder le cœur ouvert.
Il finit de tronçonner, il commence à me parler et je lui pose deux trois questions sur son métier.
Il commence à me raconter son métier, il me dit comment il fait pour tronçonner.
Je repars et un peu plus loin je rencontre un sylviculteur qui élague des arbres avec une scie et je m’arrête aussi.
Il me parle de son métier, il nettoie les plantations pour aérer les arbres.
Je continue mon chemin et je rencontre un débardeur sur son cheval et je m’arrête, il me parle de son métier et de ses outils.
Je redescends au village, je m’arrête chez un ami.
Ah quelle promenade !

Fresque à la craie
Jérémy, un des fresquistes, à ses côtés Vincent

L’atelier d’écriture prend fin, il fait encore jour.

Bibliographie géographiquement rimbaldienne :
Notes sur Avoir seize ans dans les Ardennes, étude publiée en 1992 par Jean-François Gossiaux aux éditions du C.T.H.S. (Comité des travaux historiques et scientifiques). La quatrième page de couverture commence ainsi : « Vouée depuis des générations à l’industrie métallurgique, la Vallée de la Meuse, dans les Ardennes, est l’une de ces régions ouvrières dont la crise économique a détruit le système social. Ceux pour qui le tour est venu d’entrer dans la vie active se trouvent désormais devant le vide... » Pendant une année l’auteur a observé des stages d’insertion sociale s’adressant à des jeunes de 16 à 21 ans et conduit des entretiens.
Le fer (métallurgie) et la forêt (minerais et charbon de bois) formaient autrefois, explique-t-il, les deux pôles traditionnels de la vie industrielle de cette vallée de la Meuse dont Charleville-Mézières, au sud, constitue la porte. La fermeture des usines, des « fabriques », des ateliers a entraîné un chômage massif de la population ouvrière dont le savoir-faire, la fierté professionnelle et la conscience de classe ont été peu à peu dévalorisés, annihilés, réduits à l’état de « survivances » régionales, si ce n’est régionalistes.
Dix ans plus tard, les conditions ont peu changé, j’ignore si elles ne se sont pas aggravées. Conduire ici un atelier d’écriture, élément d’un stage d’insertion sociale et professionnelle, bouscule, fait reconsidérer l’exercice de la lecture et de l’écriture. J’ai souvent l’impression de travailler en extérieur, en plein vent, dans un lieu battu par les conditions sociales et économiques, par les soucis, les malaises, un manque d’espoir.
L’écart est grand entre ce qu’explicite, objective par des chiffres et des statistiques, la lecture de cet ouvrage et les heures passées dans l’ex-école maternelle de la rue de Béthune. Encore est-il assez peu question (dans cet ouvrage) des conséquences immédiates, palpables sur le quotidien des personnes jeunes : le chômage de la génération des parents entraîne fréquemment la dislocation des liens familiaux, ceux de la famille dont on est issu, et aussi la difficulté à être soi-même à l’origine d’une nouvelle famille. Plusieurs stagiaires vivent en foyer, et/ou dans des conditions difficiles, à la limite de la dangerosité. Encore est-il assez peu question également (dans cet ouvrage) des contraintes spécifiques qui pèsent sur l’existence des jeunes filles et femmes.
Transmettre ce qu’on sait faire. (On ne peut pas, ici, prendre la pose de « ne pas » savoir.) Que peut-on transmettre, que transmet-on dans un atelier d’écriture ? Des outils. Des mots. Des structures, des phrases. Une attention à tout cela, au discours. Des outils de compréhension et de représentation (à l’opposé de ce que serait une pratique de la lecture et de l’écriture comme activité de loisir ou de détente).
Les textes qu’on a lus ci-dessus, de Hacène et de Vincent, sont porteurs d’une nécessité, celle de dire, dire ce qu’on voit, ce qu’on sait ou savait sans le savoir, ce qu’on éprouve. Où l’aide que l’acte de dire apporte se place-t-elle dans la vie de Hacène, de Vincent, des autres ? Même si cette ouverture proposée n’émerge que dans quelques mois, quelques années, persiste la certitude du faire-avec et du partage, on souhaite que cette certitude au moins soit partagée.

14 janvier 2005
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