Bruno Tackels / Où va le théâtre?

crayon au col et de préférence en pleine nuit, à la sortie d'un théâtre, Bruno Tackels comme on le connaît tous (photo La Mousson d'été )

la parole vive du théâre - dossier rassemblé par Bruno Tackels et Hervé Pons pour la revue Mouvement : des inédits, des polémiques par Bruno Tackels, Joris Lacoste, Eugène Durif, Olivier Py, François Bon - septembre 200, avec un inédit de Bruno Tackels

Les auteurs sont morts, vive les auteurs

dramaturge, Bruno Tackels a travaillé notamment avec Didier-Georges Gabily et Olivier Py - docteur en philosophie, il enseigne le théâtre au département Arts du Spectacle de Rennes 2, collabore à la revue Mouvement et à l'aventure éditoriale des Solitaires Intempestifs

courrier / e-mail pour Bruno Tackels

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en avant première

Fragments d'un théâtre amoureux
extraits d'un livre à paraître fin 2001 dans la collection Essais des Solitaires intempestifs

Bruno Tackels a aussi contribué à la publication de
Les pèlerins de la matière
écrits de Societas Raffaello Sanzio, par Claudia et Romeo Castellucci, aux éditions Solitaires Intempestifs

Bruno Tackels sur remue.net

Petits feuillets d'une longue journée, sept jours avec La Servante d'Olivier Py (1994)

Pièces de bois assemblées servant au transport sur l'eau, essai sur le théâtre du Radeau de François Tanguy (1996)

C'est comme la fin du monde inscrite sur un visage extraits d'un journal de travail sur Gibiers du Temps de Didier-Georges Gabily (1991-1994), suivi de une lettre de D-G Gabily Sarajevo, penser/agir, le groupe T'chan'G, la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon

Bruno Tackels philosophe

Sur l'aura au théâtre, un essai à propos de Walter Benjamin "L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproduction technique"
voir aussi contribution de Bruno Tackels dans le débat sur l'écriture d'invention

 
Bruno Tackels : une bibliographie globale

Où va le théâtre ?

Comme beaucoup d'autres espaces contemporains, le paysage théâtral français a subi en quelques années de très profondes mutations. On compte aujourd'hui près de mille cinq cent compagnies professionnelles -- pour une cinquantaine, il y trente ans. Depuis la création du Ministère de la Culture par André Malraux (en 1959), on peut dire qu'une politique culturelle de service public s'est largement concrétisée sur l'ensemble du territoire français. Cette politique comportait deux axes : "rendre accessible les oeuvres capitales de l'humanité" et "favoriser la création des oeuvres d'art et de l'esprit qui l'enrichissent" (André Malraux).

Le champ théâtral d'aujourd'hui est toujours défini par ces deux objectifs, distincts et complémentaires : d'un côté, la défense du répertoire de textes dramatiques -- de l'autre, la recherche de formes nouvelles, l'invention de langues jamais entendues. Malheureusement les metteurs en scène de théâtre semblent beaucoup plus à l'aise pour défendre leur interprétation singulière d'un texte préexistant, leur lecture scénique des grands chefs d'oeuvres du passé. Et ils deviennent pour le moins frileux quand il s'agit de s'emparer d'un texte actuel, écrit dans notre temps et en prise directe avec les préoccupations d'aujourd'hui. L'activité dominante est la conservation des oeuvres du patrimoine, et non la culture de l'inédit, la création des formes nouvelles.

Depuis près d'un siècle, ceux qui façonnent et orientent le théâtre ne sont plus les écrivains ou les poètes dramatiques -- ce sont les metteurs en scène, grands orchestrateurs de l'espace théâtral, qui dominent le champ artistique. Sans parler de l'économie marchande qui pervertit de plus en plus les mécanismes de la production théâtrale, y compris dans le théâtre subventionné par l'Etat, et prétendument plus libre. Ce constat explique en partie l'image passablement négative que le théâtre traîne derrière lui dans de nombreux milieux. Entre le boulevard et la Comédie française, l'art de la scène est vécu par beaucoup comme une pratique ennuyeuse et boursouflée, une parole faite pour les "élites", ou confisquée par des enseignants volontaristes qui en font un exercice purement scolaire, transpirant l'effort inutile. Et ce n'est pas la fête perpétuellement gâchée des "Molières" qui viendra relever cette image d'un cercle faussement clinquant et vraiment ringard.

Derrière ces clichés se cache en fait une réalité beaucoup plus compliquée, infiniment plus passionnante. Chaque région regorge de jeunes compagnies sans réels moyens, mais animées d'un fort désir de théâtre. Cette fourmillante géographie théâtrale peut se saisir en prélevant quelques figures emblématiques. J'en ai choisi six, volontairement très différentes (Claude Régy, Stanislas Nordey, le théâtre du Radeau, Matthias Langhoff, Olivier Py et la Societas Raffaello Sanzio), et j'ai malheureusement dû écarter deux acteurs importants de la vie théâtrale, morts avant d'avoir pu aboutir leur oeuvre : Jean-Luc Lagarce et Didier-Georges Gabily, tous les deux écrivains et metteurs en scène de leurs propres textes, servis et propulsés par une troupe d'acteurs fidèles -- dernière survivance de la "famille théâtrale". Cette caractéristique se retrouve d'ailleurs dans le travail de beaucoup d'artistes de notre génération. On finit sans doute par se lasser des acteurs recrutés au théâtre comme s'il s'agissait d'un casting de cinéma. Contrairement au plateau de tournage, la scène vivante a besoin de temps, une véritable durée sans laquelle les acteurs se fanent avant d'avoir pu éclore.

Dans le panorama théâtral contemporain, on peut remarquer deux blocs distincts, deux manières très différentes de fabriquer des spectacles. Pour le dire dans une formule, je dirais qu'il y a les créateurs de monde et les accoucheurs d'humanité. Les metteurs en scène qui accouchent l'humanité sont tous plus ou moins marqués par le travail de Claude Régy. Depuis près d'un demi-siècle, cet homme aigu et exigeant ne cesse de révéler sur la scène les grandes écritures contemporaines : Harold Pinter, Edward Bond, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Peter Handke ou Gregory Motton -- autant d'oeuvres magnifiquement servies par des acteurs toujours lumineux. Beaucoup d'artistes de cette génération (Fréréric Fisbach, Jean-François Sivadier, Stanislas Nordey, Marc François ou Eric Vignier, parmi d'autres) ont repris cette double exigence mêlée du poème et du comédien.

Avec la plus grande sobriété, il s'agit de faire passer le sens par le corps même des acteurs. La signification des oeuvres ne s'impose pas par des signes visibles et explicites. Elle est en retrait, comme par exemple dans la mise en scène de Porcherie, la pièce de Pier Paolo Pasolini, récemment proposée par Stanislas Nordey au Théâtre Gérard Philipe. Julian, le "héros" de cette pièce, est amoureusement attiré par la porcherie de son père. Une première lecture peut se contenter de faire apparaître le thème zoophile (comme Pasolini l'a d'ailleurs fait dans sa propre version filmique). Nordey laisse hors-champ l'objet du désir de Julian. Des bouches au service du texte, des mains qui font sentir un univers. Chacun invente, achève sa propre histoire dans sa propre porcherie. En dehors de toute réponse paresseuse, ce type de mise en scène offre aux spectateurs la liberté d'imaginer. L'humanité s'accouche dans toute sa beauté.

D'une manière très différente, c'est aussi l'enjeu du théâtre du Radeau, emmené par François Tanguy. Basée au Mans, dans une ancienne bâtisse industrielle adoucie par le bois, cette troupe travaille inlassablement depuis près de vingt ans sur les limites du théâtre. Ouvert aux autres formes artistiques, la peinture, la danse ou la musique, le théâtre du Radeau s'efforce de mettre le théâtre en crise. En dehors de tout formalisme, il s'agit de le rendre digne et plein d'humanité : capable de rendre compte de notre siècle et de ses interminables catastrophes. Sur ce plateau nomade, abrité sous une immense tente qui voyage dans toute l'Europe, François Tanguy fragmente les corps et les textes, comme en écho de notre continent démonté par ses guerres. Il invente les espaces d'hier pour abriter les fantômes d'aujourd'hui. Un théâtre qui part en résistance pour l'honneur de notre civilisation.

L'autre manière de faire du théâtre aujourd'hui est celle des créateurs de monde. Elle est aussi fondée par l'idée d'une résistance à une société qui a lâché sur l'essentiel, malgré ses promesses et ses "plus jamais ça". Derrière les figures tutélaires de Brecht ou d'Artaud, ces artistes revendiquent la scène comme l'espace privilégié des questions. Depuis près de trente ans, le metteur en scène Matthias Langhoff avec d'autres (notamment le dramaturge Heiner Müller) a apporté en France l'appétit du questionnement dramaturgique : les textes de théâtre posent des questions dont les réponses, ou les propositions mises à l'étude, ne peuvent être trouvées et formulées qu'à partir d'un langage proprement théâtral. Par ses forces propres (acteurs, décors, lumières, musiques, chants, costumes, accessoires, inventions techniques voire technologiques), le théâtre doit traduire dans l'espace la réflexion qui restait prisonnière du texte. Ces metteurs en scène libèrent un monde caché dans les livres. Certains les écrivent eux-mêmes, comme Olivier Py, un navigateur au long cours qui nous fait rentrer dans son théâtre comme dans le monde des mille et une nuits. On passe d'ailleurs souvent la nuit avec lui, dans ses spectacles, dont le plus court (Le visage d'Orphée) durait déjà près de cinq heures dans la Cour d'honneur d'Avignon. La Servante, son plus long spectacle, ne pouvait pas être plus long, puisqu'il durait très précisément vingt-quatre heures. Le premier mot de ce spectacle au souffle épique était aussi le dernier mot de l'histoire ("ça ne finira jamais") qui du coup pouvait reprendre à ses commencements. Infidèle et belle manière de prolonger le geste du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine, les spectacles d'Olivier Py disent avec jubilation et humour que le théâtre est un monde entier, et qu'il ne s'arrêtera jamais. C'est aussi une façon d'engager le théâtre dans la vie, dans la fête et la jouissance d'être ensemble -- même si l'épreuve n'est pas toujours confortable ou consensuelle.

A sa façon, la Societas Raffaello Sanzio engage aussi le théâtre sur le chemins des polémiques -- c'est d'ailleurs son lot et son destin depuis l'origine : d'Eschyle à Jean Genet, le théâtre dérange l'ordre par ses questions déplacées. Quand Romeo Castellucci et sa troupe italienne arrive en France en s'emparant des mots troubles de Celine, détesté ou adulé, le malaise est assuré. Le public se divise et prend position. Là encore, le théâtre ne fait que remplir sa mission. Dans les spectacles des Castellucci (là aussi, c'est une véritable famille au travail), l'histoire humaine est montré sous toutes ses coutures, jusque dans ses formes les plus extrêmes. La violence n'est pas gratuite, elle provient directement des figures théâtrales. Hamlet ou Lucifer ne sont pas des personnages ordinaires. Pourquoi s'empêcher d'en montrer la face inhumaine, comme dans les peintures de Jérôme Bosch. Dans ce théâtre, les hommes qui font l'histoire ont forcément quelque chose de monstrueux. C'est cette difformité qu'il s'agit de faire voir, pour mieux la conjurer.

Héritier du siècle, le théâtre contemporain n'est pas forcément tranquille. Derrière les fausses apparences d'un monde satisfait, il fait la traversée des violences de notre temps. Ces aventures singulières, aussi différentes soient-elles, dessinent une constellation qui donne à rêver pour demain.