Bruno Tackels / Fragments d'un théâtre amoureux (extraits)

Bruno Tackels est dramaturge, il enseigne au département théâtre de Rennes 2 et collabore à la revue Mouvements

"Fragments d'un théâtre amoureux" est paru en 2001 aux éditions Les Solitaires intempestifs

combats de plateau / le théâtre n'a jamais fait "la" révolution

le théâtre a-t-il pris congé de ses mythes / les trois précédents fragments

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Combats de plateau

L'"ère du metteur en scène" fait apparaître un nouveau type de combat. Auparavant, la bataille se livrait entre le texte et les acteurs. Ceux-ci défendaient et amplifiaient (bien ou mal, assez ou pas – peu importe) les mots de l'écrivain. Mais le texte n'était pas d'abord une force amie ; il convenait de l'apprivoiser, de l'apprendre "par cœur" et de ne pas se laisser étouffer par sa puissance – il fallait en devenir maître : l'interpréter.

Avec l'irruption du metteur en scène, on a vu surgir d'autres types de luttes. Il y a bien sûr les batailles que livre le metteur en scène pour diriger ses acteurs. Elles sont visibles, et probablement nécessaires à la direction, justement. Mais il est une autre lutte, beaucoup moins perceptible, et certainement plus redoutable : la lutte qui oppose le texte et la mise en scène, le poète et l'interprète. Stanislavski avait bien vu ce problème, en particulier quand il s'en prend violemment aux "critiques de théâtre", "qui ne savent même pas séparer l'œuvre du poète de celle de l'artiste, si bien qu'ils ne peuvent pas faire la différence entre un bon rôle et une bonne interprétation."

Cette phrase assassine, et si souvent juste, ne doit pas masquer ce qu'elle désigne véritablement. Il ne s'agit pas de régler des comptes avec "la critique" (après tout, ce qu'ils pensent du théâtre ne juge qu'eux-mêmes : cet instant de leur vie à eux, passé dans un lieu précis, avec quelques autres individus. La critique n'est dangereuse et détestée qu'à mesure du pouvoir qu'on lui a progressivement abandonné : dire la vérité définitive sur ce qui a lieu, l'idée universelle régissant l'événement particulier. Or souvent, ils ne prétendent pas à tant de puissance symbolique – ils se contentent, pour les meilleurs, de rendre compte de ce qu'ils ont vu).

Stanislavski met le doigt sur une plaie qui dépasse largement les chroniqueurs de spectacles. Il dit que la frontière entre le mot écrit et le corps qui le dit est bien difficile à déterminer. Souvent une mauvaise pièce peut être "rachetée" par un grand acteur, ou un bel espace, dont les effets imposent une richesse factice qui se fait passer pour du sens. A l'inverse un poème dramatique puissant peut être épuisé par une interprétation fausse qui en asphyxie le sens profond.

Le vrai combat se joue entre l'auteur et le metteur en scène. C'est là que se noue la question cruciale du théâtre moderne : comment servir un texte sans sacrifier l'espace vivant? Comment faire vivre le texte à l'intérieur des dépouilles de ceux qui le vivent, les acteurs? Peut-on dire ça : des dépouilles, les acteurs? Oui, sûrement, et c'est là leur force : ils disent des mots qui n'ont pas été produits par leurs propres émotions. A eux de les retrouver, ces mots, par leurs propres émotions – répond Stanislavski. Mais il y a une autre réponse à faire aux acteurs : à vous de retrouver par ces mots que vous inventez les émotions qu'ils vous donnent, chaque jour répétés et renouvelés.

Le théâtre n'a jamais fait "la" révolution. Et la sienne, où est-elle?

En l'espace d'un siècle, comme tous les arts en Europe, le théâtre a vécu une sorte de rupture, qui s'apparente en fait à une révolution manquée. A défaut de lui apporter la liberté, elle lui a en tous cas donné les moyens d'accéder à la modernité. Mais curieusement, cette modernité inimaginable vingt ans plus tôt, offerte à l'ensemble des artisans de la scène à la fin du dix-neuvième, cette modernité pourtant destinée à se diffuser auprès de chaque conscience est restée incroyablement confinée dans le cercle des fabricants de théâtre et de quelques initiés, critiques, chercheurs ou dramaturges. La modernité est restée locale et minoritaire, sans pratiquement jamais réussir à devenir populaire. Contrairement à ce qui s'est passé en peinture, où les ruptures ont fait acte, dans l'ensemble du tissu social, depuis les impresionnistes jusqu'à Giacometti, en passant par Duchamp, Picasso ou Beuys, le théâtre semble s'être remué, agité entre soi, sans jamais parvenir à transmettre largement les avancées radicales que les quelques groupes commençaient à développer. sans doute l'art de l'acteur, l'écriture et la technique de la scène ont connu d'incroyables bouleversements. Mais jamais dans le passage au grand public. Les projets d'Artaud se sont enlisés dans son propre désastre. Ceux de Brecht ont été empêchés, voire brouillés par la guerre. Meyerhold s'est éteint sous la torture de l'utopie qu'il continuait à défendre. Grotowski s'est retiré dans les terres de son laboratoire sans dehors. Et beaucoup d'autres sont morts, terrassés par la tâche à tenir. le théâtre n'a visiblement pas tenu le choc du bouleversement qu'il amenait. pas besoin d'inquisition. La mise au silence est venue d'elle-même. Rien à voir, il ne s'est rien passé. Le théâtre reprend son cours. Et pourtant, il y a eu ces incursions d'un autre théâtre, le moderne, encore inconnu, inassimilé par la grande majorité de ceux qui vont voir des spectacles aujourd'hui.

En quoi consiste cette spécificité moderne du théâtre? Elle tient un un mot : la mise en scène. L'invention de cet homme qui assure un métier spécifique et inédit, celui d'assurer la mise en scène d'un texte. Or il faut bien le reconnaître : pour une très grande majorité de spectateurs aujourd'hui, l'attention reste fermement portée sur les acteurs, plus accessoirement sur l'auteur du texte, et beaucoup ne se doutent même pas qu'il existe un metteur en scène – et du même coup une mise en scène singulière du texte joué. Tout se passe comme si la différence entre "jouer un texte" et "monter un texte" n'avait pas vraiment de sens, pour beaucoup de nos contemporains. C'est ce qui me fait dire que cette "révolution" n'a réellement pas eu lieu.

Mais ce constat ne suffit pas. Il faut préciser ce qu'a véritablement apporté cette révolution de la mise en scène. Elle a enterriné une manière nouvelle de penser les textes de la littérature, bien avant que la critique littéraire ne le théorise dans le mouvement de la "nouvelle critique". Cette nouvelle manière de penser la littérature revient à dire que chaque lecteur invente sa propre lecture saisie du texte. Le metteur en scène est pensé comme un lecteur possible, qui interprète la pièce et réunit des acteurs pour jouer son interprétation du texte. Nous sommes très loin de l'idée dix-neuvièmiste de l'acteur qui interprète son rôle, et lui seul. Il s'agit ici d'une vision d'ensemble qui agence et coordonne tous les éléments de la scène, acteurs, musiques, scénographie, lumière, accessoires, maquillages, coiffures, déplacements, rapport au public, images fixes, images mobiles, etc...

La mise en scène naît de cette liberté que prend un lecteur pour imaginer, dans l'espace et le temps, le sens qu'il propose pour un texte, et qu'il décide de faire partager à d'autres lecteurs, devenus spectateurs de son propre voyage.

Le travail du metteur en scène ressemble à celui d'un homme qui développe des photographies. Il ne s'agit pas du travail du photographe, qui réalise les prises et choisit les angles de vue –ce travail est plutôt l'activité de l'écrivain. Le metteur en scène est comme celui qui met le négatif dans les différents bains, avec le juste dosage des différents produits nécessaires à sa révélation photographique, bain après bain. Quoi de plus négatif qu'un texte de théâtre à l'état brut, livre ou lecture solitaire? Et quoi de plus subtil que le dosage, quasi alchimique, des différents composants qui vont agir ensemble et rendre ce texte (au) public, étape après étape?

L'image de la mise en scène comme bain révélateur est séduisante. Et souvent juste. Mais elle ne concerne que les metteurs en scène-assembleurs dont parlait Grotowski. Elle ne peut rendre compte de l'acte démiurgique de certains, qui non content de révéler un négatif, en font surgir toute la matière ex nihilo, à partir d'un seul bain, multiple lui aussi : l'élément du plateau.

Le théâtre a-t-il pris congé de ses mythes?

Où en sommes-nous avec les mythes? Et en particulier dans nos dramaturgies? En ont-elles fini avec le mythe? Est-il forcément au passé? Faut-il le réactiver? Est-ce que cela veut dire qu'il faut refaire des histoires qui s'alimentent de ces histoires anciennes? Heiner Müller dans le droit fil de Brecht? Mais est-ce vraiment cela qu'il fait?

Ou faut-il plutôt dire que nous n'en avons pas vraiment (vraiment pas) fini avec le mythe, qu'il nous suit (le passé alors pensé comme cet héritage dont nous ne cessons pas d'hériter) et qu'il nous faut rendre compte de ce que le mythe a produit et secrèté? Rendre compte de ce que les hommes font, quand ils sont poursuivis par le mythe? Consigner sans fin le cortège de leurs guerres et de leurs vengeances?

Rendre compte, c'est écrire, une écriture du plateau. Dans l'écriture de Didier Gabily par exemple, le mythe comme cette question posée (par le théâtre) au théâtre pour dire nos héritages : la famille, l'Etat, la mort donnée et niée par les conquérants, l'idéologie évacuée (effondrée, dit-on). Pouvons-nous, nous, hériter de toutes ces évacuations-négations? Ne s'agit-il pas plutôt de démissions? Le mythe à l'œuvre dans les œuvres du théâtre ne vient-il pas dire justement que l'héritage n'est pas (ne peut pas être) l'abandon-disparition de nos passés? On retrouve ces questions dans d'autres écritures, notamment dans celle d'Olivier Py, qui pose aussi la question de l'héritage, mais en déplaçant l'accent sur l'annonce d'une u-topie, un lieu pour demain. Il y a aussi les textes d'Hubert Colas, ceux d'Eugène Durif, ou Laurent Gaudé, qui peu à peu semblent rongés par ces matières.