Un palais pour deux langues

« Chaque fois que je suis dans une langue, il y a un désir refoulé d’être dans l’autre », Mohammed El Amraoui


Les deux langues évoquées en titre par Mohammed El Amraoui sont le marocain et le français. Né à Fès (en 1964) il a dû, dès sa prime enfance, se familiariser avec les langues que l’on parlait dans son entourage, y compris au sein de sa propre famille où son père, instituteur puis imam d’une petite mosquée et grand lecteur du Coran, connaissait l’arabe classique à la perfection ainsi que l’arabe marocain et le tamazigh (la langue berbère) alors que sa mère, qui n’avait pas été à l’école, n’utilisait que le marocain. À ces deux langues, va rapidement s’en ajouter une autre, le français, qu’il découvre dès ses neuf ans.

« Elle était là par la force de l’Histoire. La langue des anciens occupants. »

C’est son expérience linguistique particulière qu’il livre dans ce récit. Il le fait sous forme autobiographique, en suivant chronologiquement les différentes étapes qui jalonnent son itinéraire. Cela va de l’apprentissage de la langue maternelle à la découverte de l’arabe classique qui lui permet d’assouvir sa soif de lecture et de lire quelques grands poètes arabes.

« Le poète marocain Abdellatif Laâbi était condamné à dix ans de prison, depuis 1972. Son nom faisait peur. Le poète irakien Muzaffar Al Nawab, après des années de torture, fut condamné à la prison à vie, mais put s’en échapper en creusant un tunnel, et put écrire et enregistrer des cassettes où on l’entendait attaquer avec une verve intarrissable tous les gouvernements arabes. (…) Mais de toutes ces voix, celle de Mamoud Darwich était celle qui m’ébranlait le plus. Sa résonance est encore intacte.

Quittant le Maroc avec une (maigre) bourse d’études supérieures en poche, Mohammed El Amraoui, qui écrit depuis l’adolescence, arrive en France en 1988. Il va, dès lors, devoir manier la langue du pays qui l’accueille et en découvrir les subtilités et les potentialités. Ce sera un long cheminement. Passer d’une langue à l’autre, garder son accent d’origine, ne pas parvenir à prononcer telle consonne (le « p », par exemple, qui n’existe pas en arabe) ou voyelles associées parce que le palais n’a pas été formé pour, changer d’alphabet, de graphie, écrire de gauche à droite et non plus de droite à gauche, restent des obstacles difficiles à surmonter.

Les choses sont complexes. D’autant que cette langue, dont il déforme certains mots en les prononçant, il lui faudra, quelques années plus tard, la transmettre à ses enfants. Qui, ayant un palais mieux adapté que le sien, le reprendront quand une mauvaise diction viendra transformer le sens de sa phrase. Son apprentissage est constant. L’oral lui donne plus de fil à retordre que l’écrit mais peu à peu les deux langues s’interpénètrent, ouvrant de nouvelles fenêtres.

« La langue étrangère commence à façonner le quotidien et le rêve, c’est à dire à prendre place dans l’inconscient : dans le rêve, ma mère qui ne comprend pas le français parle avec ma femme qui ne parle pas l’arabe.
Comme si une langue traversait l’autre à son insu. »

Ce qu’il note et développe par fragments successifs, en rendant compte de son expérience (qui se poursuit puisque le poète qu’il est traduit également les autres) aide à mieux comprendre ce qu’il en est du délicat parcours de ceux qui vivent en équilibre / déséquilibre entre deux langues.


Mohammed El Amraoui : Un palais pour deux langues, éditions La Passe du vent.

Jacques Josse

20 août 2019
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