Une lecture de Cambouis, d’Antoine Emaz
Postulat : tout écrit publié participera à l’œuvre, si finalement œuvre il doit y avoir. Y compris ce qui peut apparaître présentement comme le plus cacophonique, hétérogène, bizzaroïde, inclassable... Simplement parce que chez un écrivain, il n’y a pas de dehors de l’œuvre. (...) Ceci posé, non pour annuler le risque, mais pour le mesurer. [1]
On se souvient peut-être de l’inclassable Lichen lichen, publié en 2003 aux Editions Rehauts, livre composé de notes et de réflexions sur la poésie, qui se terminait sur ce postulat d’unité, et sur la revendication d’un risque assumé. Six ans plus tard, Cambouis se donne à lire comme le prolongement de cette aventure. Carnet de notes et journal du poème ces fragments non datés nous invitent dans l’atelier du poète, au cœur du retrait (rarement partagé) où l’écriture se prolonge, s’enclenche, se réfléchit, se discute. Chaque page dit assez combien l’habitude de la notation est enracinée dans le quotidien, constitutive de la survenue du poème, de son attente, et l’on devine que ces notes ont accompagné plusieurs livres, puisque traversent les titres de Sur la fin, Os, Peau. De fait, c’est toute l’œuvre du poète qui, à chaque instant, se mêle à ces pages, puzzle vivant, mobile, dont chacune des pièces aurait le pouvoir de se déplacer à la faveur d’un nouveau projet, d’une relecture singulière.
Instrument de pensée et de dialogue avec soi, fabrique d’énergie et de patience, ces lignes tracent le sillage du poème, ce qu’il reste de doutes, de questions, après son passage. Elles sont aussi, dans l’attente du retour au poème (ou d’un retour de poème, comme on dirait d’une vague) ce qui rend l’incertitude habitable, constituant un dispositif d’attente et de relance, l’espace d’un accueil :
Toujours cette attente, ou en deçà de langue, ce vide. Pas d’angoisse de la page blanche, c’est très calme, j’attends un poème ou même un vers, un début de phrase sur quoi prendre appui pour continuer. Un angle d’attaque. Un ciseau. Longue patiente plutôt que fièvre. La pensée flotte dans une sorte d’apesanteur tranquille du corps. Je n’écris pas mais j’ai l’impression d’être à ma place, en paix dans cette suspension générale et la lumière du matin sur le jardin. [2]
L’ambivalence n’est pas éludée, ni l’absence dont ces pages portent la trace et la difficulté dont, parfois, elles témoignent :
J’écris ces notes à défaut d’écrire des poèmes qui renverraient ce questionnement esthétique au placard. Je réfléchis un peu le poème parce que je souffre de son absence, c’est tout. [3]
L’auteur aborde tout autant des questions de poétique générale que des réflexions liées à son chemin propre. Des tentatives y sont discutées, des choix commentés. S’y éclairent par exemple l’articulation vers/prose, la place des images, le rythme, ou encore le rôle de la datation :
La date ne signale pas la fin du processus d’écriture, mais son début, le jour du premier jet. Dater, c’est croiser histoire intime et histoire collective, dire quand le choc a eu lieu, que ce soit l’attentat contre le world trade center ou l’éclosion de la glycine. Quel choc a décidé de la survenue des mots, voilà ce que je date. Ou encore la place du blanc, du silence, le rôle de l’émotion. [4]
A chaque page le poète creuse un peu plus avant cette enquête intime, permanente, des conditions d’existence du poème, de sa survenue, évoquant le rôle de l’émotion face à l’expérience, le poids du silence, des blancs, la place de l’élément déclencheur, l’empêchement même de langue :
Je suis sûr que le poème s’enracine dans cette expérience du muet tout autant que dans celle du fouillis de paroles (les médias) ou dans celle du labyrinthe interne (passé troué…).
Reste commun un brusque défaut de langue. Le poème répond à cela ; sa charge est fondamentalement positive ; il est reconquête, non pas défaite de langue. [5]
Le "temps lent de la méditation" est aussi une saisie en acte des mécanismes de langue. Face au poète, le jardin, visible invisible, retourne à l’état de langue pure :
L’odeur fraîche du jardin : odeur complexe, mouvante en même temps que saisie comme globalement simple. Une odeur d’eau : voilà un exemple d’image invisible, elle glisse. Son efficacité même tient à son peu de relief ; elle ne provoque pas ; tout juste si elle crée une surprise minime, immédiatement dépassée. On traverse l’image sans presque la voir tant on a compris qu’il s’agissait de l’odeur du jardin après la pluie. [6]
Page après page le jardin accueille le sentiment d’exister et se déploie comme l’autre face de cette attente, mystérieuse surface de projection, amicale présence et envers miroité de la survenue du poème, au revers de la vitre.
Temps lent de la méditation ; le regard passe sur le jardin sans s’arrêter sur quelque chose de précis. Tout est là, on est là aussi, dans le tout, au même titre que le lilas ou les trémières. Des traînées de pensée passent par moments, sans que je les retienne ; à nouveau le vide, et je ne suis plus qu’œil sur le jardin, dans une sorte d’attente sans tension. Je n’attends pas que quelque chose arrive, ni même que le temps passe, je suis attente inattentive en quelque sorte, dans un grand calme. [7]
Des citations, tout à la fois dettes et rencontres, sont là pour dire que le chemin ne se fait pas seul, qu’il y a compagnonnage en poème, mais sans allégeance à une lecture convenue des mouvements poétiques de ces dernières décennies. De ces noms-là, on ne croit pas utile de dresser ici la liste, mais on retiendra celui de Reverdy, qui clôt le volume.
C’est toute aventure poétique que questionne ce livre, avec une humilité qui dit simplement la certitude d’être à la place qui est la sienne, la seule possible, évidente. Dire le proche du poème, autant que son lointain douloureux ("Loin de la poésie, au sens où la langue n’interfère plus avec ce qui est." [8]), mais la constance d’en désirer le possible, et la force d’y porter le regard, la voix, livre après livre.
Je veux un poème qui parle maintenant, dans ma vie maintenant. Qu’ai-je à faire d’un arrêt sur beauté, d’une poésie de gisant ?
Je ne m’explique pas ce besoin de respirer davantage dans une page, et je sais l’écueil d’une poésie coup-de-poing ou tract. Mais il y a bien cette demande première au poète : réponds, qu’as-tu à dire derrière ton bruit pétroleux de vocables, qu’as-tu à dire de vif, de pressant, qui me ferait respirer mieux, moi, lecteur ? [9]
Il y a belle générosité à rendre ainsi partageable le hors d’atteinte de l’attente, et jusqu’au ressassant de l’appréhension et de l’effort de dire, avec l’inévitable répétition qui est le prix nécessaire des questions posées pour de vrai, et sans jamais le début d’une pose où se trahirait le désir de reconstruire après coup l’image, et de s’y plaire.
Le titre du livre dit assez de quel côté du travail on se trouve, et qu’il y ait à s’efforcer simplement, bravement, avec tout ce qui dans le corps est aussi de fatigue et d’usure, et l’usinage, ou la cuisine, puisque c’est bien avec les mains qu’on y va aussi chercher le poème :
On idéalise trop l’écrivain. On n’a en tête que l’auteur reconnu, en représentation, l’image ou l’icône… C’est méconnaître tout le côté cambouis ou cuisine de cette activité. Il suffirait, pour corriger le tir, de lire les carnets, journaux, correspondances… [10]
Certainement pas, à lire ces pages, l’exposé d’une méthode, mais plutôt la respiration d’une attente, l’élan d’une question, et la nudité d’être, parfois, au plus fragile, exposé.
Je n’ai jamais cherché à être dans une ligne quelconque, jamais voulu être reconnu par un "sérail" ou une école". Reverdy et sa leçon de solitude : "ne pas suivre, ne pas être suivi."
L’aventure dans la langue m’a mené où j’en suis ; je ne la crois pas terminée, et je ne suis pas sûr qu’il y ait au bout une "œuvre". Mais c’est mon travail, strictement, c’est-à-dire ce qui a pu passer de vivre en mots. [11]
Et nous qui refermons le livre sur ces mots, à la page 218, nous voyons un peu de l’eau qui abreuve peut-être le jardin plongé dans le noir au bord duquel un autre écrit, et nous pensons qu’il y a là une œuvre, ouverte et dense, essentielle, et que ce livre-ci, désormais, nous y accompagne.
On ne finira pas cette note sans avoir indiqué que ce livre est, avec celui d’Albane Gellé, Bougé(e), le dernier des douze textes publiés par François Bon dans la collection Déplacements créée et dirigée par lui au Seuil depuis 2007. On regrette que le Seuil ait ainsi, comme l’indique François Bon, choisi de réduire la voilure, et que ce soit, une fois encore, la littérature contemporaine, dans ses formes les plus exigeantes, qui en fasse les frais, elle qui nous est tout ce qu’il y a de plus nécessaire pour naviguer, par gros temps. Rappelons que les textes de Béatrice Rilos, Pascale Petit, Jérôme Mauche, Michèle Dujardin, Lise Benincà, Arnaud Maïsetti, Florence Pazzottu, Cécile Portier, Dominique Jenvrey, Christophe Fiat, Albane Gellé et d’Antoine Emaz, portés par cette collection existent, il n’est que de pousser la porte d’une (ou plusieurs) librairie(s) pour aller à leur rencontre.
[Sereine Berlottier]