Sophie Coiffier | Tiroir central | 1

Prologue



C’est au moment où tu te sens perdue dans la vie, où autour tout se met à danser une valse macabre, dans un cabaret indescriptible animé par une sorte d’enfant de chœur machiavélique, avec un regard qui fait froid dans le dos façon remake de l’exorciste, affichant cependant une dentition impeccable – qui en lui anime le violent désir de foutre en l’air la sécurité sociale histoire d’avoir l’impression d’être le seul sur terre à pouvoir encore sourire – , au moment disais-je où tu commences à tourner en rond pour éviter d’aller tout droit vers le bout du chemin que, par un brusque – je ne dirais pas revirement de situation, non, plutôt un simple virage, comme ceux que l’on peut accomplir en rollers (enfin dans mes lointains souvenirs) – arrêt sur image, tu te rends compte que certaines choses, événements, paroles, objets, semés çà et là, au gré des jours, ont engagé une sorte de conversation, dont tu n’arrives pas à comprendre si elle t’est adressée ou bien si elle se déroule malgré toi.

Dans la perspective sans doute vaine, mais avec la foi du découvreur – non pas celui-là – du chercheur d’or – non, plus, et même la foi..., dans un esprit de prospective actuel et désintéressé – est-ce que ça va ensemble ? – tu décides de t’atteler à la difficile tâche de consigner ces coïncidences bavardes dans les pages qui vont suivre, enfin quelques pages, vu le mal que tu as désormais à finir une phrase.
  



1. Constat





C’est compliqué.

C’est compliqué depuis toujours. Mais, là ça dépasse l’entendement, au sens littéral. On fait dire aux mots des choses qu’ils ne disaient pas avant ou bien on leur interdit d’en dire davantage. Imagine : tu désignes d’un doigt tremblant une chose, ton doigt tremble car bientôt tu ne sauras plus en dire quoi que ce soit. Avant les mots paissaient paisiblement à flanc de coteau, ils attendaient patiemment qu’on les trouve, qu’on les ramène au lasso, qu’on fasse un troupeau au carré, alignant comme il se doit ces gentils animaux dans un ordre harmonique. Aujourd’hui, à l’image des ours bruns, des dauphins et du moineau domestique, les mots s’étiolent et disparaissent. Du coup, soit on se rabat sur ceux qui restent et un vocable rassemblera généreusement désormais sous son aile plein de significations différentes – à l’image d’une encyclopédie chinoise borgesienne, on entrera à nouveau dans un monde mythique acceptant le tohu bohu et le pithécanthrope dans la même case, si le mot compte double en plus, on pourra gagner la partie, (à condition, cependant, de trouver encore des gens avec qui jouer). Soit on choisit l’autre camp. Car si tu ne joues pas avec les mots internationaux du management, tu cours un risque. Bien sûr, si tu pars pour gagner, c’est déjà pas mal, mais as-tu opéré une véritable stratégie ?
Le mot qui compte triple, celui qui te donne l’impression d’avoir racheté le bazar « Toutela » de la plage, avec la bouée géante homard, les sucettes en forme de sucre d’orge – dont le désir fut toujours plus fort que le goût –, les filets à crevettes de toutes les tailles et le dépôt de pain – baguettes industrielles moulées légèrement humides malgré le temps ensoleillé – c’est le mot branding. Je brande, tu brandes, il ou elle brande, c’est offensif et ça ne mange que du pain industriel. Tu comprends vite que si le moineau domestique disparaît de la carte, c’est qu’il ne s’est trouvé personne pour imaginer la stratégie marketing qui lui sauvera la face. La difficulté étant bien évidemment du côté du ROI, pardon du R.O.I. (Return On Investment ou Retour Sur Investissement in french dans le texte).

C’est compliqué.

C’est comme quand on a un mot sur le bout de la langue, il n’est pas loin, on le touche presque du doigt, et pourtant on a déjà perdu la mémoire.
Tu feuillètes l’album renfermant la collection des images Nestlé de ton grand-père Jean, datant de 1927, avec un brin de nostalgie : la moitié des animaux répertoriés sont en syncope, mais Nestlé est toujours debout. C’est même une des plus grosses industries agroalimentaires du monde. Et devine quoi ? Son logo est un nid. What else ?


  

19 février 2019
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