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(Un texte produit dans cet atelier animé par Cathie Barreau)

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L’infirmière a redemandé son nom, s’étonnant d’avoir noté un autre nom à la place, et ce nom que l’infirmière prononce « Pourquoi j’ai mis Eymard ? » vient se planter dans l’esprit de Léa parce que c’est celui de son amie Lise, Lise Eymard morte huit ans auparavant sur cette même route. Léa ne dira rien de plus à l’infirmière dont elle n’aperçoit pas le visage.
Plus tard un interne vient lui montrer les résultats du cardiogramme, elle a envie de rire parce que la minerve qu’on lui a mise l’empêche de baisser la tête pour lire la feuille qu’il lui montre mais il ne s’en aperçoit pas.
Après il y a un long temps où elle reste seule dans la pièce jaune. Elle a froid, elle est prise de nausées, il faudrait que quelqu’un relève le lit. Elle tente de fixer son esprit, d’analyser un peu plus froidement la situation mais c’est le nom de Lise, Lise Eymard qui lui revient en tête comme une histoire pas finie.
Situation 1 Lise arrive en larmes au cours de linguistique, la veille une amie rentrant chez elle après être venue la voir est morte dans un accident de voiture.
Situation 2 Léa en cours de linguistique voit débouler J., le visage grave. Elle n’a pas l’habitude de parler à J. alors pourquoi J. vient-elle vers elle ? C’est que J. apporte la nouvelle : Lise vient de se tuer dans un accident de la route sur la nationale entre Angers et Nantes.
Situation 3 Léa habite un village nommé La Chapelle Saint Sauveur et tous les jours pour aller travailler elle doit passer par l’endroit où Lise est morte.
Situation 4 huit ans après Léa échappe miraculeusement à un accident de la route sur la nationale entre Angers et Nantes. Elle entend l’infirmière confondre son nom avec celui de Lise.

On l’a mise dans une chambre dont la porte ferme mal. A cause du bruit et de la lumière elle peine à trouver le sommeil. Elle entend des hurlements qui semblent provenir de l’extérieur de l’hôpital. Plusieurs voix échangent des insultes, elle distingue une voix de femme poussant de longues plaintes presque animales, puis des cris, des menaces.
Dans le couloir un homme parle seul, sans doute éméché. Quand elle le voit surgir dans sa chambre restée ouverte, Léa connaît un instant de panique. Mais comprenant son erreur, l’homme s’excuse en montrant sa jambe, un épais bandage lui entoure le genou. Il sort en posant un doigt sur ses lèvres. Léa craint qu’il revienne. Elle demande à l’infirmière qui vient contrôler sa perfusion de veiller à bien refermer la porte derrière elle mais en vain, deux minutes après la porte s’ouvre à nouveau.

L’interne est repassé au petit matin, il doit encore lui poser des questions. Prend-elle un traitement particulier, y a-t-il des antécédents, des personnes atteintes de maladies graves dans sa famille ? Elle dit ma mère oui, malade, mais moi rien. Quand il lui demande son nom de jeune fille ça se complique, elle s’emmêle, donne le nom de sa mère, revient sur son affirmation, tout n’est pas si clair et puis il faut chercher trop loin mais enfin, est-ce qu’ils ne voient pas eux, qui est allongé sur ce lit d’hôpital ?
Finalement l’interne est parti sans exiger d’autres explications.

On lui passe un appel, c’est sa grand-mère paternelle, en larmes, Léa dit à quoi ça sert de pleurer je suis vivante. Au bout du fil, l’autre ne l’écoute pas, elle explique qu’hier encore elle feuilletait un album de photos où Léa figurait, il s’agissait des photos prises lors de la fête qu’ils avaient organisée pour ses 80 ans, elle avait été tellement heureuse de la voir là, tellement loin de se douter que quinze jours après elle… sa voix se perd dans de longs sanglots. Léa ne sait quoi lui répondre, elle raccroche sans avoir pu lui dire une phrase entière.
Après, elle reçoit la visite du père. Elle reconnaît sa voix dans le couloir, sa façon de se présenter toujours avant tout échange, et puis les mots qui ne viennent pas tout de suite, le temps que cela prend pour lui de former des phrases et souvent, l’interlocuteur qui n’a pas la patience… « Yves Bouchet, je suis… le père de… comment… le père de la jeune… de la jeune femme qui a été… enfin… vous voyez… vous avez dû la voir, c’était… » L’autre le coupe « vous voulez parler de l’accident d’hier soir ? » « Oui, enfin … » « Première porte à droite » enchaîne l’autre.
Léa trouve son père un peu pâle, elle plaisante pour le détendre un peu, elle lui dit qu’elle referait bien les peintures dans ce service, ça manque de couleurs, on se sent encore plus malade. Il se décrispe un peu, dit « faut pas nous faire des frayeurs comme ça » et puis « tu sais, Madeleine, ma sœur, c’était pareil, un camion, sur la même route… »
« Fallait pas me donner son prénom dans mon état civil » C’est sorti comme ça, échappé vite, et déjà Léa le regrette.
Une infirmière les interrompt, contrôle le pouls de Léa, prend sa température dans l’oreille, interroge « la douleur entre un et dix vous l’estimez à combien ? » Le père essaie de plaisanter à son tour, il trouve que ça ne fait pas beaucoup, finalement ce n’était pas grand chose cet accident. L’infirmière le fusille du regard et rétorque que Mlle Eymard sortira lorsque le médecin aura jugé son état satisfaisant.
Après le départ de l’infirmière, Léa demande à son père s’il a remarqué le nom que cette femme a utilisé pour parler d’elle. « Oui, et alors, cette femme te connaît, non ? » « Justement, non » est la réponse que Léa voudrait bien lui lancer à la figure, mais la fatigue qui apparaît sur le visage de son père à ce moment-là l’arrête net.
Avant de partir, le père laisse à Léa une enveloppe de la part de la mère, dedans il y a un chèque, « c’est ton cadeau… pour Noël, enfin… elle a préféré te le donner maintenant… des fois que… enfin si jamais tu… en as besoin ».

Une ambulance l’a ramenée chez elle en fin de journée. Léa a mis un temps infini à trouver ses clefs, l’ambulancier a dû l’aider. Ensemble, ils ont vidé le contenu de son sac sur le siège arrière. Elle a été soulagée lorsqu’il est parti, il semblait vouloir poursuivre la conversation mais Léa n’en avait aucune envie.
Assise dans le salon silencieux, elle observe les objets autour d’elle. Elle pensait que ce décor familier la rassurerait mais il n’en est rien. Alors elle tente de s’occuper en rangeant ses affaires. Elle doit envisager la suite maintenant : contacter l’assurance, se racheter une voiture… Avec ses faibles moyens, ça ne va pas être facile… Elle repense au chèque de sa mère, elle n’a même pas ouvert l’enveloppe. Prise d’un doute, elle vérifie l’ordre.
Cette fois, il n’y a pas d’erreur.



Sabine Chaignaud

13 avril 2010
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