16 mai 1940

Quatre soldats burinaient des barres à mine entre les pierres d’un pont. Les bâtons de dynamite attendaient sur la rive dans un sac à patates. Le pont enjambait un bras de Somme et le canal du Nord, à un jet de pierre de l’hôtel de ville de Péronne. Les Allemands approchaient, les radios étaient formels, sur leur vieux matériels recevaient les étapes d’avancement, Valenciennes – Douai – Douchy – Thun – Cambrai. Avant midi leur ligne de front aurait atteint Fins. D’ici trois jours à ce rythme tout le fleuve de Saint-Quentin à Amiens et jusqu’à la baie.

Péronne, route des Flandres, petite ville de maisons basses construites en briques rouges tout autour des lanières d’eau que la Somme forme dans toute la région. Chevelures de fleuve où chasser le canard. 16 mai 1940. Des carrioles quittaient la ville longeant ces marécages vers l’ouest. Chevaux, ânes, couvertures, valises, paille et victuailles. Familles qui espéraient franchir le fleuve et trouver refuge en Normandie ou dans le sud, s’inquiétant pour leurs garçons partis à Dunkerque, dans les Ardennes ou en Belgique. D’autres ne pouvaient pas bouger ou marcher si long, il fallait rester pour les bêtes. D’autres ne voulaient pas, se postaient derrière leur fenêtre, fusil en main, descendaient à la cave à l’approche de l’aviation, remontaient. D’autres encore attendaient que ça se termine, prêts à ouvrir les bras le moment venu.

Des charrettes renversées barraient symboliquement les routes. On avait saboté les usines.

Robert Keller roulait depuis Roye pour chercher deux de ses techniciens des P.T.T. Il les avaient laissés à l’aube au voisinage du château médiéval à réparer un câble du réseau téléphonique souterrain sur une ligne stratégique pour les transmissions au cœur des combats qui se déroulaient au nord. La fourgonnette grise des P.T.T à remorque bâchée de vert était à moins de cent mètres du pont au moment où les soldats le quittaient en courant. Ils firent signe en sa direction, de cinq doigts d’une main en criant Cinq secondes ! Boum ! Cinq secondes ! pour le faire arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Keller accéléra. Le ciel clair profitait à l’aviation allemande. Vent doux de mi-mai chargé d’une odeur de cendres et de poudre, peut-être rêvée. Passant au rapport inférieur, le moteur hurla et la fourgonnette prit un coup de fouet de vitesse. Keller vit alors le virage à gauche assez serré qui l’attendait en sortie. Cinq secondes pour cent mètres puis freiner avant de virer. Il savait qu’il avait ses hommes à récupérer.…† …† Presqu’au bout, ce fut la déflagration qui poussa le camion hors du pont, soulevant ses quatre grosses roues et gonflant la bâche. Keller projeté contre le volant, souffle coupé, virage raté, fossé, buissons. Il ouvrit les yeux par terre dans le camion, se dit que ça penchait, ses pieds toujours près des pédales et sa tête lourde contre la portière de l’autre côté avec l’impression d’avoir été évanoui des heures. Il vit de la fumée et entendit le sifflement continu de ses oreilles. Comprit que le pont venait tout juste d’exploser, qu’il n’était resté inconscient qu’une fraction de seconde, peut-être pas du tout. Il se rassit sur la banquette, puis ouvrit sa portière, sortit facilement mais avec une douleur dans les côtes, et observa les dégâts, pas grand chose. Contre les buissons et arbustes, le véhicule n’était qu’à moitié dans le fossé. Le moteur tournait encore. Il roula quelques mètres dans le creux de terre qui se redressait de lui-même, revint sur la route au ralenti. La bâche défaite des P.T.T. flottait derrière lui comme un drapeau.

Robert Keller retrouva ses techniciens en bordure d’un bosquet qui dissimulait le château. Il n’arrêta pas le moteur et descendit en passant une main dans ses cheveux bouclés et blonds, secoua un peu la poussière qu’il pensait avoir sur la veste et observa ses hommes de ses yeux gris clairs et vifs qu’il fit cligner rapidement pour chasser la peur qu’il ne voulait pas laisser deviner. Pierre Guillou lui annonça que c’était terminé, le câble au fond du trou d’obus était raccordé, dans la fosse qu’ils entreprirent, avec Laurent Matheron, de reboucher à la hâte. Keller n’eut pas besoin de vérifier, il savait le travail bien fait, ces dizaines de câbles fins détruits, ressoudés un à un puis rengainés. Le combiné de liaison avec les vérificateurs de la station était posé dans l’herbe à côté de la sacoche en cuir, avec les pinces, et le fer à alcool. Il les félicita et leur annonça qu’il fallait remballer vite, qu’ils ne pourraient aller sur l’autre site de dérangement à Albert, car les chutes d’obus allaient se multiplier. En montant dans le véhicule, les deux hommes demandèrent pour l’explosion qu’ils avaient entendue, Keller sourit et mentionna le pont où des soldats anglais l’avait laissé aimablement passer. Il savait où en trouver un autre, mais ne put terminer sa phrase car au même moment, au bruit caractéristique qui enflait, ils se tournèrent vers le nord, d’invisibles avions approchaient.

Malle à outils fixée à l’arrière, tous trois installés au coude à coude sur la banquette, Keller, qui commençait à sentir la douleur que l’adrénaline avait effacé, roula très vite sur des routes très minces soulevant la poussière des chemins de terre jusqu’à Saint-Christ-Benoit. Moins qu’un village, quelques maisons, beaucoup de barques vides, foulques, sarcelles et poules d’eau flottant sur les traits et taches éparses d’un fleuve qui semblait déchiqueté. Keller hocha la tête et sourit, il annonça le vieux pont qui ne supporterait pas l’armée allemande, et que leur camion pourrait passer, ton qui n’invitait pas à la dispute, ni au doute, non pas autoritaire, mais parce qu’il était visible que Keller savait et qu’on pouvait lui faire confiance là-dessus, sur l’hypothétique pont d’un village noyé entre les méandres et les tresses, simple bosquet humide et maudit pour quiconque tomberait dessus par hasard. Keller connaissait la région. Pour y avoir posé les équipements du réseau que ses hommes venaient de réparer pendant que lui-même sabotait une autre ligne à Roye qui, elle, ne reliait pas Dunkerque. Pour y avoir pêché aussi, fumé des cigarettes, à l’aube sous les saules pleureurs tandis que sa Georgette enceinte de leur troisième enfant faisait des siestes dans une barque immobile au creux d’un bras mort de la Somme.

Lu le 1er octobre 2022 en public, vidéo ici.

11 février 2023
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