1C. D’un mouvement. Nicole Caligaris
D’un mouvement qui n’est pas le mien, je dégage, encore uni et déjà plus, je rends sa virginité à cette parcelle d’une existence qui devra se passer de moi. Je disparais de ce qui pourrait être, je ne foncerai pas ici, densité opposée au grand astre, je jouerai, cil, grain, flocon promis à la capture, rien électrostatique porté à la lumière par l’ombre qui couvrira, à peine posées, mes empreintes, je prendrai la transparence des corps emportés par la courbe qui donne là-bas l’illusion d’une horizontale, je prendrai cette progressive consistance que les souvenirs comme les songes finissent par ne plus soupçonner.
Partir pour une confusion des signaux, partir pour une trop grande baie, partir, tremblement de toutes les fréquences, grand branle des tambours et des fifres, les marches sont ouvertes, les fanfares les guident, toute la musique de mon enfance vient battre derrière mes tympans, les pieds des hommes passent après avoir franchi la boue, après avoir perdu leur monture, les pieds des hommes dont le rang a tenu, que la poussière entoure, que la paille a gardés du froid toute une succession de nuits.
Avant le départ le sable se soulève. Les feux. Les toiles humides. Les couvertures. Les cuirs. Les corps avant le départ, levés. Et les forces, contractées par réflexe, remontent à l’intérieur des peaux, à l’intérieur des fibres, à l’intérieur des chairs qui attendent leur tonique, qui ne le trouvent pas, qui en gardent la soif, les forces se ramassent, dans un prodigieux coup d’Achille, sur elles-mêmes, les forces dérobées aux genoux, dérobées aux voûtes plantaires, décevant les reins, remontant vers la bouche à gober du néant, c’est le tremblement de la minute, le départ, soulèvement de buée, rien n’est certain, l’effet se communique à la terre depuis l’horizontale insaisissable à quoi mon enfance aspirait, passé la ligne, aucune langue ne se distinguera du bruit, reflux au moment d’avancer, retour contre soi, pas un prochain corps, fermeté où appuyer sa faiblesse, il faudra marcher avec les autres dont le pied n’est pas plus sûr, il faudra, sourd, imbécile au monde, s’élancer qui sait vers quelle île, vers quelle stèle du bord du chemin dont je ne saurai jamais ce que les signes qu’elle porte indiquent, s’il faut passer, s’il faut s’incliner ou se mettre à genoux.
Partir rejoindre la compagnie de mes semblables dont je n’aurai pas connu un seul, dont mes paumes, dont mes doigts n’auront pas touché un seul. Je coulerai.
Sous le sable, le récit, son arc, son foyer.
Je suis déjà rempli de bruit, déjà tout autre, emboîtant le pas des saltimbanques, des échasses montées par des bouffons aux faces blanches, au bonnet en étoile dont les branches portent le grelot. Cortège, je te rejoins en oubliant sur la table ma flasque et mon matériel à collets. Les balles montent entre les mains des hommes qui s’ouvrent et qui se ferment sur rien comme des poings d’enfants, le vide appelle. Les tambours en avant franchissent à chaque pas la ligne de la crainte, la chamade fait avancer le pays. Et l’air à mes poumons devra se présenter avec une densité différente, une salinité peut-être, une charge en azote, les lumières seront froides, les métaux lisses.
Prêt. Pour quelle expulsion, sifflé par les flûtes qui ouvrent la plaine de leur aigu malheureux, déjà puissant, appartenant aux centres glauques et disputés d’une mer intérieure, aux femmes poissons que les marins racontent ?
Parce que ce cœur qui n’est pas le mien a diffusé le poum et le tchac d’une expansion, d’un étranglement et d’une expansion, je m’en vais poser le pied dans le piétinement des hommes, le tchac et le tchac des talons qui ne se sont pas faits au terrain, pas faits à la marche, qui voudraient encore n’être pas partis, je suis enlevé par la force d’une parole que j’ai dû donner à quelqu’un et qui s’est mise à grossir, avec sa racine en bulbes logée dans mon épine dorsale, restée un temps inactive, endormie, je ne sais pas, qui est restée, entre mes omoplates, sans consistance, rien, avant de se mettre à grandir, avant de se mettre à pousser dans mon dos, avant d’adopter cette lubie de croître, cette passion de la lumière, éros, cette érection en branches depuis mes os, depuis ma moelle, je suis enlevé par le feuillage qui prend le vent dans mon dos, c’est le mouvement qui me soulève depuis mes battements d’enfant, depuis mes mimiques, mes étranges visages amiraux, mes généraux, mes capitaines, mes étoilés qui se composaient sur ma face et qui me quittaient à leur heure en emportant mon parler naissant dans leur vapeur où il se défait, je suis soulevé, depuis le bruit que je faisais avec ma bouche en soufflant dans mon poing, moi, pavillon, un œil en rogne depuis que le soleil m’est arrivé sur la gueule, je suis soulevé parce que la compagnie se lève, c’est le jour et c’est l’heure, parce que quelque part chez les étoiles les bâtonnets ont rendu leur verdict et voilà que le signal nous est tombé dessus. Et cette parole qui était allée s’enterrer sous le sable, voilà que le piétinement l’a levée, qu’elle aussi, sautillant deux minutes entre les bâtonnets avant qu’ils se déposent, elle m’est retombée dessus. Adieu. Je passe.
Monter sera toujours un mouvement musical. Un nombre proche du zéro commence, c’est-à-dire une onde qui appartient encore au néant, à son bourbier sonore, aux vibrations qui se perdent, une onde infinitésimale commence, qui appartient encore à la perte et qui, déjà, depuis le fond indistinct de tout ce qui s’agite et remue de la nuit, prépare le passage du seuil, et c’est le son qui va partir du silence, du faux semblant de silence qui le tenait en lui, disparate, gâché, perdu d’avance, c’est le son, ça commence, ses balbutiements qui sont des miracles, ses gutturales, ses explosives, ses fricatives, ses sifflantes, le son prend. Quel phénomène ? Avant qu’aucune oreille ne soit là pour entendre, la grande gueule pleine de cire et de glu dorée s’est ouverte et c’est le lâcher des bourdons qui vont inséminer notre histoire.
Je pars de cet effondrement du rythme qui me tient debout depuis le centre de mon thorax, je pars, tardif et pas bien ferme, espérant.
Oui, quelque chose tremble sur cette ligne que je n’ai jamais vue, dont le sucre fait ce roux qui me soulève, crépitant, de la salive plein la bouche, dépensé déjà comme force, assoupli, dédoublé, décuplé, sorti de mes cristaux, de ma pierre, croissant, sensible au ciel comme je n’ai jamais été, oui, extensible, quelque chose s’est produit sur la ligne que je n’ai jamais vue de mes yeux, que j’ai regardée tous les soirs, dans ce rêve entretenu par ma collection de feuilles, d’encres qui me viennent des quatre coins, que je laisse dans leur coffre, que j’emporte dans mon paquetage, que j’emporterai, que je laisserai au sable qui les a brassées avec sa nuit toutes les nuits, que je laisserai, tant pis, pour d’autres images, oui, il s’est produit une brèche dans la ligne arrêtant l’élément liquide qui a pris le milieu du monde et envahi ma propre bouche avec son sel, catastrophe, que la barre de mes dents cède, c’est la chute, irrépressible, oui, il s’est ouvert une ouverture dans la jonction sol/ciel, ça tremble, voilà ce qui m’a mis debout, un intervalle à l’intérieur de la ligne qui rend domestique le bleu, qui rend domestique le vert, un espace que je dois habiter, qu’est-ce que ça veut dire ?, dans la ligne qui coupe le sifflet des poissons femelles que personne de vivant n’a pu témoigner avoir vus, que je verrai, peut-être, une ouverture dans la ligne qui finit la terre, c’est la bouche, c’est la source, origine du départ, elle est à l’intérieur de mes genoux ébranlés par le choc, sous le ménisque qui la garde serrée le plus longtemps possible avant que je puisse, moi, desserrer les dents, me mettre en route, marcher, que tout coule.