3C. D’où. Benoît Vincent

Quel est ce lieu ?

Comment l’habiter ?

Quel est le lieu ? Le lieu d’où je dis. Le lieu est là d’où je dis. Quel est le lieu d’où je dis ? Comment habiter le lieu où je dis ? Comment envahir ? Il n’y a pas de doute. Je dis. Il y a. Je dis, et il y a. Quel est le lieu où il y a ? Où est le lieu qu’il y a ? Qu’y a-t-il, d’ailleurs ? Qu’y a-t-il d’ailleurs, il y a ?

Comment habiter

l’inconnu ?

l’invisible ?

l’innommé ?

l’indicible ?

Comment dire, nommer, voir, connaître… l’inhabitable ? L’hostile ? L’étranger ?

Il n’y a pas de doute possible. Mais il y a la violence. La violence quand je parle.

La violence de la parole, c’est lorsque je dis (et d’où je le dis) ce qu’il y a. La violence de la parole c’est du langage à l’œuvre.

Qu’est-ce que du langage à l’œuvre ? C’est quand je dis “je”. Quand un dit je, il annexe un territoire.

Qu’est-ce qui m’épouvante dans le langage ? C’est quand un territoire devient je.

Je ne veux pas de je.

Je ne veux plus de je.

Ces plantes ne sont généralement pas ramifiées, sauf au sol, où l’on observe un phénomène de multiplication des tiges, qui conduit à la formation de touffes caractéristiques. Ce phénomène se nomme le tallage.

C’est la violence que je parle.

Soit un lieu neutre, une étendue. Une étendue inerme, inerte, un grande étendue indifférenciée. Une lande ou une pelouse. Il n’y a pas d’arbre pour la soutenir. Pas de ville pour la contenir. C’est désert.

Et c’est vert.

Je traduis mon expérience qui est celle de l’apprentissage d’une langue.

Je ne dis pas que j’ai mieux connu le monde, l’étendue, la pelouse, après.

La pelouse, après.

Je ne dis pas que j’ai mieux connu le monde, l’étendue, la pierre, la paroi.

J’ai appris des mots, qui désignent des éléments de ce grand indifférencié. Je n’ai fait qu’ingurgiter du lexique, du dictionnaire. J’ai séparé du vert et du vert. J’ai séparé la pierre et la paroi. J’ai séparé. J’ai séparé le vert de la pierre du vert de la paroi.

Aussi j’ai habité ici. J’ai bâti, tracé, délimité. Posé un outil ici. Chassé une ronce là. Mue la pierre, et remuée. Remué encore. Et balayé l’ensemble.

J’ai crée des zones, des sections. Des couches. Rastérisé. Masterisé. Irisé l’espace, hérissé des bordures, hissé des clôtures, rehaussé le talus et creusé le fossé.

J’ai fait de l’espace, l’espacé. Du neutre, l’orienté. Du vide, l’occupé. Du sauvage, le civilisé.

J’ai habité.

J’ai aimé une étrangère. Une langue étrangère. Moi aussi j’ai couché avec la femme bleue. Je n’ai pas tellement fait exprès. J’aurais préféré ne pas. I would not prefer to. Comme elle disait dans sa langue.

J’ai eu peur de coucher avec elle. Effectivement, quand nos corps se sont séparés, le miens portait ses traces bleues. Mon corps était comme brûlé de sa chair. Ma peau portait les brûlures de son corps. Mon corps portait la trace de son amour.

Je n’ai pas tellement fait exprès. L’eau, qui est si abondante dehors dans sa multitude fouettant, c’est une denrée rare dedans, dans notre enceinte.

Pas d’eaux enceintes.

Pas d’eau rassemblée, mais la multitude des gouttes. Comme la multitude des épis ne fait pas un végétal. La multitude des hommes fait-elle un Empire ? La multitude des soldats fait-elle une armée ?

Pas d’eau, pas possible de laver, de laver l’affront que les dieux me faisaient.

Je n’ai pas tellement fait exprès. Elle se tenait là. Je dis Elle se tenait là. Je dis Elle qui regarde vers moi avec insistance. Je dis Moi ordonner que regard baisse. Et puis après. Je dis.

Et puis après… comment habiter là qui est loin ? Comment habiter le loin ? Ce n’est pas possible. Et Eros… Comment habiter là qui est l’étendu verte, indifférenciée ? Comment habiter la lande ? Comment habiter l’étendue partout ? Comment habiter une langue étrangère ? Comment habiter une terre étrangère ?

Une langue étrangère.

Une langue peut-elle être étrangère ?

Qu’est-ce qu’un langue étrangère ? Il n’y a pas de langue étrangère. Il n’y a que la langue, il n’y a que l’étranger.

En disant, je n’ai jamais que reconnu le monde, l’étendue.

Comment habiter le βάρϐαρος ?

La pelouse.

La campagne.

Dompté de haute lutte ce vocabulaire, ce lexique.

BROMUS ERECTUS HIERACIUM PILOSELLA BRIZA MEDIA…

Cherché à comprendre : qui parle ? Qui parle ici ? Quel est l’étranger qui parle ici ? Et d’où parle-t-il ? Ici ? Là ? D’où ?

Avec patience, j’ai posé des différences, des piquets, comme on aligne des croix, comme on pose des chiffres romains sur une feuille ou des lettres grecques. Comme on aligne des pila. Comme on aligne des fétus.

Comme on ajoute des croix aux murs des prisons.

Comme on ajoute des croix sur les carlingues des vaisseaux.

Comme on jalonne la via de croix pour chaque βάρϐαρος arraché à sa vie, à sa terre, à son brouhaha indifférencié, à sa pelouse, à sa campagne.

Connaître c’est reconnaître.

Leurs fleurs sont les plus simples qui soient. S’étant abstraite du recours aux insectes, elle se passe de la couleur. Faisant confiance au vent, elle est réduite au minimum (en taille comme en composition). Les fleurs, ou épillets, se rassemblent en une inflorescence appelée épi.

Et si on s’arrête au langage, on en vient à oublier le lieu d’où

On en vient à effacer le lieu d’où

On ne regrette plus le lieu d’où

On s’installe. On campe. On creuse une tranchée et on attend. On attend de reconnaître, dans le brouillard, dans le vert glauque plein des rosées froides de la nuit, le βάρϐαρος.

D’où

D’où

D’où

D’où

Jusqu’à ce que mort s’ensuive.

J’ai dit.

Que cherches-tu, βάρϐαρος ? Que cherches-tu à fuir, chez toi, toi qui oses parler ta langue devant moi ?

Quelle langue veux-tu affronter, en venant ?

Tu ne mérites pas que l’on t’écoute, car tu ne parles pas d’ici.

D’où parles-tu ? Quels sont ces poèmes que tu chantes, ces listes que tu ériges ? Ces murs dont tu rêves ?

Quel est ce feu sacré que tu préserves ? Quel est ce sang que tu me refuses ? Quel est ce sperme qui ne s’écoule pas ? Quelles sont ces larmes qui ne mouillent pas ?

Il faudrait sacrifier nos femmes à ton autel ? Nos terres à ton soc ? Nos chants à tes livres ?

Plutôt mourir.

Qui es-tu étranger derrière le mur ? Et pourquoi le bâtis-tu ? Ne vois-tu pas l’étendue sauvage, indifférenciée ?

Le grand brouhaha n’est-il pas plus touchant ?

Que crois-tu reconnaître dans ces herbes, et ces chaumes ? Dans ces ruminants maigres. Dans ses roches qui affleurent, pour te détourner de ton mur ?

Qui crois-tu venir ?

D’où veux-tu ?

D’où être ?

Qui venir ?

Quoi ?

D’où ?

Qui ?

7 juin 2016
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