Cap au Nord
Un récit de Robert Piccamiglio.
« A l’arrière pas un souffle... Pas un soupir. Agréable de voyager avec le père. Reposant. On voit quoi quand on est mort ? Rien sans doute... Vivant c’est la même chose. Rien non plus à comprendre... Le mode d’emploi est trop compliqué. C’est l’absurdité qui nous empoigne. Nous jette au sol. »
La voiture avale le long ruban de bitume avec un bel appétit. Le conducteur rêvasse, fume et ouvre de temps en temps « la petite valise noire invisible » qui contient (et parfois délivre) des souvenirs ordinaires, des scènes de vie éphémères quand lui et le père parvenaient à partager un moment infime mais précieux. Il remonte ainsi vers l’enfance, puis entre dans l’âge adulte, revoit le père silencieux, ouvrier modèle, immigré, mal payé mais n’osant réclamer son dû au patron.
« La mère régulièrement lui tombe sur le râble au père. Une furie la mère quand il s’agit de pognon. Lui cause au père augmentations de salaire qu’on voit jamais venir. »
L’étrange veille se poursuit, mobile, ponctuée d’instantanés revenus du passé. Piccamiglio décline cela en usant de ce style télégraphique déroutant mais très efficace et percutant qu’il manie depuis toujours. En enchaînant les phrases courtes, il donne à son récit un rythme haletant et soutenu. Celui-ci suit le tracé sinueux emprunté par la voiture. Le chauffeur attentionné jette ponctuellement un œil dans le rétroviseur pour voir si derrière le mort tient la distance. S’il lui arrive d’accélérer trop brutalement, il rétrograde assez vite, surpris par un virage en épingle à cheveux ou remis sur les bons rails grâce à un simple bouquet de fleurs, accroché ici ou là, en bordure de route, en mémoire d’un autre mort.
Leur croisière nocturne va les mener sur un parking situé près d’un cimetière à Bergame, là ou sont les racines, là où reposent les autres disparus de la famille, là où il faut aussi déposer le corps du père après avoir trouvé un cercueil, et de l’aide pour creuser la terre... Il sera alors temps de songer à faire route retour en laissant le mort apprécier, dans la Fosse Commune des Fervents Anonymes, cette grande solitude, qui, sa vie durant, semble ne l’avoir jamais quitté.
Robert Piccamiglio : Cap au Nord, éditions Encre et Lumière.