Comme le romancier le village...
L’histoire se situe sur la côte ouest des Highlands du Nord, île de Skyes, Hébrides-Intérieures. Le village s’étend depuis le Mountain Coffee Company, café d’adeptes du Dalaï-lama avec librairie pacifiste et terrasse, jusqu’au B&B où nous logeons.
De quelque banc en béton qu’on regarde la mer, vagues, miroitements, barques, dauphins, brume, phoques, horizon, on voit également la façade des maisons qui bordent le rivage. On sait à quelle heure les voisins se lèvent et se couchent, quels week-ends ils s’absentent, combien de jours ils partent en vacances, s’ils reçoivent souvent ou pas des invités, etc. Cela on l’observe presque par mégarde, avec ou sans malveillance on l’enregistre machinalement.
Ces maisons côtières ont été construites au XIXe siècle par les premiers arrivants, fonctionnaires coloniaux et patrons-pêcheurs, de belles villas vastes et confortables avec bow-windows et terrasses ouvertes à une vingtaine de mètres de la plage, galets puis sable.
Le village s’appelle Gair Loch.
La route qui longe le front de mer Low Road, route basse.
Car il y a une route haute, qui monte la colline et conduit à une route nationale, vers Enverewe Gardens d’un côté (la veille), Fort Augustus de l’autre (le lendemain).
Car les premiers arrivants ont eu des enfants, et le long de la route haute on a construit une école ; ces enfants ont eu des enfants, et on a construit une poste, un lieu de culte, une maison communale, un bureau d’informations touristiques, finalement un musée de la pêche quand les activités portuaires ont décliné cependant que le phare, œuvre de l’oncle du romancier Robert Louis Stevenson, persistait à éclairer une mer déserte et des barques immobiles. Le poste de police est une maison rose au jardin jonché de jouets d’enfants.
L’action principale se déroule derrière le musée.
Le Steading Restaurant, établissement ouvert tous les jours de dix heures à dix-sept heures et de dix-huit heures à vingt et une heures, occupe une ancienne étable de forme rectangulaire. Le sol cimenté est traversé au milieu, sur toute sa longueur, par une rainure qui devait servir à évacuer les déjections animales.
Autour, dans des boxes séparés par des cloisons qui s’élèvent à mi-dos, on a placé des tables en bois de six personnes.
On s’assoit sur des bancs.
À l’opposé de la cuisine où l’on devait entreposer les bidons de lait, une estrade signale qu’on accueille volontiers les musiciens, joueurs de cornemuse probablement.
Comme du rivage les maisons côtières, tous les dîneurs se voient, s’entendent.
L’endroit est bruyant.
D’autant que ce soir-là, une radio allumée à plein diffusait de la musique écossaise traditionnelle dont les tonalités et certaine monotonie rythmique évoquaient les mélopées indiennes. Ce n’était pas la radio du restaurant mais celle portative, un transistor, d’un homme ivre.
La proposition narrative est celle-ci : chaque fois que la serveuse (appelons-la Rougerie, dis-je à mes amis qui ont commandé de l’arbroath smokie : locally haddock smoked to a sooty copper colour) passe près de l’homme ivre, elle baisse le son de la radio, et chaque fois, Rougerie éloignée, celui-ci le remonte.
Le service est assez long (le restaurant est plein, le cuisinier est seul, Rougerie, on la voit à travers une petite fenêtre, met la main à la pâte).
On boit de la bière ou du vin blanc.
L’endroit est même très bruyant : à cause de la radio les voix sont obligées de se hausser pour être entendues de leurs proches voisins.
Il faudrait cependant être aussi intempestif qu’un touriste de passage pour avoir l’idée de se lever, traverser la salle, s’approcher de la table où est assis l’homme ivre qui ne mange rien en compagnie de trois hommes qui mangent et baisser la radio sans lui demander.
Ca aurait un effet, certes.
Un silence brusque aussi pesant que le vacarme.
Car on devine au mouvement de poignet péremptoire par quoi Rougerie tourne régulièrement le bouton de la radio, qu’elle seule est habilitée à effectuer ce geste professionnel, qu’aucun client local ne lui dispute.
Alors le touriste reste assis à se remémorer les Enverewe Gardens où il a cru voir, dans l’allée dite des magnolias, un capuchon rouge qui a éveillé en lui un ardent désir de conte et d’enfance.
D’ailleurs Rougerie apporte les assiettes de haddock, on y goûte, et l’exercice gustatif diminue la perception du bruit.
Une autre scène commence.
L’homme ivre s’est levé tandis que Rougerie se trouvait dans la cuisine et s’est accoudé à une des tables locales.
Rougerie revient dans la salle.
Ne voyant plus l’homme ivre assis à sa place habituelle, elle éteint la radio. Un instant les voix des dîneurs se maintiennent en équilibre sur une crête sonore, tâtonnent à définir le creux, puis le découvrant sous quelque syllabe s’y posent en douceur.
Comme s’il n’avait pas entendu la soudaine accalmie l’homme ivre parle fort ; rit fort ; plaisante fort avec les clients de la table locale, trois couples.
Ceux-ci l’écoutent en souriant, lui répondent avec bienveillance. C’est ce qu’ils ont à faire, ils le savent, comme ils n’avaient pas à éteindre la radio à la place de Rougerie.
La scène se développe.
L’homme ivre s’éloigne de la première table, traverse la salle, rallume la radio, retraverse la salle, s’accoude à une autre table locale.
Rougerie revient, éteint la radio, etc.
Ainsi se conjuguent les déambulations de la serveuse et de l’homme ivre, poursuite à deux voix dont une silencieuse, radio allumée, radio éteinte, de table en table sauf à celle des non-locaux, les conversations qui s’adaptent précipitamment aux crêtes et aux creux du fond musical tenant lieu, comme le hors-champ d’un plan cinématographique, de chœur qui concourt à l’action.
On devine cependant que la scène s’achemine vers son épilogue.
D’elle-même.
De l’agencement vraisemblable et nécessaire des faits.
Comme dans un bon roman la résolution narrative ne naîtra pas d’un revirement (vers le bonheur ou le malheur) extérieur inattendu ou merveilleux (touriste de passage en figure du deus ex machina) mais surgira d’un élément propre à l’intrigue.
À aucune des tables où il s’est accoudé l’homme ivre n’a bu.
Il a fini de boire.
Les clients locaux sont tous des romanciers expérimentés.
Ils connaissent leur boulot : éviter d’intervenir maladroitement par un tour de passe-passe réaliste ou un présomptueux eurêka ; se retenir de conclure trop tôt ; laisser les épisodes filer leur aventure jusqu’à interruption, qui ne sera pas dénouement mais en aura valeur.
Cela parce qu’ils savent que le rituel de l’affrontement (par radio interposée) entre l’homme ivre et Rougerie, mieux que la stupeur (qu’aurait provoquée le traitement brutal d’un néophyte peu au fait du travail romanesque, ou croyant encore à l’efficience des causalités irrationnelles ou trop rationnelles, c’est tout un), mis au point avec précision, à la torsion du poignet près, au litre de bière près, s’il est mené à son terme suffira à apaiser, berceuse achevant un exaltant récital de bel canto, les tensions et les émotions déclenchées.
De table locale en table locale l’homme ivre se console.
De reconnaissance locale en reconnaissance locale il restaure l’image de sa virilité que Rougerie, en le quittant a mise à mal. Et qu’importe s’il garde de cette rupture un goût immodéré de l’alcool. Qu’importe si Rougerie tôt ou tard, ayant congédié son amant d’un été revient vers lui.
Comme le romancier le village enregistre tout, accepte tout, comprend tout et se garde de rien juger.
D’ailleurs, ses trois compagnons ayant fini de dîner, l’homme ivre a dû repartir avec eux, on n’a rien remarqué.
Jusqu’où cette intelligence romanesque opérera-t-elle si un prochain jour l’homme ivre entre dégrisé dans le Steading Restaurant et accomplit une action irréversible ?
Que feront les dîneurs de cette place publique, agora, assemblée, djemaa, où l’on expérimente et pratique des règles de conduite poétiques auxquelles ce récit souhaite rendre hommage : découvriront-ils dans le tragique une source de plaisir inconnue ou éteindront-ils la radio avant de décider collectivement d’une mesure cathartique locale (l’un d’eux courant peut-être jusqu’à la maison rose au jardin jonché de jouets d’enfants) ?
La poétique, beauté, composition, nombre et nature des parties, est du récit, non de la chose, et sa conduite n’est pas celle des choses humaines, qui a nom éthique.
Comment, par quel gué franchit-on la ligne de partage entre ces deux conduites qui ont en commun de viser - dans le récit ; dans les choses humaines - le-plus-juste ? (Si la poétique est l’éthique du récit, la réciproque n’est pas avérée.)
Quel registre fougueux le fleuve de la représentation doit-il mettre en scène s’il ne veut pas couper les ponts définitivement ? (La question vaut pour les deux rives, on se souvient de cet enquêteur s’offusquant des imparfaits du subjonctif d’un meurtrier.)
À Fort Augustus le lendemain soir, au Bothy Restaurant sur le bord du canal, mes amis et moi, trois touristes français, dégustions le fameux haggis, panse d’agneau farcie, et trinquions avec du Glenlivet single malt, douze ans d’âge.
Qu’engendrerait un monde privé des infidélités de Rougerie et de l’ivresse amoureuse ? discutions-nous. Qu’engendrerait un monde privé de leur récit selon Aristote, i.e. comment se satisfaire de la seule version du Bien, souverain ou pas, qui chasse les poètes, narrateurs par excellence, de chaque village ?
L’ignorance est instable, les rivages ne manqueraient jamais où partir en quête de ses galettes et pots de beurre, nouveaux jardins sans jouets ou autres, loups, narrations.
Photo Alain Fonteray ©