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La femme sans tête de l'île Saint-Louis

 
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"Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs."
(Charles Baudelaire, "Les Fleurs du Mal", Le Cygne.)

Baudelaire fut un "piéton de Paris", mais l'on se perdrait sans doute dans le labyrinthe urbain à vouloir retrouver tous les lieux où il a vécu…
"Il a habité tantôt en haut, tantôt en bas, de plain-pied ou sous les toits, près du ciel ou de la rue. Les témoignages contemporains, ou la tradition orale qui a suivi, ne retiennent, dans la cinquantaine de domiciles parisiens qu'il a occupés, que des mansardes ou des rez-de-chaussée. A niveau d'homme ou d'oiseau, la perspective n'est pas la même, on ne voit pas la ville selon le même point de vue. De près ou de loin, Baudelaire jette un double regard sur Paris : panoramique ou focalisé, celui du balcon ou celui du pavé." (Didier Blonde, "Baudelaire en passant", Gallimard, 2003)
L'île Saint-Louis présente alors un avantage – de parti-pris : circonscrire la présence de Baudelaire en trois endroits très proches les uns des autres.



"Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) ;"
("Les Fleurs du Mal", Le Cygne.)

D'abord, l'Hôtel Lefebvre de la Malmaison au 22 (anciennement numéro 10) du quai de Béthune.
Ici, le poète habita un rez-de-chaussée, de juin 1842 à mai 1843 : mais la Seine, dès la lourde porte poussée, était quotidiennement à portée de son regard.
La plaque qui marque son passage est bien la seule à porter ce nom dans l'île Saint-Louis (on sait qu'il y a une rue Charles Baudelaire dans le 12e arrondissement où il n'a jamais habité !).
Mais, juste à côté, au numéro 24, se trouve l'immeuble, c'est écrit dessus, où vécut Georges Pompidou, de juin 1960 à avril 1974. Son "Anthologie de la poésie française" (Hachette, 1961) mentionne sûrement l'illustre voisin…



"Fourmillante cité, cité pleine de rêves,
Où le spectre en plein jour raccroche le passant !
Les mystères partout coulent comme des sèves
Dans les canaux étroits du colosse puissant"
("Les Fleurs du Mal", Les Sept Vieillards.)

Puis, Baudelaire s'établit dans l'Hôtel Pimodan (ancien Hôtel de Lauzun, XVIIe siècle), sis au 17 quai d'Anjou, sur la rive de l'île qui se trouve exactement à l'opposé de son ancien domicile.
"Là se tenait le club des Haschischins qui lui aurait donné l'idée d'écrire la première version des Paradis artificiels" (préface de Claude Pichois, "La Pléiade", Gallimard, 1961).

Baudelaire, qui occupa trois pièces au troisième étage de l'immeuble, le fleuve en vue, commença à y composer une partie des "Fleurs du mal". Il demeurera dans ce bâtiment immense de mai 1843 à juin 1845.
L'île Saint-Louis paraît ainsi à Théophile Gautier (cité par Didier Blonde) "une oasis de solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l'entourage de ses deux bras, semble défendre contre les empiètements de la civilisation".
"Quand il habitait l'île Saint-Louis, écrit encore Didier Blonde, Baudelaire "étonnait les paisibles habitants de ce quartier par des toilettes singulières que remplaçait le lendemain une blouse recouvrant un élégant pantalon noir à pied." En dissonance avec le milieu, ses tenues et ses coiffures servaient d'"épouvantail à l'ennemi". Est-ce qu'on ne raconte pas qu'il s'était teint les cheveux en vert ?"
Une rue resserrée sépare les habitations du quai de la Seine en contrebas. Des pavés ronds (qui ne sont peut-être plus de l'époque) donnent toujours à ces lieux un air d'autrefois. Seules quelques voitures et les "batobus" qui sillonnent en face le fleuve vert, par temps de soleil, troublent l'intimité des quelques lents promeneurs.



"Elle est belle et plus que belle ; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu'elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l'éclair : c'est une explosion dans les ténèbres."
("Le Spleen de Paris", Le désir de peindre.)

Enfin, la maîtresse mulâtresse de Baudelaire, Jeanne Duval, "la Vénus noire", habitait à quelques pas, dans cette île différente pour elle, au 6, "rue de la Femme-sans-Teste".
Celle-ci n'existe plus (elle l'a perdue), elle a été remplacée par la rue Le Regrattier. Un ballon d'enfant pend à une fenêtre à côté.
Au bout de la rue, côté Seine, on découvre encore l'inscription, gravée dans le mur, et la plaque indicatrice normalisée qui a été, par un reste de bon goût, fixée juste sous elle.
Combien de temps encore la pierre ainsi entamée gardera-t-elle le souvenir de cette énigme (que la petite statue d'angle pourrait peut-être éclaircir) ?
Ne dirait-on pas une préfiguration du "Double assassinat dans la rue Morgue" d'Edgar Poe, traduit par Baudelaire sous pseudonyme en 1846 ?
La rue Le Regrattier, ou plutôt la ruelle, permet de passer du quai d'Orléans au quai de Bourbon, en coupant à angle droit l'artère centrale, la rue Saint-Louis en l'Ile, devenue un peu mini-autoroute piétonnière. Mais Baudelaire n'aimait-il pas "la multitude" ?



"- Comment, vous n'avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! Vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez même pas de vitres qui fassent voir la vie en beau ?"
("Le Spleen de Paris", Le Mauvais Vitrier.)

Quittons l'île Saint-Louis un instant par le Pont Louis-Philippe : admirer de loin cette forteresse littéraire (Joachim Du Bellay y possède tout près une rue à son nom) permet de varier l'angle d'approche. Travelling arrière : les bouquinistes ouvrent leurs boîtes cadenassées puisqu'il fait soleil. Et les arbres roussissent de plaisir !


"La musique souvent me prend comme une mer !"
("Les Fleurs du Mal", La Musique)

Femme sans tête, livres en fête… Musique des mots, et grand charroi sous les ponts où coule la Seine. Une péniche nommée Durandal semble surgie du passé : étonnant que ces navires poussifs existent encore.
Mais vivre dans une île demande des précautions : il faut se tenir prêt à prendre le large, à bord d'un bateau - ou peut-être simplement d'un livre.
A ses risques et périls, s'embarquer, de toute manière.

D.H., 21.10.04

Opium :
http://www.remue.net/litt/baudelaire.html
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