balade photo Grimoires et photos cultes |
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L'invisible : le photographier ? S'il semble possible de s'en approcher par la parole, l'écriture, la musique, la peinture, aller jusqu'à le fixer, le révéler dans un bain acide ou, maintenant, par un procédé électronique, ne serait-ce pas là tentative vraiment déraisonnable ? Une trace visible (ou audible) des phénomènes "surnaturels" peut-elle être conservée par un système mécanique voire virtuel : car le spirituel, l'insaisissable est-il prêt – ou définitivement rétif - à se laisser piéger et enfermer par l'appareillage de la reproduction matérielle ? La photographie a affronté ce défi depuis la fin du XIXe siècle ; d'autres moyens techniques ont été utilisés par la suite (magnétophone, cinéma…). Ainsi, l'exposition qui s'est ouverte à la Maison européenne de la photographie, intitulée "Le Troisième œil. La Photographie et l'Occulte" (du 2 novembre 2004 au 6 février 2005, 5-7 rue de Fourcy, 75 004 Paris) offre un panorama plutôt sidérant des expériences et résultats obtenus, en France et à l'étranger, dans ce domaine obscur et impalpable...
Si un jardin japonais de gravier lèche de ses vagues ordonnées l'entrée du bâtiment où se déroule l'exposition, préparée en collaboration ave le Metropolitan Museum de New York, ce ne peut être un hasard : le noir et blanc minéral n'a pas dit son dernier mot. Et ce sont d'ailleurs ces couleurs, avec la sépia, qui règnent dans les deux étages où quelque 250 photographies étranges, amusantes, inquiétantes ou absurdes sont rassemblées. L'atmosphère est à l'obscurité lourde : elle exigerait même parfois une lampe de poche pour déchiffrer les légendes des clichés (mais peut-on décrypter une légende ?). L'environnement sonore est inexistant : dommage, on aurait aimé entendre les coups tapés par un guéridon de Jersey ! Il est, hélas, impossible de photographier l'alignement de ces photos (quelques-unes d'entre elles sont reproduites sur le site www.2004.photographie.com indiqué en fin de chronique), et une guide nous voyant prendre des notes nous suit à la trace, talkie-walkie en main. Des caméras vidéo (à infra-rouges ?) nous surveillent... Dans les photos "occultes" présentées, trois grandes catégories ont été répertoriées : les esprits, les fluides, les médiums. L'ensemble peut donner des frissons agréables ! " Spirite" est le titre d'une nouvelle (1865) de Théophile Gautier. Là, on y est. Le commerce de ces documents est repéré dès 1872 aux USA avec Howard Mumber, Frederic Hudson et Reeves (un nom qui s'imposait). C'est la valse des fantômes, la société spectraculaire... Le photographe Jacques-Henri Lartigue tente une expérience, en 1905, avec le drap qu'il prête à un ami dont celui-ci se débarrasse prestement, le temps que "le bouchon" ouvert de l'objectif fixe le "linceul" suspendu en l'air. Tous les clichés sont de petit format, genre 6 X 9, plus ou moins gondolés, collés parfois sur des albums qui ressemblent alors à des grimoires annotés de formules à l'air cabalistique. Une photo de Nadar (qui ressemble au Président Lincoln) montre un "corps astral par truc" avec le portrait d'Albert Rochas, administrateur de l'Ecole Polytechnique... On se lance aussi dans les "ferrotypes", plaques spéciales, on capte même des "écritures spirites". L'Allemand Theodor Pririz photographie un fantôme en 1920, mais, encore plus fort, l'Anglais William Hope attrape au vol (comme le vif saisit le mort), en 1931, la réapparition de Conan Doyle bien après son décès. On essaie aussi les "scotographies" (presser une plaque photographique dans l'obscurité contre son visage), ce qui permet d'entrer en contact (invention de la planche du même nom ?) avec "des opérateurs invisibles". Une somme de 4 500 photos de ce (contre)type a été conservée. On prend même des photos sans appareil, la plaque tenue à bout de bras : William J. Pierce en est le spécialiste ; il récolte ainsi, parmi d'autres preuves, l'empreinte d'une croix, un buste de femme dans un halo...
L'immatériel, ce sont aussi "les fluides", les pointillés que nos mains, nos visages, nos silhouettes ont pu laisser ici ou là. Les photographier, n'est-ce point un tour de force ? Adrien Guebhard étudie les "cyanotypes" (empreintes gazeuse des corps) et démontre la fausseté des images fluidiques (1897-1898). Mais Louis Target réussit à prendre six "photos fluidiques de la pensée", comprenant "un portrait de Beethoven (1896), Planète et satellite, Photo du rêve, l'Aigle (1896), Le Volcan, la Colère, la 1ère Bouteille". L'Américain Ted Serios, plus près de nous, en 1965, projette deux images de la pensée sur Polaroïd. Et Danièle Laurent, en janvier 2002, réussit à nous montrer des photos d'aura. Ces clichés intriguent : si l'aura est un halo, la pensée n'est pas clairement formulée… Mais leur mystère même en vient à leur donner une sorte de véracité. Plus le sujet semble trouble, plus c'est le trouble qui s'installe en nous ! La photo "déclenche" ici une sorte de phénomène "réflexe" : et si, finalement, c'était un peu comme cela ? Ces ombres blanches, ces filaments argentés, ces ectoplasmes, ces myriades de galaxies abstraites, ce ciel noir d'encre où le squelette d'une main se profile : "l'Ange du bizarre" déploie encore ses ailes au-dessus de nous...
L'intercesseur n'est pas ici le photographe : c'est le médium lui-même, celui qui va se transmuter en véhicule de l'expérience inouïe. Le photographe n'en sera que le média... En 1913, Juliette Alexandre Bisson prend la photo d'un médium escorté d'un fantôme. Thomas Glendenning Hamilton, un Canadien, fait apparaître le nom de Flammarion en lettres blanches sur un de ses clichés, en 1931. Il est vrai que l'éditeur français s'intéressait beaucoup aux "sciences occultes" (dénomination éminemment poétique). Un photographe de Porto-Rico, Francisco Ponte, réussit le prodige de faire s'écrire, sur des feuilles enfermées dans une boite scellée avec du fil de fer, des messages venus d'outre-mer ; en témoignent 35 photos (1912-1923) dont une porte le texte suivant : "Nous jurons de revendiquer éternellement le droit de (sic) alsaciens et des lorrains de rester des Français". Mais les médiums s'envoient en l'air, objets y compris. Le groupe Sorrat (USA), en 1966-1967, photographie des lévitations de tables, de poupées et d'autres objets inanimés à l'origine... Le Danois Sven Türek montre l'élévation du médium lui-même par-dessus la compagnie venue assister à ces déménagements de mobiliers. Jules Courtier (1906-1907), Fernand Girod (1910) se livrent à la même règle du jeu. Le Français Henri Mathouillot obtient un scoop le 26 août 1935 : l'envol d'un guéridon en deux photos. Victor Hugo n'a cependant pas pu témoigner de la réalité de l'événement. Après la visite de l'exposition, on se retrouve dehors, à la lumière, à la respiration. Rue Saint-Antoine, une vitrine de librairie expose des livres portant les photos des visages de Rimbaud, Artaud, Foucault, Derrida... Ils ne sont plus là mais sont toujours présents. Même si leur aura est invisible. Pas loin du métro Saint-Paul, dans une petite rue, un mince immeuble étrange n'a pas encore été la proie des promoteurs immobiliers, ces vampires modernes : mais peut-être y fait-on toujours tourner les tables pour conjurer un sort malin ? D.H., 8.11.04 Pour graviter : |