Didier Cahen | L’instant de ma mort
Dans Qui a peur de la littérature (éd. Kimé, 2001), Didier Cahen propose un parcours original, où chaque thème convoque la figure d’un auteur : philosophie, expérience, sujet, poésie, destin, passage, pensée mènent à Celan, Benjamin, Derrida, Jabès ou Duras. Et trois fois traversent l’oeuvre de Blanchot ("être libre"). Nous reprenons, en remerciant et Didier Cahen et les éditions Kimé, les dernières pages du livre, celles consacrées à L’instant de ma mort de Blanchot.
Didier Cahen : L’instant de la mort ?, Maurice Blanchot.
L’instant de ma mort ? : sous ce titre d’une évidence énigmatique, Maurice Blanchot nous offre un court récit qui éclaire l’improbable destin d’un homme. L’histoire se passe à la fin de la guerre. Le narrateur raconte les circonstances qui le menèrent devant le peloton d’exécution formé par l’occupant, et le concours de circonstances qui le sauva d’une mort promise. Le livre s’arrête au moment même ou la vie quotidienne semble reprendre le dessus. Via l’anecdote d’un manuscrit perdu, une dernière page viendra clore le récit, nous indiquant, de loin, le sens probable d’un livre, le sens possible de la littérature. On sera naturellement tenté d’attribuer l’admirable rigueur du texte à la sérénité inquiète d’un écrivain qui, âgé de 87 ans, se sent, plus que jamais, appelé, seulement appelé par l’absolue nécessité d’écrire. La nudité de la narration, une sorte de neutralité qui semble d’emblée requise par la brutalité des faits, frappe d’autant plus qu’un certain nombre de détails donnent à penser qu’il pourrait s’agir là d’un récit autobiographique. "Je sais » : ce sont les mots du narrateur lorsqu’il décrit la résistance passive de cet « homme jeune » qui n’accepta qu’en faisant face d’être chassé de chez lui par une troupe nazie. C’est toujours avec le même tranchant, qu’il nous rappelle, véritable citation gravée dans sa mémoire, cette ultime requête formulée à l’ennemi, avant d’être fusillé : « Faites au moins rentrer ma famille. »
La vraie grandeur du livre sera de s’en tenir à ce registre, de ne pas détourner le récit de sa logique impitoyable : un pur constat, la description de la suite, du nouveau tour pris par les événements puisque le narrateur est là pour nous les rapporter. Ainsi, l’auteur ne dira rien ou presque de son intimité avec la mort. Le récit se devra d’être bref. À très peu près, des faits et gestes ; pratiquement rien de plus. Pas de tentation de rechercher un sens à cette épreuve, pas de tentative d’interpréter ce qui, d’ailleurs, s’explique assez par l’enchaînement des faits pour se passer de commentaire : une attitude considérée comme arrogante par l’ennemi entraîne son immédiate condamnation à mort. Le « bruit considérable d’une proche bataille », menée par les camarades du maquis, éloigne le lieutenant nazi. L’un des hommes du peloton d’exécution, en fait composé d’étrangers (les Russes de l’armée Vlassov), profite de l’occasion pour lui faciliter la fuite. La demeure (« Le Château ») sera, elle aussi, grandement épargnée en raison même de ce qu’elle représentait, tandis que les fermes alentours brûlaient. Après une telle épreuve, on l’imagine, le narrateur ne sera plus le même homme. Seules entorses au récit, deux notations discrètes pour dire (à peine) deux sentiments qui, sans doute, formeront la matrice, la matière du plus impitoyable tourment ; comme si, au-delà même de toute possible résolution psychologique, c’était le poison d’une interminable guerre en lui qui lui avait été inoculé, tandis que sa vie semblait elle préservée. De fait, comment réconcilier d’une part la légèreté « irréelle » éprouvée devant la mort - « une sorte de béatitude (rien d’heureux cependant) » - et de l’autre, le poids sur la conscience d’une vie sauvée « parce que même aux yeux des Russes, il appartenait à une classe noble ». Gravité de la question ; il faut savoir s’en satisfaire. Le lecteur qui en restera là aura effectivement touché toute une réalité essentielle de ce livre, qui nous rapporte l’épisode de la vie d’un homme qui a vu, de ses yeux vu, la mort pointer au bout des fusils de l’ennemi. Même s’il n’y a pas, parce qu’il n’y a pas, ici, de savoir de la mort, parce qu’on lira, toutefois, la forte lucidité de l’écrivain qui nous adresse ce qu’il sait ignorer, le livre est riche d’enseignement. Ainsi, parlant de la légèreté : « Je sais, j’imagine que ce sentiment inanalysable échangea ce qui lui restait d’existence. Comme si la mort hors de lui ne pouvait désormais que se heurter à la mort en lui. " Je suis vivant. Non, tu es mort. " » On le pressent alors, comme toujours dans les livres de Maurice Blanchot, le récit ouvre plus secrètement les chemins d’une forte méditation, qui revient de fait, sinon de droit, à la littérature. Qui pourrait dire, en vérité, voilà comment j’ai vécu ma mort... Qui dit « l’instant de ma mort », qui peut encore l’écrire, a vécu cet instant sans vivre la mort qu’il annonçait. L’instant de ma mort désigne, au mieux, l’extrême moment de la vie. Il nous renvoie, d’abord, à la façon dont fut vécue l’attente. Dès lors, le récit parle d’un futur antérieur. Il dit, entre les lignes, confiant l’intraduisible ou l’inanalysable à la littérature, comment un homme aura dû vivre, aura pu vivre, partant de là, en attendant sa mort. Il vit depuis comme si la mort vivait en lui. Il vit encore comme si l’attente l’avait à jamais délesté de tout le poids du monde, comme si attendre alors c’était déjà mourir en attendant la mort. Qui sera, quel sera 1 ’homme qui signe, dorénavant, ces lignes ? Dans une telle perspective, qui pourra distinguer la part du rêve, de la réalité ? Fiction, cette auto-initiation à la mort ou récit de formation ? Un véritable compte rendu du réel ou l’oeuvre pure de l’imagination ? Pour importantes qu’elles soient les réponses resteront secondaires. Précisément, et n’est-ce, ici, le sens le plus fécond de l’histoire, tout se passe, d’abord, en deçà de l’analyse et de l’interprétation. L’importance de l’instant n’a jamais tenu qu’à cela même : l’événement nu de l’attente. L’essentiel du récit est là ; une sorte d’enseignement, dans la distance et la fidélité à soi, à cela, pour qui finira par traduire l’instant de la mort en termes personnels : il y aura eu ce temps mort dans ma vie, point-source d’une autre venue au monde ; peut-être l’expérience virginale d’une mort dont ce n’était pas l’heure. Publiant ce livre, immense, nous offrant son récit, Maurice Blanchot en garde la mémoire. Il vient nous dire, en écrivain : voici « l’instant de ma mort », voici le prix de la vie ; voici le moment venu de rapporter l’épreuve vertigineuse du réel, en apportant des éléments de preuve d’une vérité contenue, qui mêle des formes complexes de résistance, de survivance, de revenance... Sachons alors apprécier l’irremplaçable vertu de la littérature quand elle s’attache à ce qui résiste à l’analyse, lorsqu’elle s’attaque à « l’impossible » pour délivrer son message essentiel, pour réveiller, sans un mot de trop, l’avenir de notre vie tel qu’il était écrit.
© Didier Cahen / éditions Kimé