Genèse d’un écrivain, par Cécile Wajsbrot
Charlotte Delbo, La vie retrouvée de Ghislaine Dunant vient de paraître chez Grasset, 598 pages, 24 €.
Charlotte Delbo aux Éditions de Minuit.
De Ghislaine Dunant, sur remue, Lire comme expérience, acte I.
Le site de Ghislaine Dunant.




Mais il est une gare où ceux-là qui arrivent sont justement ceux-là qui partent
une gare où ceux qui arrivent ne sont jamais arrivés, où ceux qui sont partis ne sont jamais revenus.
c’est la plus grande gare du monde.
Coïncidence, affleurement de l’inconscient — Ghislaine Dunant est à l’affût de tels hasards, de telles rencontres. Son livre — qu’on peut difficilement appeler biographie tant il contrevient aux lois monotones et monolithiques du genre, tels le tableau des ancêtres, les longues pages convenues sur l’enfance et autres développements sur les amours officielles, clandestines, ou pseudo- tableau (qu’on dirait issu de Wikipédia) de l’actualité des périodes traversées — son livre dessine l’itinéraire existentiel, intellectuel d’une femme engagée qui ne s’est pas contentée d’être la spectatrice de son époque mais en fut une actrice de premier plan. Active dans la Résistance, active dans l’autre résistance, après-guerre, celle à la guerre d’Algérie, et active dans le combat peu aisé d’une femme écrivain pour accéder à la publication lorsqu’elle ne bénéficie pas du réseau de l’origine sociale ni de celui des études, lorsqu’elle écrit des choses dont personne ne veut entendre parler. Car si le nom d’Auschwitz est aujourd’hui si sonore que nul ne peut l’ignorer, il faut se replonger dans l’atmosphère des années cinquante, des années soixante, soixante-dix, voire quatre-vingt, où la société française tournait résolument le dos à tout travail sur un passé plus que mitigé.
Sept ans d’un travail patient — celui de Ghislaine Dunant pour écrire ce livre —, d’une recherche tenace dans les archives, dans une correspondance inédite, sept ans pour retrouver les témoins d’une vie et d’un combat, sept années de lecture, de relecture, pour cerner l’œuvre et ses abords, sept ans d’écriture et d’invention d’une forme, d’un point de vue, sept ans pour parvenir à cette spirale vertigineuse d’écriture qui atteint au cœur d’une œuvre. Sept ans comme un écho, comme un miroir aux longues années que mit Delbo non tant à écrire qu’à faire publier ce qu’elle avait écrit.
Au-delà des camps et de cette expérience d’effroi qu’on dit intransmissible — dont quelque chose pourtant nous est transmis — au-delà de cette « connaissance inutile », pour reprendre le titre du deuxième volume de la trilogie de Charlotte Delbo, c’est l’énergie d’une femme pour accéder à l’existence, à la reconnaissance, que décrit Ghislaine Dunant qui sait bien, elle aussi, le temps qu’il faut pour écrire un vrai livre, et le temps qu’il faut pour qu’il soit lu.