Habitat pour les SDF

Dieu, qui remonte nos cadrans solaires. »
(Georg Christoph Lichtenberg, « Aphorismes »)

Lundi 12 janvier 2004

Le soir, en se promenant, tomber sur des blocs de parpaings, dans une descente de garage du côté de République, s’émouvoir que tous étrangement hérissés portent une croix, les faisant en cela ressembler à des tombes, à un cimetière, cela déjà valait photo. Et puis lire le texte écrit en bas, s’approcher et lire : "On va venir chier tous les jours sur votre honteuse installation anti-sdf. Propriétaires de merde, bientôt c’est vous qui dormirez dehors."

Alors comprendre l’infamie. Ici on ne supporte pas que des personnes à ce point démunies qu’elles doivent dormir dans la rue, que ces personnes sans logement, prennent refuge dans cette pente qui sans doute les met tout juste à l’abri du vent et de la pluie. Alors on prend des mesures, on vote, et on construit, on construit, à l’économie, des blocs de parpaings et on les assemble de telle sorte qu’il soit absolument impossible de s’allonger d’aucune façon que ce soit.

Quelle honte ! Je me demande combien cela leur a coûté aux propriétaires de faire venir les maçons - ces gens-là évidemment ne savent pas manier eux-mêmes la truelle, sans doute trop salissante - et combien de repas chauds on peut acheter avec cet argent ou de sandwichs offerts la main tendue et de discuter un peu, sans offrir de solution ni d’encouragement, juste de la petite conversation qui donne un peu de chaleur.

En prenant les photos s’apercevoir que les personnes chassées, mais qui apparemment savent parfaitement écrire, pas la moindre faute d’orthographe dans ces cinq lignes, de la concision à revendre en plus - je voudrais être sûr que les brutes qui habitent là savent écrire de la sorte sans le correcteur d’orthographe-passoire de Word - s’apercevoir donc, au nez, qu’ils ont tenu parole, ça pue la pisse et quelques étrons embaument en contrebas.

La brutalité de tout ceci. Je pense au « Dépeupleur » de Samuel Beckett, ce cylindre-hachoir dans lequel croulent des humains qui ont à peine la place de se tenir debout les uns contre les autres, sans tout à fait se toucher, et tout, jusqu’à la température du cylindre sans cesse changeante, est conçu pour les harceler sans cesse.
Les interstices laissés libres par les parpaings me font exactement penser à cela : ils sont l’augmentation de l’inconfort. Le ciment de cette descente de garage n’était pas assez dur comme cela sans doute. Les espaces que laissent les rangs de parpaings sont juste prévus pour que nul ne puisse s’y allonger, et ceux des parpaings qui sont plantés debout le sont de telle sorte qu’on ne puisse prendre aucune diagonale.

De ce garage entrent et sortent des voitures et leurs conducteurs s’accommodent, apparemment, de voir ces parpaings, dans les phares de leurs automobiles, et comment font-ils pour oublier chaque fois à quoi servent ces parpaings ? Car c’est encore bien plus que de détourner le regard, ici c’est la pensée qu’il faut détourner.

Je ne manie généralement pas l’insulte - parce que je trouve qu’elle renseigne davantage à propos de celui qui la profère qu’à propos de celui qui la reçoit - mais là, c’est bien tout ce que ces gens méritent, je vous donne l’adresse - 32, rue René Boulanger dans le dixième arrondissement, c’est juste à côté de République - allez conchier et compisser cette descente de garage. C’est tout ce qu’il reste aux gens de la rue, de pisser et de chier contre cette porte de garage, bientôt c’est tout ce qu’il nous restera aussi pour dire à ces gens bien-pensants et bien-barricadés ce que nous pensons de leur pensée étroite. Misérables.

Philippe De Jonckheere (paru dans Le Terrier)

Samedi 7 mars 2004

A l’attention de M. Tony Dreyfus, maire du Xe arrondissement de Paris.

Objet : Habitat pour SDF.
Ce matin 7 mars, rue du Faubourg du Temple et juste à l’angle de la place de la République, je remarque que des sortes de “plots” ont été plantés devant les vitrines des magasins “GO Sport” et “Habitat” (voir photos ci-jointes).

Leur fonction semble être d’empêcher des SDF de s’allonger là pour passer la nuit : mais comme ces “plots” n’ont pas été installés, quand même, devant les sorties de secours, il reste heureusement un espace pour que les individus démunis puissent s’allonger (voir cliché d’un dormeur devant “Go Sport”).
Je me permets donc de vous poser les questions suivantes, habitant moi-même le Xe arrondissement, et découvrant ce nouveau dispositif de lutte contre les sans-abris (après la quasi-suppression des bancs dans les stations de métro parisien, qui étaient d’ailleurs utiles aussi pour ceux qui bénéficient... d’un domicile fixe, mais cela relève sans doute uniquement de la RATP) :


— ces ”plots”, qui manquent pour le moins d’”urbanité”, ont-ils été installés avec l’accord de la mairie du Xe, ont-ils fait l’objet d’un permis de construire, et ne présentent-ils pas un danger pour des piétons qui s’approcheraient trop près des vitrines de ces magasins ?
— n’y-a-t-il pas d’autres moyens pour éviter que des personnes sans domicile fixe ne couchent dans la rue (je croyais qu’il existait une “Brigade” spéciale pour les repérer et les emmener dans des lieux d’accueil décents, que la Croix-Rouge patrouillait régulièrement, qu’il y avait même un numéro téléphonique spécifique pour que les citoyens puissent alerter les autorités sur ces cas, notamment en cas de grand froid, etc.) ?
— devra-t-on un jour planter entièrement les trottoirs de ce type de “plots” afin que des SDF ne continuent pas à s’y étendre la nuit, comme on en voit toujours, périodiquement, dans les rues de certains quartiers de Paris ?
— faudra-t-il finalement, au nom de la “sécurité” de la population bien logée, hérisser entièrement la capitale de ces piques (peu révolutionnaires et plutôt réactionnaires !), si la municipalité socialiste a donné son accord pour ce type de mesure ?
Un ami, Philippe De Jonckheere, m’avait fait remarquer, il y a déjà quelques semaines, que dans la rue René Boulanger, à côté de cette même place de la République, les propriétaires d’un immeuble avaient fait construire (avec un permis ?) des sortes de stèles en béton sur le côté de l’entrée d’un parking donnant sur cette rue (et bien visibles de tous les passants), pour empêcher que des SDF viennent s’y abriter. Il vous a envoyé une lettre à ce sujet.

J’aimerais donc savoir quelle est la position réelle de la mairie du Xe arrondissement sur ce problème, et les solutions “humaines” qu’elle entend éventuellement lui apporter.

Dans l’attente de votre réponse, je vous prie de croire, Monsieur le Maire, à mes respectueuses et citoyennes salutations.

Dominique Hasselmann

Dimanche 8 mars 2004.

A l’attention de M. Tony Dreyfus, maire du Xe arrondissement de Paris.

Monsieur le Maire,

J’avais effectivement fait un courrier (postal celui-ci) dans ce sens au mois de février pour lequel je m’étonne de n’avoir pas reçu de réponse.

Je vois joins une autre photograhie de ce genre d’installations qui ressemblent beaucoup aux petites piques que l’on installe sur les toits et les corniches de Paris pour dissuader les pigeons de s’y percher. Ici ce sont des personnes que l’on empêche de "percher" où il leur est encore possible de s’abriter partiellement des intempéries.

Comme l’indique mon ami Dominique, nous serions très intéressés de savoir si ces constructions ont été faites dans le respect d’un permis de construire.

Vous souhaitant bonne réception de tout ceci, je vous prie de croire en l’expression de mes sentiments respectueux.

Philippe De Jonckheere

Lundi 15 mars 2004.

Bonjour,

Voici la lettre qui m’a été transmise par M. Pierre Thomas, Directeur de cabinet, en réponse à vos questions :
Cordialement,
Le wbemaster.

Bien reçu votre mail auquel je vais m’efforcer de répondre avec le plus
de précision possible.

1) l’installation des plots auxquels vous faites allusion, en devanture
du magasin Go Sport place de la République, ont été installés par cette
société sans qu’il soit nécessaire pour elle de solliciter un permis de
construire auprès des services de la Mairie de Paris.

NB : pour mémoire, la Ville de Paris est seule compétente pour instruire
et délivrer (ou pas) les permis de construire. La mairie
d’arrondissement est consultée pour avis opur chacun d’eux, au même
titre que d’autres institutions (architecte en chef des Bâtiments de
France, Préfecture de Police, Préfecture de Paris, Pompiers, service des
carrières, ...)

La faible ampleur des travaux ne rend pas en l’espèce cette formalité
obligatoire.

Une simple déclaration de travaux est nécessaire. La ville de Paris ne
peut donc s’opposer aux travaux concernés qu’e, vertu de critères
d’urbanisme et de conformité au plan d’occupation des sols (nouvellement
dénommé Plan Local d’Urbanisme).
Tout opposition autrement motivée (et notamment pour les motifs
"éthiques" que vous mentionnez) serait attaquable devant le tribunal
administratif pour "excès de pouvoir", annulée, et le permis de
construire accordé par le TA.

2) Par ailleurs, ces déclarations de travaux ne font pas l’objet d’une
demande d’avis du maire d’arrondissement.
La mairie du 10ème n’a donc pas été préalablement informée des
installations que vous déplorez, et ne les a pas autorisées.

La société qui a commandité les travaux est par ailleurs directement
responsable en cas d’accident dû aux installations qu’elle a souhaitées
mettre en place.

3) Des dispositifs existent effectivement afin d’éviter que les
personnes sans domicile fixe ne dorment dans la rue. Des centres
d’hébergement de nuit permettent d’accueillir ces personnes. Ils sont
gérés par le Samu Social, sous la responsabilité de l’Etat. Il s’agit
des dispositifs accessibles via le n° de téléphone "115", dont vous avez
certainement entendu parler, notamment par les campagnes de
sensibilisation lancées pendant les périodes de grand froid.

Cependant, sauf par grand froid, il n’est pas possible de contraindre
une personne sans domcile fixe d’utiliser ces hébergements (les refus
sont fréquents, motivés par le refus de la promiscuité induite par ces
structures, les tentatives de vol ou de racket, ou tout simplement parce
que la plupart des centres d’hébergement n’acceptent pas les chiens que
possèdent de nombreux SDF)
De plus, le nombre de places d’hébergement accessibles aux SDF
"réguliers" n’est non seulement pas suffisant mais un "quota" de places
est réservé par l’Etat pour des besoins d’hébergement spécifiques
(réfugiés kurdes suite à la fermeture de Sangatte, réfugiés afghans,
..).

Les réponses ci-dessus valent également pour les aménagements réalisés
par la copropriété du 32, rue René Boulanger.

Pierre THOMAS
Directeur de Cabinet
Mairie du 10ème arrondissement
Tél : 00.33.(0)1.53.72.10.03
Fax : 00.33.(0)1.53.72.10.01

1er avril 2004
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