Jean-Philippe Cazier | Van Gogh Lybie ou Soudan (vidéo et texte)
Parler sans faire de la parole une prison de plus. Parler pour ne pas faire de la parole une prison de plus. « Plus de frontières », disent les migrants, et ils ont raison. Comment écrire une écriture sans frontières ? Comment faire des images sans frontières ?
Agencer des images et de l’écrit, je ne sais pas faire, mais ça m’est égal. Les exigences esthétiques du cinéma sont devenues les exigences d’une technique et d’une économie de riches. Mais on peut faire un film de pauvres. N’importe qui peut faire un film.
Faire un film fait par n’importe qui.
Faire un film là où l’on est.
Pour que le texte sorte du livre, des frontières du livre, de l’ordre éditorial et esthétique actuel qui est très problématique pour la création – qui flique les migrants autant que la police à la frontière et partout sur le territoire français et européen, ce camp à ciel ouvert.
Faire un film qui erre et exhibe sa pauvreté.
Un film où « réel » et « imaginaire » n’ont pas grand sens, je ne sais pas pourquoi. Un film où la « Lybie », car la « Libye » est aussi de l’imaginaire, de la fiction. Un film où le jaune d’une poubelle jaune se connecte au jaune des tableaux de van Gogh. Un film où van Gogh est aussi Omar, parce que c’est ce qu’il est. Un film qui est à peine un film, qui n’en est pas un sans doute, dont la vie n’est pas plus durable que celle d’une phalène, d’une luciole. Un film où texte et image laissent s’engouffrer le monde, ce qu’est le monde, ce qu’il n’est pas, ce qu’il sera, ce qu’il n’aura jamais été. Un film où le texte et l’image errent à la surface du monde sans savoir où aller ?
Pourquoi pas ?
nous sommes des enfants dans un monde d’adultes
nous tuer ne vous donnera pas la paix
nous voudrions chanter pour notre mort
vous serez les témoins d’un crime
nous avons fui la guerre
nous avons fui le Kosovo
d’ici on aperçoit les côtes anglaises lorsque le temps est clair
chaque nuit nous sommes des silhouettes et chaque matin nous revenons parmi vous
nous marchons dans vos rues
nous marchons le long de vos autoroutes
nous venons d’Afghanistan et d’Erythrée
nous venons d’Ethiopie, du Soudan
vous ne pouvez pas le savoir, nous sommes invisibles
nous nous faisons invisibles
nous ne sommes pas d’ici
nous sommes de nulle part
depuis longtemps
à travers la corne d’Afrique
à travers l’Asie, nous venons d’Afghanistan et d’Erythrée
nous avons traversé l’Ethiopie
nous avons traversé le Soudan
nous ne connaissons pas votre nom, le nom de votre langage
nous errons à travers vos mots
depuis longtemps
nous traversons votre langage
nous ne savons pas ce que signifient les sons qui sortent de votre bouche
ici nous voyons la mer
lorsque le temps est clair, nous voyons la côte de l’autre côté de la mer
ici est le pays de la mer, pour aller de l’autre côté
nous vivons dans des camps
nous n’avons pas le droit de vivre dans vos maisons
nous vivons dans ce que vous appelez une jungle
nous n’avons pas de nationalité
nous ne sommes que nous-mêmes
ce qui nous arrive vous est égal
notre mort ou notre vie ne vous concernent pas
le seul traitement qui nous est réservé est un traitement policier
nous vivons dans des camps
nous ne pouvons pas vivre dans vos maisons
nous vivons dans ce que vous appelez une jungle
vous ne nous donnez pas le droit de vivre ailleurs
nous ne vivons pas dans des camps
nous y passons nous marchons
parfois nous y dormons
puis nous marchons le long des autoroutes
nous marchons dans vos rues
nous n’avons pas le droit de vivre dans vos maisons
vous ne nous voyez pas, nous sommes invisibles
vous ne nous voyez pas, nous traversons vos maisons
vous ne nous voyez pas, nous dormons dans vos maisons
nous dormons dans votre cuisine, par terre
nous dormons dans vos chambres, dans vos salons
nous passons le long des murs de vos couloirs
nous vous regardons pendant que vous dormez
nous vous écoutons pendant que vous parlez de nous
nous sommes invisibles
silencieux
nous pourrions mettre le feu à vos maisons
nous n’avons jamais tué personne
il y a du vent
ils courent dans un parc
ils marchent dans un parc, il y a un jet d’eau
ils viennent d’Afrique et d’Asie
ils chantent en tapant dans leurs mains
la langue dans laquelle ils chantent n’est pas la vôtre
les mots qui s’écoulent à l’intérieur de leur chant ne sont pas les vôtres
ils écoutent leur chant
ils disent que leur chant parle de l’exode
ils courent dans un parc
ils se lavent au bord du canal
ils plongent et nagent dans le canal
il dit : merci
merci beaucoup
thank you
elle dit : de rien
c’est rien
il y a des nuages
et des oiseaux
la mer est noire, les vagues noires
la mer est obscure comme la nuit
ils parlent de la Turquie, de la Grèce
ils parlent des policiers qui les ont arrêtés
ils viennent d’Afghanistan, du Bangladesh, du Pakistan, d’Irak
ils sont venus en marchant à travers l’Italie
les oiseaux volent à travers le ciel
le chant des oiseaux emplit l’espace
les cris des oiseaux
ils marchent le long des barrières, le long des barbelés
ils parlent une langue qui n’est pas la vôtre
leurs mots ne sont pas les vôtres ce sont les mots d’inconnus
vous ne connaissez pas ces mots vous ne comprenez pas ce qu’ils disent
vous ne comprenez pas ce qu’ils disent les sons des mots se dispersent dans le vent
avec une lame de rasoir ils entaillent leurs empreintes digitales
ils viennent du Ghana
ce sont des pêcheurs du Ghana
ils viennent du Burkina Faso, du Niger
de Lybie
ils ont marché à travers le désert
ils ont marché 11 jours sans eau et sans nourriture
certains ont été tués dans le désert
assassinés
ils ont vu des cadavres
ils ont traversé la Lybie
ils ont dormi dans les gares ferroviaires dans des wagons
ils ne savent pas où ils vont
ils ont vu beaucoup de bateaux de pêche mais personne ne les a aidés
ils sont restés dans le bateau durant plusieurs jours sans eau et sans nourriture
il y a du vent, ils regardent la mer
ils attendent
c’est la nuit, ils parlent une langue qui n’est pas la vôtre
ils dorment par terre, dans la rue
ils sont allongés les uns contre les autres pour avoir moins froid
ils fument des cigarettes en regardant les bateaux, la mer
le ciel est noir, des oiseaux passent au-dessus d’eux
ils escaladent des grillages
leurs vêtements s’accrochent aux fils barbelés, ils marchent le long de l’autoroute
l’eau du canal est noire
ils demandent à quel moment ils vont mourir et comment
ils ont traversé des tempêtes dans le désert et en mer
ils sont venus en Europe
ils ont traversé la Méditerranée le désert du Sahara
ils disent que vous allez les tuer ou les mettre en prison
que c’est une question de temps
ils parlent du bruit de l’eau et des cris des oiseaux
ils montrent des photographies qu’ils gardent dans leurs poches
des photographies de leur jeunesse, lorsqu’ils étaient plus jeunes
ils montrent des photographies de leurs amis
ceux qui sont morts en Lybie
morts en Méditerranée
ils parlent de l’Érythrée
de leur enfance
leurs frères
ils marchent le long de la voie ferrée
ils marchent le long de la mer
le long des murs
ils regardent les bateaux au loin
ils dorment dans la rue, le long du canal
l’eau du canal est noire
ils regardent l’eau noire du canal, ils dorment sous le pont
le gouvernement français nous traite comme si nous étions un problème
ils nous ont renvoyés en Afghanistan
nous sommes revenus ici
nous avons marché à travers le Pakistan
l’Iran
la Turquie
la Roumanie
la Serbie, à travers la Hongrie
l’Autriche
la Suisse
l’Italie
nous sommes sur la route depuis deux ans
depuis dix ans
trente-cinq armées sont présentes en Afghanistan
nous ne voulons pas de la guerre
où les soldats nous tuent
il s’appelle Maher Younes, il a 27 ans
il est né au Liban
il vit dans un camp qu’il appelle « la tombe des vivants »
il y a des Syriens, des Bangladais
il y a des gens de partout ici
on appelle ce camp « la tombe des vivants »
car on n’y vit pas vraiment c’est comme une prison
on ne peut pas en sortir pour se balader
c’est une tombe à ciel ouvert
il parle de la Palestine
il s’appelle Maher Moufid Sadeq
pendant la guerre des camps il a été tué
il a 17 ans
il dit qu’il veut partir en Suède
il dit qu’il n’y a rien pour lui ici
qu’il n’a aucun droit pas de travail
les murs des maisons sont de zinc et d’argile
les maisons sont construites sur des fondations fragiles
les maisons pourraient s’écrouler
il dit tout ce que l’on construit s’effondre
il s’appelle Abou Hussein el Ouetti
il a été touché par plusieurs balles au visage
il dit nous sommes dans une prison
il dit que le bateau est parti loin des maisons
que les larmes coulent sur les deux joues
il chante que Dieu te protège
et tous ceux que tu aimes
il fume une cigarette
il s’appelle Mohamed Younes, il a 25 ans