Jonathan Wable | (Gracq et lui)

Podcast (interview de Xavier Boissel, Anthony Poiraudeau et Jonathan Wable par Guénaë l Boutouillet ; lecture des textes de Xavier Boissel et Anthony Poiraudeau par eux-mêmes).


(Gracq et lui)

Tout est calme. Les matinées comme celle-ci, quand il n’y a personne, les rares visiteurs, pour peu qu’ils ne soient pas familiers des lieux, parleraient même sans doute d’un silence de mort, solennel et écrasant, et àquoi pourraient-ils songer d’autre tant cette interminable spirale de béton ressemble au premier abord àun immense tombeau – elle s’enfonce dans la colline àla recherche de tous les tubercules antiques oubliés là. Les salles (enfin de salles, puisque tout l’espace du musée est ouvert, il faudrait plutôt parler de paliers) sont plongées dans une pénombre religieuse qu’une forêt de diodes stalactitiques perce par endroits. Elles soulignent le parcours conseillé, délimitent les espaces thématiques et, comme ces trouées de lumière qui perforent les nuages d’un ciel charbonneux, isolent et nimbent chaque vestige d’une auréole cotonneuse et jaunie. La déférence qu’elles imposent est comme un voile, on ne voit pas grand-chose finalement.
Mais pour Jens, ces intervalles impassibles, où le musée n’est pas envahi par une myriade d’élèves déchaînés, sont pour lui – en dépit de tout ce que peut en penser sa direction – les heures les plus idéales pour lire. Si d’ordinaire il lui arrive de ne pas toujours réussir àse concentrer, ici au contraire, les mots se détachent comme pris dans le faisceau d’une lampe de poche, qui lui rappelle ces dernières soirées d’été, quand il lisait réfugié sous sa tente : il n’y avait alors plus rien d’autre pour le distraire que les étoiles au-dessus et la nature fantôme qui bruissait tout autour. Ici aussi, les objets mutilés qui l’entourent, et auxquels il n’aurait en temps normal, lors d’une visite quelconque, prêté qu’une attention distraite – noyé lui aussi, comme les visiteurs qu’il a si souvent observés, par cette abondance de pièces et d’explications, ennuyé surtout, malgré tous ses efforts, de ne pas savoir qu’en faire – , frémissent tandis qu’il lit.
Ce matin, il a pris avec lui un recueil de nouvelles, acheté plusieurs semaines auparavant, sur un coup de tête, alors qu’il flânait sur les quais. Il avait d’ailleurs hésité devant le prix élevé – on peut encore le lire sur la page de garde, 7 €, écrit d’un léger coup de crayon – ; mais il s’agissait d’un auteur qui n’était pas tout àfait pour lui un inconnu, il avait déjàlu plusieurs de ses ouvrages, au musée notamment, et s’y était énormément attaché.
L’édition, d’époque, a de son point de vue beaucoup d’élégance. La couverture n’est qu’un simple monochrome vert, mais d’un vert émeraude, mat avec le rendu de ce papier avide, qui s’il rappelle la nature (et le titre du livre invite àfaire ce rapprochement) serait plutôt celui d’une nature féérique et irréelle telle qu’on la trouverait dans une enluminure ; seules s’en détachent les lettres blanches du nom de l’auteur, en majuscule, sur deux lignes, légèrement excentré sur la gauche ; du titre en dessous, un peu plus gros, sur deux lignes (l’article sur la première, le nom commun sur la suivante), toutes deux justifiées àgauche, en italiques et en minuscules (àl’exception de la première lettre) ; et enfin du nom complet de l’éditeur, en bas, dans un corps plus petit que les deux précédents, en majuscules aussi, mais sur une seule ligne ; tous les trois dans une typographie sobre, sans empattement, ni fioriture, tout àla fois raide et arrondie, presque pop sous ses dehors austères. L’ensemble est souple, peut-être parce que le papier de la couverture est pour une fois plus léger que celui des pages intérieures, ou peut-être parce que les pages étaient àl’époque encore simplement cousues, mais pour les mêmes raisons, fragiles aussi – précieux en ce sens où son état était laissé au bon soin de son propriétaire. L’exemplaire qu’il a acheté est d’ailleurs enveloppé dans un vieux - et fin - morceau de ce qui lui semble être du papier cuisson, qui chuchote àchaque fois qu’il l’attrape.
Mais ce qui lui avait plu surtout, et c’était d’autant plus étrange que le volume semblait déjàun peu usagé, c’était d’avoir pu couper lui-même, tant bien que mal, ces pages - les premières, presque arrachées, garderont le souvenir de ses méthodes hésitantes. Ce simple rituel avait d’ailleurs chargé l’ouvrage d’un enchantement d’autant plus fort qu’àl’exception du titre, aucune indication ne lui permettait de savoir ce qu’il allait trouver àl’intérieur. Chaque page coupée, en lui permettant de parcourir le livre une première fois, « Ã vide  », l’avait d’une certaine façon rendu plus disponible.
À peine arrivé, il n’a fait qu’une bouchée de la première nouvelle, d’une vingtaine de pages seulement. Un homme y décrivait, àla première personne, la portion d’une route, suivie lors d’un voyage àcheval àtravers un royaume vieillissant, voire déclinant, àune époque qu’il avait devinée vaguement antique ou moyenâgeuse, et des usages en cours chez les voyageurs qui l’empruntaient. Le texte, fragmentaire, prenait ici une dimension particulière tant il faisait écho àtoutes les pièces exposées autour, et au sein desquelles il aurait sans peine pu prendre place. Mais si cet écho avait le mérite de donner àtous ces vestiges une sève nouvelle, un soubresaut, leur présence presque illustrative avait au contraire, et c’était d’autant plus paradoxal que ça ne lui arrivait pas souvent, atténué sa lecture, comme si ce contexte en redoublant les intentions de l’auteur les avait dans le même temps âprement mises ànu.
A l’inverse, la seconde, beaucoup plus longue – àla lisière d’un court roman – , et dans laquelle il est maintenant plongé, lui offre une bouffée bienvenue de lumière. La ligne est claire, presque ténue : un homme attend fébrilement son amante dans une gare de campagne. Quand le train survient, ne la voyant pas descendre, il comprend qu’il devra encore patienter jusqu’àl’arrivée du prochain, prévu pour le début de soirée. Devant la perspective du long après-midi qui s’ouvre àlui, désÅ“uvré, un élan le pousse àaller reconnaître par avance les lieux de cette presqu’île bretonne tels qu’ils seront amenés ày rester ensuite quelques jours ensemble. Le récit, et Jens pressent qu’il suivra ce schéma jusqu’àla fin, n’est qu’un long plan-séquence, une errance àtravers ces paysages, ces climats même plutôt tant il est question non pas de les saisir froidement, mais de les sentir, pris dans le regard de l’homme qui les parcourt, les hume, et de l’influence qu’ils ont l’un sur l’autre.
La langue est riche et sinueuse, fourmille de détails ciselés et, même s’il se perd aussi dans ce dédale de formes et d’impressions parfois très étrangères, il prend plaisir às’abandonner àleur rythme, quitte àdériver aussi par endroit dans des rêveries bien éloignées de ces perspectives-là ; c’est une lecture qui d’une certaine façon invite d’ailleurs às’égarer : il défriche ces arabesques les unes après les autres, s’engouffrant dans certaines, revenant àd’autres moments sur ses pas, comme on fait glisser ses doigts sur les lignes d’une carte àla recherche d’un passage àtravers champs. Il est frappé par l’utilisation des métaphores, innombrables, de leur obstination ; et parfois également, de la place des adjectifs qui contrarie ses propres habitudes mélodiques.
Il lit : « Le silence retombé, après le ronronnement de la voiture, le désorientait ; de nouveau la sensation bizarre de tard-venu, qui ne cessait de pointer en lui depuis le matin, revint l’assaillir plus forte. Un vent lassé passait par instants sur les feuillages qui, presque aussitôt, s’immobilisaient ; le vent et le soleil s’épuisent, songea-t-il, àtenir précairement la campagne éveillée ; dès qu’ils cessent, elle se recouche comme une bête vautrée, le mufle entre les pattes – tout entière en proie àla rumination de la pesan-  », puis tournant la page : « teur. Cette vacuité morne lui semblait jeter une ombre sur la fin de sa journée. « Il n’y aura plus rien, songea-t-il le cÅ“ur lourd – pourquoi viendrait-elle ?  »  »
Tandis qu’il termine cette phrase, une ombre éclipse soudain lentement, tout lentement, la page. L’analogie est si troublante qu’il met quelques instants àrelever la tête. Il n’a pas du tout entendu venir l’homme qui se tient devant lui, et ne voit, avec ce contrejour, qu’indistinctement son visage hagard - barbe blanche, un peu voà»té, une casquette en toile àla main, les cheveux aériens en pleine bataille. Il ferme le livre en laissant un doigt àl’intérieur. L’homme s’excuse de le déranger, il est simplement àla recherche des toilettes, qu’aucun panneau ne signale nulle part. Jens balbutie qu’il n’a pas às’excuser, que c’est lui qui ne l’avait pas entendu venir mais qu’il est làpour ça, qu’il n’est d’ailleurs pas le seul àles chercher, que curieusement on lui en demande même régulièrement le chemin qui pour le reste est très simple, il n’a qu’àlonger la rampe en béton jusqu’au prochain coude : juste àcôté des ascenseurs. Mais après l’avoir remercié, au lieu de s’en aller dans cette direction, et peut-être parce que Jens plisse un peu les yeux pour mieux discerner son visage, l’homme s’attarde : n’est-ce tout de même pas trop dur de travailler toute la journée dans un lieu comme ça, sans fenêtre, s’interroge-t-il, ce àquoi Jens répond que oui, un peu, mais qu’àforce on s’y fait. L’homme lui conseille en s’éloignant de faire tout de même attention, que les yeux s’abîment vite et qu’après il est trop tard, puis lui souhaite une bonne journée. Il ne s’étonne plus de ces petits échanges, après tout. Loin de le déconcentrer, ces irruptions du monde extérieur, les télescopages aberrants qu’ils opèrent, lui donnent la même impression que ces rêves dont on se réveille àcause d’un bruit ou d’un courant d’air froid, mais dans lesquels on se sentait si bien qu’on y replonge aussitôt, avec d’autant plus de plaisir qu’on est maintenant plus conscient du trajet qui mène de l’un àl’autre. C’est une histoire d’affluents songe-t-il en reprenant sa page.

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Jonathan Wable sur remue.

2 avril 2015
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