L’écriture fragile (le cinéaste)

"l’écriture d’un cinéaste est mêlée : Desplechin écrit àla fois des mots, mais aussi le souffle de ses acteurs..."
par Stéphanie Eligert


Née en 1974, vit et travaille àMontpellier.

Il m’a été donné d’apprécier l’article Surfaces sensibles de Stéphanie Eligert àpropos de la conférence dansée Allitérations (Mathilde Monnier & Jean-Luc Nancy), dans la revue Il particolare n° 11.

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Arnaud Desplechin, évoquant [1] le tournage de Rois et reine (et plus particulièrement cette séquence où Maurice Garrel, au fond de l’irrespirable nuit grenobloise, se lève de « son lit de mort  » pour achever les épreuves de son manuscrit, croit-on, et que le retrouve, troublement apeurée, Emmanuelle Devos) Desplechin dit qu’àce moment du tournage, et d’où il était (àl’extrême bord du plateau - comme àson habitude), il eut le sentiment d’être comme face au « roman du film  ». Et il décline cela succinctement : il y a le texte du scénario, explique-t-il en substance, et son excroissance soudaine, déictique dans la bouche et le corps de ses acteurs. C’est cette mise en volume, ou cette mise en corps des répliques écrites par lui (et Roger Bohbot) qu’il appelle « roman du film  ».

La formule de Desplechin est fascinante, et elle l’est tout d’abord en ce qu’elle insinue subrepticement une puissance de désordre dans nos représentations du film, du scénario, et surtout de la relation que ces deux choses - classiquement cloisonnées dans le genre « cinéma  » - entretiennent avec le roman. En effet, si Desplechin s’avisait de dire cela àdes romanciers, àdes textuels - « voyez comment, dans cette séquence, je touche au roman  » - il est certain que ceux-ci le regarderaient étonnés, sinon stupéfaits : car làoù le cinéaste a la sensation de cerner une rondeur romanesque, les écrivains, eux, n’y sentiraient que « du film  » - une stricte matérialité cinématographique (de la lumière, des objets et des corps d’acteurs) ; àleurs yeux, cela n’est pas romanesque car les plans de Desplechin sont émargés de la page, du papier ; ses plans ne sont pas dans le champ du texte, mais ailleurs, en une zone qui déborde la littérature, et la déborde tant qu’elle ne peut pas être physiquement concernée par son film.

Et même du côté des cinéastes (oui, il est probable que la littérature et le cinéma ne soient pas des « territoires  » de la création, mais seulement des « côtés  » proustiens, des espaces fragiles, des différentiels poreux d’un même geste), du côté des cinéastes, il y a des chances pour que la formule de Desplechin résonne de manière tout aussi bizarre, hétérogène : communément, le moment du tournage d’un film n’est plus celui de son scénario (de ce côté, l’assimilation du scénario au roman étant inévitable) ; je veux dire que le tournage, en un sens, absorbe le scénario : certes, celui-ci, narrativement, reste bien sà»r une force structurante (et dès lors, il glisse en script), mais sa face écrite disparaît. Le tournage n’est plus de l’écriture ; c’est désormais autre chose, qui ne peut plus avoir de lien, physique, avec le roman.

Pourtant, Desplechin maintient ce que les deux côtés, séparément, distinguent et d’une certaine manière diamêtralisent (et là-dessus, il n’est pas insignifiant de noter que pour une fois, cinéastes et écrivains s’accordent : làoù il y a du film, il n’y a pas de roman) ; sa formule maintient donc, en une sorte d’oxymore aberrant, ce que tout le monde sépare. Je ne crois pas que l’on doive s’en étonner : Desplechin ne figure pas par hasard parmi le cercle malheureusement chétif des cinéastes textuels - où le rejoignent toutefois, et cela par des voies sensiblement différentes, Abdellatif Kechiche et Alain Guiraudie ; chacun des films de Desplechin respire d’une espèce de littérarité diffuse et cependant continà»ment prégnante (et qui pourrait avoir lieu, me semble-t-il, sur le bout de la langue de ses acteurs). Mais qu’entend-il concrètement par « roman du film  » ? Observer les dissensions que cela induit ne suffit pas, c’est évident ; il est nécessaire, je crois, de se laisser aller dans la matière même de ce choc générique, ou plutôt sensuel que tisse sa si bizarre expression.

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Sur cette opposition esquissée entre « générique  » et « sensuel  », je pourrais entamer une longue dérive théorique (par où l’on arriverait finalement, fatalement, àla brèche sur laquelle s’abîme, depuis des siècles, la pensée occidentale : celle du corps supposé distinct de l’âme), mais outre que cela m’éloignerait de ma matière - l’ici et làépais, charnu de ce « roman du film  » dans le cinéma de Desplechin -, cela m’écarterait encore d’une urgence, absolue : moins penser un film que le prendre en quelque sorte par le ventre - pratiquer ce que Georges Bataille, jadis, réclamait déjààcorps et àcris : un matérialisme direct, brut. Et cette exigence d’une frontalité tactile - qui ne signe pas une approche violente, mais au contraire seulement, et exclusivement sensuelle - me paraît encore plus impérieuse dès lors qu’il est question de cinéma ; cela parce qu’un cinéaste (comme un dramaturge ou un chorégraphe) ne travaille pas qu’avec des mots : une partie, immense - et abyssale peut-être - de ses matériaux se passe sans la double articulation du langage : il travaille pour moitié dans le sensible : dans cela qui ne s’articule pas et manifeste sans cesse son être intraitable par ce que Henry James, au détour de la folie réceptive de ses Ambassadeurs, appelait : le cours torrentiel de l’existence.

Un cinéaste est au milieu de ce torrent ; son film lui-même (que celui-ci soit de nature fictionnelle ou documentaire, je crois, n’y change rien) son film est un morceau, une découpe, un plan détaché de ce torrent. Cela induit une multitude de conséquences ; dans l’ordre d’un métalangage (de la critique cinématographique), le torrent du film oblige àaltérer nos discours sur lui, àfaire en sorte que nos langues s’étirent hors d’elles-mêmes pour toucher àcette part non-articulée du sensible, cette part incessamment mouvante, vivante qu’il y a au milieu de lui - cela même que Hou Hsiao-Hsien appelle « le feu de la présence  ». Mais surtout - et ceci stoppe la dérive, fait revenir auprès de Desplechin, de son curieux « roman du film  » - surtout, cela contraint àécouter sous un angle différé, la langue d’un cinéaste : puisque celui-ci est au milieu (plus particulièrement ici : au milieu du texte et du sensible - dans le creux qui les lie et les délie ), sa langue, par glissement de conséquence, est elle aussi au milieu. Je veux dire que lorsque Desplechin évoque cette impression qu’il a eue d’être, àce moment du tournage de Rois et reine, face au « roman du film  », ses mots doivent être compris, pour moitié, dans le sensible ; cela induit que sur le plateau, àcette heure tardive, il s’est concrètement produit quelque chose de volumineux qui était le surgissement d’une épaisseur, d’un pli d’écriture dans le pli du film.

Mais qu’est-ce exactement ? l’observer ne conduit àrien, me semble-t-il, que cerner, au plus près de sa réalité, ce qu’est l’écriture pour un cinéaste - une action profondément singulière en ce qu’elle n’est pas circonscrite, comme on peut négligemment le supposer du côté de la littérature, àla composition du scénario : cette écriture déborde du papier, du lettrage même, elle sort de ses gonds pour remplir le corps des acteurs et trouver, du coup, son exacte « vérité  » dans ce débordement. Mais peut-être cela, « débordement  », est trop violent ; mieux vaut cet autre mot, ànouveau détaché de la langue de Bataille (et de celle de Barthes, qui l’a magnifiquement repris àcelui-ci) : le glissement. Au reste, je ne force rien car la formule de Desplechin, si on la laisse résonner cinq secondes, n’a pas besoin de ce détour pour donner àsentir, seule, ce mouvement glissé àsa propre surface : notre oreille glisse du roman au film ; elle bascule sur l’angle de ce « du  » qui produit presque l’effet d’un montage àla manière de Desplechin : un faux raccord, un soubresaut, un surplus de différence reliant deux formes réputées distinctes.

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Louis (Maurice Garrel) : Tu n’arrives pas àdormir ?
Nora (Emmanuelle Devos) : Non, tu finis ton livre ?
Louis : Oh, je corrige.
Nora : Tu devrais te reposer. [2]

Cela, c’est le passage du scénario qui, au moment du tournage de Rois et reine, a suscité, dans la bouche de Desplechin, le « roman du film  ». Si l’on soumettait ce bref jeu de répliques au côté de la littérature (moderne, j’entends - il est évident que ne s’inclut pas, ici, « l’universel reportage  »), il est pour ainsi dire sà»r qu’on obtienne une expéditive expression de dédain : « ceci, entendrions-nous, n’est pas textuel - la langue n’y a pas de volume  ». Et c’est a priori incontestable : Desplechin lui-même dit que le texte de son scénario n’est « Ã peu près rien  ». Mais disant cela, le cinéaste n’affirme pas que son scénario ne vaut rien (comment serait-ce possible ? il a passé, comme beaucoup d’autres scénaristes, au moins deux ans àl’écrire) - en fait, son rien n’est pas qualitatif, mais de quantité : lorsqu’il dit que cela n’est rien, c’est que son texte, avant d’être mis en bouche par ses acteurs, est comme une bouée en attente d’un souffle pour se gonfler, pour exister ; àce stade, ce texte n’a pas encore assez d’épaisseur pour être ; il attend. Et àla limite, je ne pense pas abusif de dire que cela ne forme pas tout àfait un texte ; c’est autre chose, peut-être une sorte de pré-texte, une imminence de texte ; c’est très délicat àdéployer, mais il semble bien que le texte - au cinéma - ne coïncide pas avec sa version écrite ; je veux dire que le texte ne naît pas au moment de la composition du scénario, pas plus qu’àl’instant de son achèvement (lorsque tous les feuillets sont remplis du film àvenir) - Desplechin a raison : le texte naît àpeine plus tard, au moment du tournage : àl’instant où ce « oh, je corrige  » du personnage de Louis glisse dans le gosier essoufflé de Maurice Garrel - Garrel dont il n’est pas un atome de la diction qui n’imbibe cette petite phrase d’une espèce d’aération maladive : chacune de ces syllabes sculpte l’exténuation de son personnage ; on entend presque le grain fini du dedans de son corps. Autrement dit, Maurice Garrel est la signifiance de la petite phrase, son corps est le volume de ce « oh, je corrige  ».

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Ce àquoi l’on touche avec ce petit « oh, je corrige  », c’est que l’écriture d’un cinéaste est mêlée : Desplechin écrit àla fois ces deux mots, mais aussi le souffle fatigué de Garrel - un souffle qui en est la véritable épaisseur. Dès lors, il n’est pas difficile de pressentir ce que cela induit au regard, plus particulier cette fois, de la pensée textuelle : la création cinématographique offre la perspective inouïe d’une écriture espacée, décollée de son signifiant. Et saisir cela dans sa subtilité, nécessite sans doute qu’on raccorde au geste d’écriture du cinéaste un contrechamp, celui du romancier en train d’écrire.

Lorsque son texte est en cours d’efflorescence, le romancier n’a pas àfaire l’épreuve d’une profusion étalée, horizontale de ses matériaux : il n’a pas le sens ici et l’étoffe, le grain tout là-bas (et je précise que cette négative ne veut rien soustraire au sans fond de l’expérience du romancier ; elle n’a aucune valeur, elle m’est juste une espèce d’outil sensuel destiné àciseler les différences entre les deux écritures) ; le romancier sculpte tout cela ensemble, d’un même élan ; sens et sensible se pétrissent, pour lui, au même endroit : sur sa feuille (et la série innombrable des notes, des versions n’altèrent pas, me semble-t-il, l’unité sensible de son support) ; l’épreuve de la différence reste en quelque sorte àsa place : elle se verticalise. Pour un cinéaste, lui, cette épreuve n’arrête pas de glisser au travers d’une succession de physiques distinctes (l’écriture du scénario, le choix des acteurs, le repérage, le tournage, le montage et la post-synchronisation) ; la différence se répand, ne cesse de s’allonger àl’horizontale du sensible. Un romancier, je le répète, touche verticalement àl’écart entre sens et sensible : il creuse ou gonfle sa langue, il compose une sorte de volume à-même sa feuille de papier. Un cinéaste, lui, étire son geste d’écriture le long du réel et pour cela, il ne peut concentrer sa relation au signifiant (àl’épaisseur fascinante des choses) àun endroit fixe, fixé de son étirement - surtout au tout début, lorsqu’il commence às’élancer, lorsqu’il amorce son scénario ; il sait que cela ne va pas cesser de se cascader, que les glissements ne vont pas arrêter de proliférer.

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C’est pourquoi l’écriture d’un cinéaste est fragile - définitivement fragile, et cela dans un double sens du mot. Fragile, elle l’est négativement, ingratement en ce que la littérature moderne - ce n’est pas un secret - n’aime pas le scénario : elle le maintient sur le bord externe de sa frontière et préfère observer avec une lointaine nonchalance cette série de phrases écrites, croit-elle, sans épaisseur et sans volume (qu’elle sache le signifiant venir plus tard ne change rien, me semble-t-il, àcette ferme forclusion : le scénario n’est pas de la littérature).

Mais il y a une seconde fragilité de l’écriture d’un cinéaste, positive et frémissante : écrivant pour moitié dans le sensible, avec le sensible même, le texte d’un cinéaste porte àune sorte de point d’incandescence extrêmement fébrile cela qui court sous toute littérature : la précarité du langage, la faiblesse d’un souffle qui accidente la ligne d’une syntaxe, la porosité intraitable entre une lèvre, une langue et une syllabe... Peut-être même que le « roman du film  » excroît ce qu’il en est dans le fond non-textuel de tout roman : la recherche inlassable d’une phrase bousculée, alvéolée par l’irruption imprévisible d’un corps....

Stéphanie Eligert
19 octobre 2005
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[1Cette parole est extraite d’une Conversation entre Arnaud Desplechin et Pierre Murat, publiée sur l’édition collector de Rois et reine, Bac Video, 2005.

[2Arnaud Desplechin et Roger Bohbot, Rois et reine, Paris, Denoë l, 2005, scénario, p.109.