L’hommage Gracq de Bergounioux
Fin 2006, en grand format, et sans doute la plus riche iconographie jamais rassemblée sur Gracq, la région Pays de la Loire rendait hommage à Julien Gracq en lui consacrant un numéro spécial de sa revue 303, sous la direction de Jacques Boisleve.
Parmi les nombreux intervenants, Bertrand Fillaudeau et Fabienne Raphoz, ses éditeurs, Alain Girard (de Vent d’Ouest, à Nantes, qui avait coordonné en 1997 le dossier des librairies Inititales, qui mériterait maintenant d’être mis en téléchargement libre...), Jack Ralite, Jean-Loup Trassard, Ismaël Kadaré, Michel Chaillou, Pierre Michon, moi-même via une version abrégée d’une récente visite à Julien Gracq.
Le texte de Pierre Bergounioux est surprenant, parce qu’il resitue Gracq dans une perspective à plus vaste échelle, où littérature et histoire s’interpénètrent.
Voir aussi, avec d’autres liens, l’hommage d’André Velter dans le Monde.
Lire aussi Paysage et géographie poétique, du romantisme allemand à Julien Gracq, par Laurent Margantin.
Photo : Pierre Bergounioux, 15 décembre 2007.
Pierre Bergounioux : This glory whose name was France [1]
Nous sommes doublement ce qu’il y a, par corps et en pensée. Ces deux modes de présence au monde sont solidaires, mais leur liaison reste essentiellement indéterminée. Ce qui se passe se moque bien de ce qu’on en pense. L’action ne souffre ni délai ni retrait. L’idée qu’on s’en fait – c’est dit, comme incidemment, dans Un balcon en forêt – n’a pas tellement d’importance.
Certaines cultures confèrent à l’expression écrite de l’expérience collective une place éminente. C’était le cas en France, où la littérature, selon l’essayiste allemand E.R. Curtius, a été élevée au rang d’une religion. D’autres pays ont produit, à tel ou tel moment de leur histoire, des œuvres éblouissantes où l’humanité a reconnu la figure soudaine de sa destinée. Mais c’est sans interruption que, depuis un demi-millénaire, des écrivains sortis de la noblesse provinciale ou curiale, de la bourgeoisie de Paris, du peuple voire tout droit du collège, ont commenté, dans l’instant et hautement, le cours impétueux des choses et parfois, même, l’ont infléchi.
Mais si haut qu’on l’a portée, si pure qu’en soit la forme, la littérature naît de la vie, qu’il lui revient d’éclairer.
Une chose est sûre, aux heures incertaines où nous sommes entrés : une ère s’achève, un monde s’en va. Ce monde, c’est l’État-nation apparu à la Renaissance, en même temps que la grande littérature dont il a soutenu l’existence jusques et y compris aux moments où, persécutant les écrivains, il leur rendait encore un éclatant hommage. Un peuple terrien, belliqueux, inconséquent et raffiné, a imprimé sa marque à la pointe occidentale du continent eurasiatique et quelque peu au-delà, parfois. Avec le déplacement des centres de richesse et de pouvoir, l’intégration européenne, aussi, cette entité historique est vouée à s’estomper. Elle a atteint sa maturité à la Belle Epoque, juste avant la Grande Guerre qui fut l’acmé de sa puissance anachronique, déjà, et le commencement de son déclin.
Une longue lignée d’écrivains avait dessiné à grands traits le paysage lentement élaboré, constamment retouché, qui inspirait aux âmes leur humeur, dictait aux cœurs leurs battements et leurs arrêts.
Rien n’est écrit, bien sûr. Mais dès lors qu’il y a quelque chose, quelqu’un viendra, peut-être, pour l’expliquer si bien qu’elle nous sera donnée deux fois, comme notre nature double l’exige : en tant que telle et puis dans le registre second, distinct, pensé de l’imprimé.
Ce que fut la France, avant que ses contours et sa teneur ne s’estompent, qu’elle ne perde son rôle transitoire, une œuvre le dit à la perfection, dans les grandes lignes et dans le plus petit détail. Cette œuvre est le fait d’un professeur aux noms très français de Louis Poirier, né en pays de Loire. Elle est publiée sous le pseudonyme de Julien Gracq.
[1] un critique littéraire américain du Sunday Post