Le bleu du réel
Le plaisir de la nuit c’était la nuit elle-même parce que je vivais dans un jardin et que ce jardin était en Provence. C’était une nuit exceptionnelle, une chose à laquelle je reviens tout le temps, dont je parle tout le temps. La nuit provençale est une expérience à soi toute seule.
Olivier Py.
Cet entretien d’Olivier Py avec Agnès Troly et Dominique Dussidour a paru dans Gare à la nuit, n° 13, 29 juillet 1996.
La nuit est un plaisir particulier ?
En soi, oui. Les questions suivantes seraient : pourquoi est-on de la nuit ? Pourquoi est-on catholique ? Pourquoi est-on homosexuel ? Pourquoi est-on expressionniste ? C’est un paysage psychique. J’ai été entretenu dans le mythe qu’à deux ans je vivais la nuit. Mes parents se couchaient, très vite je me relevais, la nuit était un espace tout à moi. J’avais ce lieu du jardin qui était déjà un accomplissement, une révélation suprême que j’ai connue quelquefois dans l’enfance en me promenant en pleine nuit, avec les étoiles, dans cette solitude, ce calme.
C’est la nuit dans le jardin de ton enfance...
C’est le moment où l’extérieur se met au diapason de l’intérieur et cela m’a sauvé la vie. Je revois mon adolescence, il y a des choses qui m’ont sauvé la vie : des moments, des livres, des musiques. Je ne sais comment je me débrouillais pour que le monde extérieur intervienne aussi peu dans ma vie. J’écoutais des vieux disques de jazz de mes parents, Fitzgerald, Amstrong, comme la plus belle musique que j’aie jamais entendue - et je buvais du café. C’étaient les moments par lesquels je survivais. Après, écrire... je n’écrivais que la nuit. Quand j’avais douze, treize ans, je me relevais et j’écrivais, avec la machine à écrire.
Seul ?
J’aime énormément être seul et n’être rien, même dans la nuit citadine. Quand je rencontre des gens, la nuit, je ne leur dis jamais qui je suis, je ne leur dis même pas mon nom, même pas ce que je fais, surtout pas que je fais du théâtre. Je leur dis que je suis jardinier ou professeur de maths. La nuit on se retrouve un petit peu, quoi. C’était un mode de survie.
Maintenant je suis un peu désintoxiqué de la nuit, je peux presque me lever le matin. Il ne m’est plus indispensable de voir le jour se lever pour avoir sommeil, comme ça a longtemps été le cas, ni pour n’être rien. Pour n’être rien il faudrait des gens qui eux-mêmes ne soient rien. Dans La Servante revenait souvent le thème de la boîte noire, le lieu où il n’y a pas d’identité. Et dans Orphée il y a une formule simple : « Perdez toute identité. » C’est là l’appel de la spiritualité : perdez toute identité, toutes ces conneries qu’on met entre nous et le monde pour se tenir un tout petit peu droit. La nuit, le monde m’est rendu. C’est ce que j’ai découvert, d’abord dans la nuit provençale, ensuite dans la nuit urbaine - une autre forme de solitude -, que c’était le seul moment où j’assumais d’être en accord avec le paysage intérieur.
Dans cette nuit-là y avait-il des gens que tu pouvais rencontrer ?
La sexualité, la drague... même enfant, même seul - quand j’étais enfant j’adorais me masturber dans le jardin -, ce n’est qu’un média, je n’ai jamais aimé la drague pour la drague. J’ai aimé rencontrer des gens parce que ces gens, qui n’avaient pas d’identité quand je les rencontrais, me permettaient, pour un moment, à moi, de ne pas en avoir non plus.
Qu’est-ce qui est important : la rencontre ou la perte d’identité ?
Cette rencontre-là, qui me permet de ne pas avoir d’identité puisque c’est entrer en contact avec l’être, dont on peut faire déjà l’expérience à partir de soi si on veut avoir une chance de retrouver l’être du monde. C’était ce que l’inconnu permettait, cet espace où on peut rencontrer des inconnus. Pourquoi a-t-on tellement besoin de rencontrer des inconnus ? Parce qu’ils remettent les compteurs à zéro. On ne sait pas mourir, on a besoin d’un peu de savoir-mourir.
La mort est-elle également un lieu de perte d’identité ?
J’aime mourir. Je n’ai jamais aimé que ça. S’il y a une jouissance c’est celle-là : mourir. Il faut arriver à trouver des jeux entre adultes pour qu’on puisse mourir un peu. Profondément, je suis inadapté. Je n’aime pas le monde. Je ne m’y ferai jamais. Il y a des gens qui s’y font très bien, moi non.
N’y a-t-il pas aussi une joie de la nuit ?
Oui, si la joie est ce sentiment incroyable, tellement plein de tous les sentiments que l’on ne saurait le définir. C’est pourquoi la nuit et le jazz sont associés. Je n’ai jamais entendu une musique dire à ce point d’une même voix la joie et le désespoir, dire à ce point oui au monde en ayant conscience que le monde dit non. Dans le gospel est sollicitée cette part de nous-même qui arrive à être totalement radieuse dans la douleur et que, surtout avec la douleur, on peut chanter. C’est pourquoi je déteste le rock’n roll qui sollicite une attitude presque diurne, c’est-à-dire sociale, psychologique. Dans le jazz, quelque chose est réclamé : le swing. Est-ce le simple fait de s’appuyer sur le contretemps, cet endroit où il n’y a rien, qui provoque dans l’âme une sensation de douleur extrême et de jouissance absolue à ressentir cette douleur ? Pour Orphée, la nuit est le lieu béni. La formule orphique par excellence est « Fils de la terre et du ciel étoilé ». Presque toutes les civilisations ont pensé à cette idée-là : fils de la terre et fils du ciel - qu’on peut d’ailleurs opposer. C’est la grande force du christianisme de dire qu’on est fils de la terre et fils du ciel, fils de l’un et fils de l’autre, de façon qu’il n ?y ait pas de guerre entre eux. Mais il y a quelque chose de plus dans la formule orphique, c’est : fils de la terre et du ciel étoilé. Ce qui est la présence paternelle ce n’est pas le ciel bleu mais le ciel noir, c’est l’absence du soleil. C’est vraiment gonflé de proposer ça à une civilisation. D’ailleurs les orphiques n’ont pas vraiment formé une civilisation, ils ont constitué des petits groupes d’amis qui se sont dispersés... Sentir la présence paternelle justement là où elle est inaccessible, c’est un incroyable retournement, un saut périlleux de l’âme - que seul le chant peut accomplir. Qu’est-ce qu’une étoile ? On ne voit les étoiles que par le soleil, finalement. Sans le soleil on ne les verrait pas. On voit donc un reflet, une absence. Ce qu’on voit n’est jamais que le reflet d’une terre éloignée. Quand on voit les étoiles, on voit la lumière du soleil reflétée sur une terre absente. « Le soleil et la mort ne se peuvent regarder fixement », mais dans les étoiles on peut enfin contempler le soleil, presque le voir d’égal à égal. Et sur quoi ? Sur un lieu d’absence. Toute ma théologie est là : désespérée et radieuse. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans le ciel provençal, auquel souvent les Parisiens ne veulent pas croire : quand le mistral souffle et que l’air est absolument clair, la lumière diffractée du soleil donne des étoiles de toutes les couleurs. Un ciel étoilé n’est pas noir avec des pointes d’argent, mais noir avec une pointe rouge, une pointe jaune, une pointe bleue. Tout le prisme est là, accessible, visible. La contemplation des étoiles a été la première attitude spirituelle que je me suis donnée. Avec cette sensation, quand on est allongé sur le dos et face à la voûte étoilée, que peut-être, au fond, on a la terre sur le dos. Quand on est couché sur le dos, c’est peut-être moins la terre qui nous porte que nous qui sommes en train, comme Atlas, d’avoir le monde entier sur les épaules. C’est bien ce dont il s’agit puisque la question de notre civilisation est de savoir comment nous allons réussir à retrouver le monde et à recoudre le bas qui a filé. Il faut arriver à ligaturer la déchirure dans notre bas du théâtre du monde. Comme on vit dans un rythme accéléré, on peut presque voir d’une génération à l’autre les symptômes, les signes de cette perte du monde, notamment dans la façon de célébrer la mort afin de ne pas la célébrer, de ne pas croire qu’elle est bonne, que c’est elle qui donne tout. À Sarajevo, j’ai eu la sensation extraordinairement troublante du temps retrouvé. Il y avait à la fois la nuit urbaine que j’aime énormément et, comme il y avait le couvre-feu, un ciel étoilé comparable à celui qu’on voit hors d’une ville, puisque les lumières de la ville aveuglent le ciel et que la ville elle-même enterre la terre. Le délire urbain c’est de vivre sans contact avec le sol, au plus loin de cette présence de la terre, à en avoir toutes les maladies que la ville peut faire naître. Une ville sous couvre-feu a un dialogue avec le ciel qu’une ville autre n’a pas. Walter Benjamin parle beaucoup du Paris qui s’électrise et qui est pour lui une vraie déchirure poétique. C’est sa lecture de Baudelaire, qui était très effrayé à l’idée qu’on allait mettre de l’éclairage électrique partout. Il se demandait si le fait qu’on aveugle le ciel à ce point n’allait pas faire perdre l’essence de Paris et si, bien pire, son poème lui-même n’allait pas être aveuglé par l’arrivée de l’électricité, c’est-à-dire si on n’allait pas vider ce Paris qu’il avait chanté et qui était le lieu de son imprécation. On voit bien comment, à Paris, les parcs se rallument les uns après les autres. La guerre du feu électrique continue ; on voit parfaitement ce que ça raconte : il n’y a plus de coins sombres dans Paris.
As-tu la sensation que l’écriture a quelque chose à voir avec l’inscription sur la terre à la place des pieds nus posés sur le sol ?
L’écriture théâtrale est faite pour la parole. Je n’ai jamais écrit avec l’idée de l’écriture comme stèle. J’ai été heureux de la version imprimée de La Servante mais un si petit plaisir narcissique ne remplit pas mon âme. Je ne sauve pas mon âme en publiant un livre. Je sauve mon âme uniquement quand j’entends les acteurs avoir une jouissance avec les mots que j’ai préparés pour leur bouche et pour leurs oreilles. C’est de la pure oralité. J’ai souvent comparé le Macintosh à un ciel. Maintenant je l’ai mélangé aux eaux de l’Adriatique dans mon paysage psychique. C’est un rêve qui me l’a révélé : j’ai rêvé que je me baignais dans l’écran mi-vert mi-bleu du Macintosh et que je refaisais ainsi la baignade faite à Split avant mon arrivée à Sarajevo. Aux eaux de l’Adriatique je mêlais le lieu de l’écriture. Mon écriture n’est vraiment faite que pour l’oralité. Il n’y a vraiment que le chant qui m’importe. Je n’aime les acteurs que pour leur voix. Imprécation, c’est une bonne formule pour mon écriture. Ainsi que l’association de la nuit et du nocturne au mal. On en est arrivé là. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que le masochisme, au contraire du sadisme qui n’est qu’un concept, est une pratique. C’est le chant de l’Occident qui ne peut plus chanter que là. De Baudelaire à Genet, ça chante uniquement là où ça fait mal. Quand on a demandé à Schubert : « Pourquoi écrivez-vous des musiques si tristes ? », il a répondu : « Connaissez-vous des musiques gaies ? » C’est la réponse suprême. Mais quel malentendu, aussi, puisqu’il s’agit que le chant nous venge. C’est peut-être ce que j’appelais dans mes bacchanales enfantines : une vengeance. J’écoutais un disque de jazz, je buvais un peu de café et je m’asseyais dans le jardin, c’était suffisant. C’est une vengeance qui est réclamée : venge-moi, venge-moi du temps, console-moi de cette perte que la civilisation envenime. La culture, telle qu’elle est transmise, n’en finit pas de nous éloigner du monde, alors qu’elle devrait nous en rapprocher. La fracture n’est pas que sociale, elle est transcendantale. Ce n’est pas la culture, c’est l’art qui est un acte vengeur.
Ne peut-il exister une gaieté du savoir ?
Quand on voit Ella Fitzgerald chanter, elle éructe. Elle nous venge du monde, du monde social, et de toute la civilisation. Alors la question est : pourquoi s’inflige-t-on l’esprit de sérieux ? Et aussi : pourquoi le cabaret qui se tenait, pendant les entractes de La Servante, dans le sous-sol du gymnase Aubanel et où Miss Knife a, en quelque sorte, fait ses débuts, pourquoi cette chose complètement utérine, faite pour nous, a-t-elle à ce point marqué les gens ? Pourquoi, alors que c’était tellement sérieux là-haut, celui qui devait en théorie jouer le rôle de prêtre culturel était-il presque en train de le foutre en l’air en bas ? Ah, donc il a une vie pour lui-même. Quand on parle des auteurs, la plupart du temps on suppose qu’ils ne bandent pas. Puisque la raison, l’intellect est la plus haute vertu. Quelle connerie, car rien n’est plus pessimiste que la raison. Le problème est qu’on est contraint au mortifère puisqu’on est dans la raison. La raison n’envisage jamais le matin. C’est au-delà de la raison ou alors il faudrait apprendre à penser comme la pensée. Une pensée qui serait contre la pensée, qui serait un sursaut de l’âme, ce que Heidegger appelle un « saut » de l’âme, un plongeon - et moi un sursaut. On n’apprend pas à plonger en lisant des livres, il faut plonger. J’ai le plus profond mépris pour l’image du metteur en scène de théâtre public, pour le côté notable culturel qui n’aurait plus de corps, mais évidemment pas pour ce que ce travail recouvre. Ce que je veux, moi, c’est rencontrer des corps, c’est parler de personne à personne. On le sent pourtant quand ça se désincarne. Le corps souffrant du masochiste a à voir avec l’Occident. Genet l’a flairé, mais sans rédemption. Ce qui m’étonne de plus en plus, c’est cette bénédiction.
Qu’entends-tu par « bénédiction » ?
Ca résiste. Je n’arrive pas à désespérer.
Ca ne désespère pas ?
J’ai beau accumuler dans mon écriture les tortures, les cadavres, les violences, le sordide, malgré tout il passe une certaine légèreté, une certaine joie. Mais pourquoi les enfants acceptent-ils de naître ? Je n’ai pas l’impression que c’est leur mère qui les expulse, ce sont plutôt eux qui acceptent de naître, de hurler, de subir l’arrivée de l’air dans les poumons, ce qui doit être abominable, qui acceptent de subir la lumière. Je suis physiologiquement ennemi de la lumière, j’ai mal aux yeux dès qu’il y a un tout petit peu de blanc, j’ai horreur de ma peau, même bronzée. Pourquoi on accepte cette douleur, c’est incroyable. J’ai compris récemment que je dis exactement la même chose sur l’esthétique théâtrale depuis le début, que je l’ai formulée de toutes les façons possibles. Quand j’oppose l’art à la culture, le metteur en scène au poète, le corps à l’exercice ou à l’intellect, la raison à la joie, je suis toujours en train de dire la même chose : il y a une différence. Il y a une différence entre Genet et Blin : Blin devait avoir l’humilité de reconnaître cette différence. Les metteurs en scène de notre génération sont devenus des artistes impuissants et on ne fait plus la différence entre l’interprète et celui qui parle. Mais cette différence existe : même s’il y a toujours une « escroquerie » aussi dans le rôle du poète. Il faut franchir ce constat et l’accepter. J’emploie le mot « escroquerie » pour gratter la plaie. Si le poète est en accord, en contact avec le poème, il doit être dans un doute effroyable, il doit comprendre qu’il n’a pas le droit de prendre le masque du poète. Il faut en passer par ce sacrilège, par ce dégoût de ne pas être un grand poète.
Il faut également une détermination très forte ?
D’où vient cette détermination, je l’ignore. Samuel Beckett disait : « Bon qu’à ça ». Je n’aime pas trop cette formulation car elle suppose une grande capacité technique d’écriture, ce que je n’ai pas. C’est simplement que je n’ai jamais eu d’autre moyen de sauver mon âme.
Tu dois la sauver du jour ?
Je dois la sauver de toutes ces identités de jeune metteur en scène, d’homosexuel catholique... Je suis d’accord pour jouer le rôle de l’histrion, du jeune artiste de service, tant qu’on veut. Cette idée me laisse davantage en paix que de donner à entendre le combat spirituel en cours.
C’est le jeu du jour ?
Il nous faut des masques, des étiquettes, des passeports sociaux, des monnaies d’échange culturelles, des contrepoids aux forces politiques. Je suis « entré » en politique il y a deux ans et je n’y comprends rien. Je ne sais pas comment cela fonctionne, je ne vois pas où sont les intérêts, je n’arrive même pas à croire qu’il y a une dynamique là-dedans. Je vais finir par croire qu’il n’y a rien à comprendre, rien, et que les hommes politiques eux-mêmes n’y comprennent rien, que tout le monde bluffe. Après, il y a le vrai combat : sauver son âme. Ca veut dire quoi, finalement ? Sauver son âme sur terre ? Non. Même pour les athées le mot « âme » est transcendantal, il est transcendé d’actions.
C’est sauver son âme de son vivant ?
Il y a un signe qu’elle est déjà passée - puisque, après la mort, ce n’est pas un futur, c’est un lieu où tous les temps sont mélangés, y compris le présent : c’est quand le monde nous donne une obole, ce qu’on appellerait l’Expérience, le moment où le voile se déchire, où on voit le monde. J’appelle ce moment « le bleu du réel ». Ca peut être dix secondes dans une vie : soudain apparaît le bleu du réel, et d’un seul coup le monde apparaît. Là, quelque chose a été sauvé - même si, ensuite, on se retrouve là où on était avant. On peut en faire un récit détaillé, ça ne change rien. Blaise Pascal avait cousu son Mémorial à l’intérieur de son manteau, au plus proche de son cœur. Il ne pouvait pourtant pas se faire une infusion de cette parole-là, il pouvait manger le papier mais enfin... voilà le moment où le monde apparaît. La certitude que, pour chacun, même en Occident, le monde, une seconde, peut apparaître, me semble plus importante à soutenir que toutes les idéologies, me semble même la seule chose à soutenir, à partager et à transmettre.