Les lignes de désir (extrait)

Il avance en se parlant à voix haute. L’expérience de vivre passe par le langage. Saisir et transmettre par l’écriture l’expérience du sensible. Je veux tourner la page. Je m’ouvre comme un fruit pressé entre deux pouces. Quelque chose du sens et du non-sens de la vie. La pulpe vient facile. Une autre voix se fait entendre. Matière même du texte. Structure de vertige. Le noir n’est pas l’ombre non plus. Il dit je et la seconde voix le vouvoie, une image aperçue fugitivement en chasse une autre. Imposer une forme à nos désirs. Le noir qui nous habite. Blocs d’énigme, condensés d’allusions emportées par les aléas de l’émotion, non des paroles mais un signe. Le sentiment d’être accueilli. Nous nous souvenons d’une chose et pour nous la remémorer nous empruntons différents chemins. Sans autre certitude que le fil du présent, les rues où nous avançons en équilibre, fixant un point, une image invisible de la ville devant nous. Une voix dans la tête qui nous dit avance. Une autre nous répond.

Le lieu est l’espace à l’intérieur, le souvenir continue d’y activer le passé. Vécu et rejoué, plutôt que simplement représenté. Chaque lieu est compénétration et superposition dont l’échelle, la force et le rythme changent et évoluent, créant de nouvelles perceptions du lieu et des sensations nouvelles d’un même lieu. La création, comme lieu, résulte d’un processus d’accumulation. Le paysage entier est comme une image figée, comme un tableau. Besoin d’un peu de patience, et de beaucoup de sensibilité, pour nous révéler ce qu’il y a au-delà des apparences. On est parfois chez soi dans le mouvement. Le moment présent n’a pas de limites. Tout recommence. Chacun emporte son propre espace avec lui. La notion de lieu prend forme à l’intersection de nombreuses notions qui forment autant d’espaces dans lesquels nous pouvons nous déplacer et nous retrouver. « Une carte montrera différentes routes traversant le même pays ; il est possible d’emprunter n’importe laquelle mais non deux à la fois. »

Je dois poursuivre mon chemin sans lui prêter main-forte, surtout ne pas le réveiller. Mais qui dort au juste ? Cet homme épuisé, allongé là à même le sol, ou tous ces passants qui, parce que je m’immobilise un instant à sa hauteur, me condamne du regard, m’obligeant à m’occuper de lui ou passer mon chemin ? Ce ne sont pas vos affaires, circuler il n’y a rien à voir, surtout ne pas s’appesantir, on le préfère invisible sur le trottoir comme si c’était son lit, chacun chez soi, passons. Dans le silence, les pas qui s’approchent, je mesure mentalement la distance qui me sépare d’elle. Temps de baptiser le voyage qui se surimprime au rythme des pas. Et puis plus rien que le souffle heurté à soi-même. Ce qui passe n’est plus. L’heure de décocher. Source d’égarement, d’annonce dans la brume. Et ce qui nous apparaît comme trace d’une réalité disparue n’est rien d’autre que la ville telle que nous l’arpentons chaque jour. Nous défendons le vite. Le peu étant l’errance. Le rejet de faire suite.

Quelque chose d’étrange et voilà comment ça commence. Cette ville est assez grande pour s’y perdre, mais assez petite pour s’y retrouver. Dans le même temps, on doit se mettre à la recherche de ce quelque chose, une information lointaine. Saisir notre corps dans sa relation avec le monde. Le corps est l’expérience que nous avons de ce qui est ici toujours présent. En mouvement, comme un ici permanent qui se déplace vers et à travers la série des là-bas. Le corps bouge, le monde, lui, change, mais c’est ainsi que chacun parvient à distinguer ce qui nous rapproche et nous éloigne de l’autre. Saisir la continuité de soi dans le mouvement du monde. Le réseau des rues devient une membrane de contemplation, un miroir opaque qui nous renvoie à nous-mêmes et au travers duquel nous pouvons voyager, non pas vers un autre monde, mais vers un nous-mêmes changé. Quand rien ne subsiste autour. Ce qui ne dure est monde. Fort de cette impression qui insiste ou avance. Demain sera sans doute assaillant.

7 juillet 2010
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