Maja Brick | notes d’atelier (1)

Depuis sept mois, je viens les voir toutes les semaines. Parfois, je les trouve groupés autour de la table, àl’heure. Parfois, il faut les chercher dans une grande salle au rez-de-chaussée, conduire les fauteuils roulants ànotre lieu habituel de rencontres. Maurice, Isabelle, Herbert, Huguette, Mlle D…. Il est difficile de deviner leur âge ; certains ont l’air comme arrêtés dans l’enfance malgré leurs quatre-vingt-dix ans dépassés. Les premiers jours, c’était en hiver, ils grommelaient àpeine leurs prénoms, évitant mon regard. Je me heurtais au mur de leur mutisme, de leurs divagations délirantes, de leurs yeux fuyants. Quel désespoir ! Et puis, quelle joie de les voir tirés, peu àpeu, de leurs bulles, éveillés, sortis àla lumière du jour et, enfin, goà»tant, comme dans la force de leur âge, la légèreté d’une agréable promenade dans cette ville la plus belle du monde ! Aujourd’hui, ils s’animent aux souvenirs lointains de leur Paris, puisque nous parlons surtout de Paris. Et alors des lieux d’antan deviennent animés, présents, réels. Nous traversons ensemble la ville, le quartier du Châtelet en plein XVIIIe siècle, le marché des Halles en pénétrant àl’intérieur du tableau d’un peintre académique, Léon Lhermitte, que nous avons admiré au Petit Palais, en avril. Mlle D., cette jeune fille coquette, toujours la même que la vendeuse qu’elle était aux Galeries Lafayette, revit son bonheur d’autrefois, semble retrouver le plaisir de palper des tissus mordorés sous l’évocation de la description de Zola. Herbert se presse dans la foule de la gare Saint-Lazare, se perd dans les vapeurs au milieu de la scène de Monet. Ils sont là, àl’intérieur des Å“uvres que je leur propose, au bord de la mer avec Debussy, sur le pont Neuf de Pissarro, endroit figé pour l’éternité dans le silence. Peut-être, le soir même, retourneront-ils dans leur sommeil, dans leur oubli. Maurice (il a presque cent ans !) me dit soudain : Nous voyageons dans l’imagination avec vous… Et moi, je sais qu’ils m’en apprennent plus que je leur en apprendrai jamais. Je leur vole, àleur insu, le courage de vivre sans qu’ils se sentent amoindris. Et tout se passe dans un Paris imaginaire que nous créons ensemble. Je leur donne la matière : des lieux àvisiter virtuellement. Eux me donnent leur vie qui s’étiole, mais toujours aux aguets.

22 juillet 2018
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